VIE ET MORT D’UN PROJET,
NAQD SOURCE ET ENJEU DE POUVOIR

Revue d’Études et de Critique sociale, NAQD est née dans l’effervescence des lendemains d’octobre 1988. Disons que ces événements et leur suite ont accompagné la mise au point d’un projet arrivé à maturité avec l’euphorie des années quatre-vingt neuf, quatre-vingt-dix qui, pour beaucoup, étaient associées à l’avènement de la démocratie. Partie avec une équipe rédactionnelle de quatorze membres, la revue n’occupe plus que l’espace légué en 1991, accaparant ses références valorisantes. Elle est réduite à la dimension de tremplin médiatique et brandie comme l’exemple vivant de la démarche critique qui la définissait à ses origines. De fait, elle a fait l’objet d’une appropriation individuelle, se confondant avec le nom de son directeur. Ravalée au rang de support de notoriété, elle y associe les objectifs, détournés, de départ. Grâce à la mise au point de stratagèmes successifs, elle devient le creuset corrupteur procédant à l’embrigadement des idées au profit d’une sous-traitance médiatique dans le monde éditorial. La critique n’est plus qu’une référence réduite au discrédit imprimé à répétition par le détournement de son objet. Il s’illustre par l’instrumentalisation de thèmes bricolés dont l’enveloppe théorique ne vaut que par la sollicitation d’auteurs consacrés de manière inégale au sein d’institutions établies. Le procédé consiste à faire insérer la revue dans un espace reconnu avec l’illusion que les sujets traités par des auteurs de réputation incontestée la façonne selon les aspirations originelles. Or, à elles seules, les associations de célébrités n’ont jamais consacré la critique dans ses dimensions sociales. Au contraire, elles peuvent servir à en étouffer les rudiments. Derrière le cérémonial médiatique et la reconnaissance institutionnelle de « vedettes » des sciences sociales disparaît la dimension intellectuelle ayant pour but fondamental de nommer l’ordre établi, ses subterfuges et ses nuisances. Masquant la servitude des compétences déployées par l’expert et le spécialiste, la critique s’exhibe sous l’apparence de talents investis au profit du centre d’un pouvoir en perpétuelle recomposition, cultivant le camouflage  politique et social de décentralisations dotées de vertus oppositionnelles.

Révélatrice à plus d’un titre, l’expérience de NAQD  offre un condensé des croisements et chevauchements entre mondes politique et intellectuel. Elle résume, de la sorte, dans le milieu intellectuel sacrifiant aux réflexions calculées, le bilan des échecs qui caractérisent le champ politique et social auquel s’apparentent les animateurs de la revue. Cette proximité, ancrée dans les appartenances sociales, revendique les multiples facettes ayant présidé au destin d’une entreprise rabaissée à une vulgaire attraction matérielle de captation du pouvoir de la parole/l’écrit légitime.

La dissolution, teintée d’éviction, du comité de rédaction progressivement installé dans le silence collectif, s’est faite à coups de retraits  individuels feutrés, sans échanges ni débats. Il n’y aurait pas que de la dérision à rappeler comment ce groupe d’intellectuels, pénétré de la nécessité du débat, ambitionnait d’en faire une matière d’interpellation de portée universelle, aspirant à des renversements culturels par l’aiguillon d’une critique délestée de toute complaisance.

Le silence doublé d’opacité qui frappe le projet NAQD et son fonctionnement ultérieur ne semble susciter ni curiosité chez des lecteurs tenus en respect, ni sursaut interrogateur parmi ceux qui, pendant quelques années, ont constitué l’équipe chargée de présider au devoir d’engagement en traquant les pouvoirs d’influence. Nul ne saura quelles ont été les motivations des uns et des autres de nature à expliquer à la fois la solidarité affichée et les préférences intimes dressant un mur de repli sans jamais assumer clairement les démissions. Il reste cependant des traces objectives de positionnement des uns et des autres alimentant le marché des experts et des idéologues.

J’ai décidé pour ma part non seulement de rompre le mutisme complice, d’en mesurer le sens et la portée, en retraçant les étapes marquantes de la revue, mais d’en évaluer aussi les glissements permettant de la situer dans le champ politique. Cela ne saurait se faire sans casser quelques tabous et conventions à l’ombre desquels les initiatives conjuguées se sont relâchées en se diluant dans  des stratégies de leadership et de cloisonnement. Je le ferai en plusieurs parties en abordant successivement les origines et le lancement, les premières années 1991-1993, qui correspondent à la dynamique insufflée par son directeur-fondateur, Saïd Chikhi, le tournant pris au lendemain de la disparition de ce dernier, enfin les années de la normalisation.

En effet, la maladie puis le décès de Saïd Chikhi le 6 juillet 1993 ont très vite révélé un sérieux handicap, l’affaissement puis l’extinction de capacités coordinatrices au profit de pratiques directoriales. Les conséquences se traduisent par des étapes régressives : des balbutiements critiques aux flottements protecteurs et de ces derniers à la normalisation. NAQD est, dès lors, alignée sur les choix des milieux intellectuels bien-pensants et sur la critique grimée selon les stéréotypes commandés par la scénographie quotidienne. En présence du séisme politique qui frappe le pays dans ses profondeurs, face aux multiples facettes de la violence et des représentations de sa légitimation au sein et en dehors de l’État, dans les milieux intellectuels, la revue s’est signalée par une absence permettant de la ranger parmi les « non concernés » ou encore les « absents -consentants » trouvant refuge, de manière plus ou moins masquée, au milieu de différentes manifestations d’un hypothétique courant « démocrate ».

Cette prudente retraite accompagne la véritable appartenance sociale imprimée à la revue et qu’éclaire nécessairement l’appartenance sociale des membres de sa rédaction. L’omerta, assortie de culpabilités, fruit de connivences protectrices, entérine le versement de la revue et son emplacement dans l’ordre des schémas politiques et sociaux dominants. La soif de pouvoir y puise un dynamisme et une légitimité à l’instar des milieux politiques et associatifs, répondant aux incitations entretenues par le régime sous couvert de pluralisme. On assiste alors à des procédés rappelant la concession ou la sous-traitance techniquement présentées comme ouvertures pluralistes mais reproduisant le schéma de pensée et les pratiques autoritaires. Enjeu de pouvoir la revue devient une proie autorisant tous les moyens de conquête et d’appropriation et n’est plus en mesure de déjouer les entreprises de détournement la frappant dans son identité et dans ses objectifs initiaux. Elle sera progressivement réduite à jouer les faire-valoir et à servir de caution à un système selon les techniques du louvoiement. Celles-ci consistent à donner l’impression de se démarquer du système politique et social pour lui offrir en réalité des produits de substitution, d’appoint et de réserve.

Outre les faits et leurs auteurs, la revue, comme enjeu de pouvoir, cristallise autour d’elle des sensibilités, des trajectoires politiques et des destins contrariés des uns, des ambitions en voie de maturation et des aspirations à l’ascension des autres. Ils permettent d’en  éclairer les choix ou les abstentions.  Selon la norme dominante, l’examen d’un tel enchevêtrement d’intérêts dérogerait aux règles du politiquement correct. En effet, une tradition confinant à la ténacité ferait obstruction à ma démarche : selon les canons en vigueur, chacun de nous peut écrire, disserter, sur tel sujet, aborder avec ses arguments une analyse publiquement exposée à travers divers canaux (revues, journaux), sans qu’il ne puisse être interpellé nommément dans les mêmes formes d’expression sur son argumentaire, ses outrances, faux, oublis ou complaisances. Le refus concerté de soumettre à la critique nommément les contenus d’intervention publique est ratifié comme consensus. Il cultive l’indistinction et l’indétermination : qui est qui et qui dit/écrit quoi dans l’espace public ? Ce dernier mériterait-il alors cette qualification puisque l’uniformité en décrète la privatisation. Soumis au jeu de l’interchangeabilité d’un auteur à l’autre, l’espace public n’est plus que la caisse de résonance et le véhicule d’intérêts communs unifiés par la loi du marché et le souci de la reconnaissance. Ainsi, la norme de production intellectuelle repose sur des lignes parallèles, acceptées et protégées tacitement, d’ignorance nonchalante et de bon voisinage. Ce qui favorise la confusion et la reconduction de procédés intériorisés, sur la base d’une  identité collective de démarches faussement contradictoires dans leur expression et sans effet quant à leur retombée chez les lecteurs du point de vue du sens.

 

Fille d’octobre 1988, née en tous cas dans son sillage, NAQD s’est rapidement heurtée à un triple défi :

* Maîtriser la dimension critique qu’elle s’est donnée comme raison d’être et pour cela se prémunir contre les ambiguïtés ambiantes inscrites dans les lendemains immédiats d’octobre 1988 et de ses significations.

*Intégrer en l’harmonisant la composante organique et humaine de son comité de rédaction.

* Affirmer clairement ses positions face aux bouleversements politiques et à la guerre civile.

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  NAQD ET LA PRISE EN CHARGE D’UNE DISTINCTION :  INTELLECTUELS DE SERVICE ET INTELLECTUELS OUTSIDERS

Cette différenciation fondamentale dont on peut suivre les sinuosités pour la période qui nous intéresse, est très bien étudiée notamment par Édouard W. Said chez qui elle peut se résumer ainsi : « Tout intellectuel a un public et des mandants. La question est de savoir si ce public est là pour être conforté, client à satisfaire, ou pour être défié, poussé à l’opposition ouverte et mobilisé dans le sens d’une plus grande participation démocratique à la société. On ne saurait, en tout état de cause, contourner l’autorité et le pouvoir ni esquiver l’approche qu’en a l’intellectuel. De quelle façon ce dernier s’adresse-t-il à l’autorité ? En professionnel assujetti ou en amateur dont la conscience n’est pas rétribuable  ? » (Des intellectuels et du pouvoir, Paris, Seuil-essai, 1996).

Les événements d’octobre 1988 donnent lieu à une libération de la parole qui se manifeste sous différentes formes avec des répercussions progressives. On peut le remarquer aussi bien dans le circuit éditorial détenu par le pouvoir qu’ à travers le débordement de ce dernier. Tracts, bulletins, brochures auparavant interdits et réprimés balisent soudain un terrain annonçant la libération de l’expression, l’arrachant au monopole du parti unique. Ainsi libérée, la parole tente le bilan en termes de responsabilité politique d’un régime, instruisant son recours à la violence et ses conséquences en nombre de morts et de tortures. Tout semble converger vers une nécessité, la reconnaissance de la diversité sociale et l’avènement du pluralisme politique. À cet égard, deux constats doivent être faits :

Le premier porte sur le cadre et les moyens d’expression du circuit étatique et de sa puissance de diffusion d’un changement dont le pouvoir prend le contrôle.

Le second nous renvoie vers les auteurs des prises de position, analyses et projets qui foisonnent, venant de milieux intellectuels ayant toujours fonctionné selon la logique organique, confortablement adossés aux sources matérielles de l’État, y puisant les récompenses pour services rendus.

1°) Configuration du champ intellectuel

Quelques voix oppositionnelles se démarquent mais ne font pas oublier le cordon protecteur de la puissance publique. Les années quatre-vingt ont en réalité été marquées par une orientation libérale autoritaire selon un régime accroché à ses bases habituelles, contestées de plus en plus par des intellectuels du monde universitaire, de l’entreprise, de la justice, ainsi que des créateurs, journalistes, etc. La contestation liée aux secousses économiques et à leur impact social s’est traduite par des émeutes à répétition, des grèves et une fronde de plus en plus nette du mouvement syndical.

Ce mélange de construction libérale autoritaire et d’aspirations démocratiques manifestées par l’intelligentsia, greffé sur les demandes sociales et sur le refus, dans les milieux syndicaux, du démantèlement du secteur public, fournit les soubassements équivoques sur lesquels on allait baptiser les émeutes d’octobre 1988 comme révolte de la démocratie dont les martyrs exigeaient la fin de la dictature. Orchestrée, l’émeute d’octobre 1988 avait pour but de recomposer le système autoritaire avec les ingrédients du libéralisme en mettant fin au parti unique. En fait, on s’acheminait vers une dictature qui présente les dehors séduisants de son expression pluralisée.

Quelques faits notables jalonnent ce parcours parsemé de répression (arrestations, tortures, assignations à résidence) et d’annonces célébrant l’avènement des droits de l’homme et de l’État de droit (mise en place d’une ligue des droits de l’homme par les conseillers de la présidence sous la férule de leur animateur, le général Larbi Belkheir). Les clivages au sein de l’intelligentsia semblent alors se dessiner entre ceux qui se prêtent aux manœuvres libérales en servant à la fois de vitrine et de masque à la dictature et ceux qui s’en démarquent avec l’objectif d’y mettre un terme. Il serait utile de rappeler quelques noms ayant servi à la mascarade de la ligue des droits de l’homme du général Larbi Belkheir et de la sécurité militaire : maître Miloud Brahimi, qui en sera le président, Rachid Boudjedra, secrétaire général, Ahmed Mahiou, apportant la caution de l’académisme juridique, Abdelmalek Benahabyles, ancien ministre de la justice, Salah Boubnider, un ex-colonel de la wilaya 2,  témoignant des disponibilités de la légitimité historique.

À l’opposé, faisant l’objet de poursuites et d’assignations administratives, les avocats Abdennour Ali Yahia, Ali Kechid, Arezki Aït-Larbi, défenseurs d’émeutiers de divers évènements à travers le territoire ayant marqué le début et le milieu des années quatre-vingt, le cinéaste Rachid Benbrahim, d’interdits professionnels comme la journaliste Malika Abdelaziz, Mohamed Hadj Ali, Ibnou-Zahir Bessa, Ahcene Amarouche, tracent, en apparence, la ligne de différenciation. Une organisation des artistes, intellectuels et scientifiques, AIS, dans une déclaration du 1er janvier 1988, semble entériner la question du respect des droits et libertés et lutter en ce sens. Dans une lettre datée du 29 octobre 1988, « un groupe d’artistes, d’intellectuels et scientifiques «  informe le ministre de la Culture « que, répondant à l’appel pour une mobilisation de toutes les forces sociales dans le processus de démocratisation de notre pays, nous nous réunissons le mercredi 2 novembre à 14 heures au Palais de la Culture … soucieux de la nécessité de débattre … des problèmes importants que vit notre pays… » . Ce texte comporte trente et une signatures : Abbassa Mohamed (universitaire), Achour Mohammed Tayeb (universitaire), Allouache Merzak (cinéaste), Belkhenchir Djilali (médecin), Benhassine Mohammed Lakhdar (universitaire), Benmalek Anouar (universitaire), Benmedjahed Fayçal (journaliste), Benchicou Mohammed (journaliste), Boudjedra Rachid (écrivain), Chelfi Mustapha (journaliste) Cheriet Boutheîna (universitaire), Colonna Fanny (universitaire), Dahak Bachir (avocat), Goudjil Mustapha (artiste-peintre), Hachi Slimane (chercheur), Hadj Ali Smaïl (universitaire), Lebied A. (médecin), Lledo Jean-Pierre (cinéaste), Mahmoudi Abderrahmane (journaliste), Martinez Denis (artiste-peintre), Mazif Sid-Ali (cinéaste), Meddour Azzedine (cinéaste), Morsly Dalila (universitaire), Oubouzar Ahmed (universitaire), Ouettar Tahar (écrivain), Rezzag-Bara Kamel (avocat), Saadi Nasreddine (journaliste), Saadi Rabah Noureddine (universitaire), Silem Ali (artiste-peintre), Slim (Merabtene) (artiste-bédéiste), Souidi Djamel (historien). Le détail nominal, au risque de surcharger notre propos, sert en réalité à fixer le panorama intellectuel et à éclairer sur les engagements réels en fonction des revirements ultérieurs.

La violence de la répression ainsi que la pratique généralisée de la torture infligée aux personnes détenues par l’armée et la police accentuent le mouvement protestataire et les dénonciations de la torture. Cela donne lieu à la création d’un « comité pour une mobilisation nationale contre la torture » partie d’une assemblée générale des universitaires de l’Algérois à l’Université des Sciences et Techniques Houari Boumediene, le 17 octobre 1988 (voir aussi « la motion des universitaires de la ville d’Oran » du 24 octobre 1988). La mobilisation contre la torture s’élargit à toutes les grandes corporations organisées jusque là en courroies de transmission de l’État FLN comme les journalistes, les avocats, les médecins, chacune s’estimant impliquée par sa spécialité même dans cette dénonciation. Le « comité médical de lutte permanente contre la répression et la torture » tente d’enclencher une mobilisation pour réunir les données d’une « enquête médicale sur les événements d’octobre (Morts, Blessés, Torturés) » en s’adressant par courrier du 21 novembre 1988 à tous les médecins dont il sollicite le concours (signé des membres du comité : les professeurs et docteurs Chitour, Mokhtari, Mekki, Belkhenchir, Heddam, Abrous, Baraka, Abdennebi, Guihiliz).

Les regroupements par affinités socio-professionnelles appuyées sur des revendications de respect des libertés publiques ont participé du processus d’isolement de la frange radicale hostile à toute libéralisation, au profit des partisans d’un libéralisme autoritaire fondé sur des retouches institutionnelles. C’est ainsi que le débat sur la constitution a été introduit et maîtrisé progressivement par le pouvoir jusqu’au tournant de février 1989. La constitution servait de chèque en blanc avec un crédit illimité sur le pluralisme politique, ce dernier accréditant l’instauration d’un régime démocratique.

Le débat sur la constitution, surfait, se caractérise tout d’abord par le rejet de toute approche rappelant la place du texte constitutionnel et la violence qui l’accompagne, permettant de s’en réclamer et de s’en affranchir selon le bon vouloir des tenants du pouvoir. À deux reprises, et à deux moments, avant et après octobre 1988, nous avons publiquement réagi dans le sens d’un rétablissement de la suprématie constitutionnelle, au plan théorique, en liaison avec la pratique du mensonge institutionnel en politique. Signalons ici, rapidement, notre première réaction en réponse à une démarche appelant ouvertement à la violation de la constitution. Ancien ministre de la justice, membre fondateur de la ligue des droits de l’homme et de leur embrigadement, futur président du Conseil constitutionnel, Abdelmalek Benhabyles, en juin 1988, préconise le recours à la loi pour déjouer les rapports hiérarchiques entre celle-ci et la constitution. (« Questions agraires », Algérie-Actualité n°1182 du 9 au 15 juin ). On sait que ce spécialiste de « l’ordre constitutionnel » récidivera en janvier 1992 en présidant au bricolage criminel justifiant le coup d’État et ses conséquences.

Sous le titre À quoi sert la constitution ? cette contribution n’a rien perdu de sa signification essentielle. Elle demeure un épisode fort instructif sur la collusion entre pouvoir, intellectuel-juriste et journalisme : adressé à Algérie-Actualité début juillet 1988, le point de vue en question a été ignoré pour être publié, hors contexte, dans l’édition du 25 novembre 1988, puis repris en « Une » le 19 janvier 1989 et versé arbitrairement, dans un « débat sur la révision constitutionnelle ».

Le referendum du 3 novembre 1988 conçu comme tremplin à des réformes institutionnelles, nous avions alors proposé à l’hebdomadaire Révolution Africaine, organe central du FLN, une réponse à l’initiative référendaire sous la forme et le titre suivants : Au-delà du referendum du 3 novembre – Bilan d’une Constitution-. Ce texte a été à la fois censuré, déformé (reformulé) dans son titre et enfin a fait l’objet d’une réponse/procès  sous la plume d’un magistrat, plus tard secrétaire du Conseil constitutionnel, Abdelkader Benhenni. Grâce au témoignage de Boussad Ouadi, bien introduit dans les milieux troubles de l’édition, j’apprendrai en 1999 comment la publication de cet article, discuté par la rédaction de Révolution Africaine et ses « honorables correspondants » a été instrumentalisé dans les affrontements opposant « libéraux » et « étatistes ».

L’importance accordée au débat feint sur la constitution s’explique par la nécessaire reconnaissance des libertés publiques et de leur protection et par le souci d’adoption d’un pacte social garantissant à chacun les droits élémentaires de protection contre l’arbitraire, jusque là illimité, des pouvoirs publics. En réalité, le débat sur la constitution ne servait qu’à masquer les impératifs politiques, bloquant toute acclimatation d’un projet nécessitant la fin d’un régime et non pas son adaptation. En mobilisant sur les questions institutionnelles, le pouvoir redistribuait les courroies de transmission du parti unique sous forme de successions faussement autonomes dans les différents secteurs de la politique, de l’économie et de la culture. Le régime ne pouvait procéder à son autodestruction.

D’où si on relève des différences d’approche dans le monde intellectuel dominé surtout par les universitaires, les références à l’engagement, constamment mises en avant, conduisent à des positionnements face à l’État mais s’insèrent dans sa vision réformatrice. L’État autoritaire soumet les appels d’offre et fait le tri selon les bénéfices qu’il s’est fixé de réaliser. Ce leurre ne pouvait fonctionner qu’avec l’appui des intellectuels. Installé dans la double certitude que 1988 est un soulèvement populaire, ses suites ne pouvant reposer que sur des acquis démocratiques, les intellectuels fournissent les solutions en termes de disponibilité instituée en laboratoires. Passant de la soumission à la léthargie et de celle-là à la contestation en faveur d’un ordre nouveau dont ils ne détiennent ni les sources ni les aboutissements, les intellectuels multiplient les serments pour la mise en place du respect des libertés par la participation active à des institutions promises à la rénovation. De la sorte, l’intellectuel se définit comme porteur d’engagement à l’intérieur des choix politiques et des orientations définies par l’autorité étatique/administrative. Au point de joindre sa voix repentante à celle des autorités supérieures. Lors d’une rencontre à l’Université Paris VII organisée par le GREMAMO (groupe de recherche sur le Maghreb et le Moyen Orient) le 18 novembre 1988, « Quelles origines, quelle signification, quelles perspectives à l’octobre algérien de 1988? réunissant Gérard Destanne De Bernis, Jean Dresch, André Prenant, Abdellatif Benachenou, Mohammed Harbi, l’auteur de ces lignes, entre autres, Abdelkader Djeghloul lance son fameux « nous sommes tous responsables » qui sera repris un peu partout pour mieux brouiller à la fois les parcours et unifier les individualités autour d’un projet réparateur.

On retrouve cette tonalité dans un dossier, « Le temps des exorcismes » : un débat/table ronde entre Nadir Marouf, Benamar Mediene et Lahouari Addi dirigé par Brahim El Hadj Slimane ( Algérie-Actualité n° 1213, du 12-18 janvier 1989, pages 11 à15). À la question … Il n’y a eu des intellectuels que dans des pays où la liberté d’expression existe ?

Nadir Maârouf : Moi je crois qu’il faut dire la vérité. Tous, et à un degré divers nous avons été suffisamment lâches pour trouver le motif facile de ne pas pouvoir s’exprimer, faute de liberté d’expression. Je pense que nous n’avons pas fait le pari avec le diable de pouvoir dire, en toute clarté, objectivement et avec courage, un certain nombre de choses qui relevaient de notre vocation d’intellectuels…

Benamar Mediene  : Pour ma part, je pense que, depuis octobre, l’intellectuel algérien s’est mis à fixer la société avec un regard plus scrutateur, attentif, sinon neuf. Il regarde, il écoute, il « marche » avec cette société dans les différentes sortes de manifestations qui vont de la dénonciation de la torture à des marches pour la démocratie, des rencontres… Maintenant, le pari c’est d’agrandir la brèche. L’université, en tant que conscience morale, est une possibilité envisageable. Mais tout reste encore confus, parce que trop longtemps cantonné à la répétition, à l’obéissance, à l’exil… C’est vrai qu’on a eu un comportement assez lâche… Maintenant on échappe aux tutelles idéologiques, administratives, aux pressions multiformes qui s’exerçaient sur nous. Tout devient possible, mais à condition que ce soit nous qui imposions ces possibilités et non pas qu’on nous offre un plateau de réformes que l’on doit approuver ou amender de façon sommaire.

Nadir Maârouf : … À part quelques créneaux par lesquels l’intellectuel arrive à dire des choses critiques, souvent le « criticisme » de certains d’entre nous a été un « criticisme » autorisé, permissif. On a critiqué au moment voulu certains aspects de la R.A. (révolution agraire) mais parce qu’on pouvait, qu’on peut le faire. On l’a fait pour la GSE (gestion socialiste des entreprises), à un moment et pas à un autre, parce que la conjoncture le permettait. Il y avait un « criticisme » qui adhérait chaque fois au contexte politique ambiant. Il y existait des gens qui avaient le génie de donner la bonne critique au moment où il le fallait, mais avant que les autres ne sachent qu’on pouvait le faire, aussi. Mais à part ces cas d’espèce, l’intellectuel a joué le jeu, au même titre que les cadres de manière générale, c’est-à-dire ces gens qui peuvent être des honnêtes hommes, qui ont un point de vue honorable, qui ont tiré parti de la situation actuelle du système, qui sont à l’attente d’une retraite, d’un terrain, d’une situation confortable. Il se trouve que nos capacités de tenir un propos critique sur la réalité sociale, se trouvent souvent hypothéquées par des enjeux d’intérêt…

Lahouari Addi : On s’est repliés dans la profession et épuisés dans les méandres de la vie quotidienne : le transport, les médicaments et par ailleurs l’intellectuel n’a pas été sollicité par le pouvoir, dans la vie politique, malgré le fait qu’il ait une certaine technicité, qu’il synthétise l’expérience d’autres réalités. Il se trouve que la catégorie la moins représentée dans la classe politique algérienne c’est celle des intellectuels. Il n’y en a pas. Si un  universitaire se présente sur une liste électorale (équivoque, il s’agit d’une liste de candidats pour des élections) il y a de fortes chances qu’il ne soit pas retenu comme candidat. (ici Addi omet de citer sa propre expérience, puisqu’en 1982, lors de l’ouverture toute relative des listes de candidature du FLN les portant au double des sièges à pourvoir à l’assemblée nationale, sa tentative a été rejetée).

Nadir Maârouf : … Le rapport entre le savant et le politique n’est pas un rapport de connaissances, ce n’est pas une division de travail fondée sur la connaissance, le savoir. Elle est fondée sur des enjeux de classes malheureusement. Si bien que l’intellectuel quand il est convié à faire partie de l’instance politique, très souvent il se convertit en idéologue de service…

Défini comme porteur d’engagement à l’intérieur de choix politiques et d’orientations dans un cadre ordonné par l’autorité étatique/administrative, l’intellectuel est en charge d’une mission : celle de populariser et de faire accepter le projet, d’en souligner les attraits, l’urgence ou l’utilité. Source d’appoint, il fonctionne comme intermédiaire entre l’élite (politique, gouvernante) à laquelle il aspire d’appartenir et les espaces sociaux où se répercutent les effets de son savoir. Son activité, stimulée par ce rapport à l’élite, imprègne le regard jeté sur « la masse » convoyée le long du tracé politique dont il traduit les projets et les objectifs. Ce type d’intellectuel, installé depuis l’indépendance dans l’espace qui lui est imparti, est investi de missions au service de l’État, ses plans, son idéologie. Institution relais, la figure de l’intellectuel rayonne sur l’université à partir de laquelle elle envahit les autres terrains : du journalisme à la justice et à la littérature en passant par toutes les formes d’association syndicale et professionnelle.

La fidélité manifestée à l’égard des objectifs de pouvoir épouse les contours de catégories sociales qui, unifiées à l’indépendance, se différencient ensuite selon l’appartenance affichée au FLN et celles qui relèvent d’appareils spécialisés de l’État ou d’oppositions plus ou moins complaisantes en attente de reconnaissance. Au lendemain de pseudo élections présidentielles (avril 2014), la participation au gouvernement Sellal de Nadia Cherabi-Labidi (affichant des préférences réconciliatrices) et Noria Benghabrit-Remaoun (exprimant depuis 1992 et en toutes occasions son soutien aux militaires) auparavant membres de deux courants opposés de l’ancien parti d’avant-garde socialiste (PAGS), illustre le rôle assumé  par ce parti et ses moutures ultérieures. Ses militants ou transfuges affichent non seulement des capacités à gouverner au profit d’une oligarchie en déconfiture mais aussi le souci de la renouveler par référence à des qualités sensiblement connotées : féminisation du pouvoir, modernisation, rationalisation appelées à marquer la gestion de la culture et de l’éducation nationales.

La dépendance à l’égard de l’État se double d’une autre, vis-à-vis du champ intellectuel français. Un tel rapport est déterminant dans la structuration entre arabisants et francisants couronnée par l’impératif de modernisation. Les besoins de l’État en la matière passent par le véhicule culturel français. Les intellectuels sont programmés pour resservir des recettes frappées du sceau de l’expertise et de la technicité auxquelles ils ont été abreuvés. Ils transposent sous les signes d’une modernisation anesthésiante tous les matériaux conceptuels qui, bouillonnants ailleurs, sont dévitalisés à l’intérieur des circuits intellectuels où le mimétisme scientifique se conjugue avec l’embrigadement étatique. Les implants, non dénués d’attraits séducteurs, sans supports historiques endogènes aptes à irriguer la société, fournissent aux détenteurs de pouvoir les rudiments d’appartenance à un monde appelé constamment à statuer sur leur aliénation. D’où le rapport à cette dernière détermine le contenu et le sens de l’arabisation. En effet, servant de locomotive, la dépendance culturelle des intellectuels francisants s’impose à la sphère dite arabisante qui suit le mouvement par une simple transposition. Grâce aux effets dérisoires d’un jeu de traduction, la prétendue arabisation n’est en réalité que la réplique exacte du modèle dominant. Au service de l’État et des sources de pouvoir, l’intellectuel et ses deux versions à dépendance culturelle unique participe au projet étatique d’élaboration d’une « lumpen-arabisation », celle du peuple confiné dans les périmètres périphériques. Associée à la déchéance économique et sociale, elle bloque tout accès à la sédition intellectuelle par la modernisation. Enfermée dans une lecture religieuse des rapports sociaux, cette société construite par l’État et ses intellectuels sera aussi stigmatisée, accusée, poursuivie et condamnée par eux.

2°)  Naissance et balbutiement de la dissidence critique

La réflexion entreprise par Saïd Chikhi avec quelques collègues sur la naissance de NAQD s’inscrit au sein de l’environnement provoqué par octobre 1988 et de l’interprétation qui fut donnée aux événements. En les fixant comme une demande de démocratie, le monde universitaire s’est engagé dans une course aux formulations servant cette dernière. Dans cette lancée se sont inscrits les animateurs du Comité de Coordination Inter-universitaire de la région centre, CCIU, regroupant Alger, Blida, Boumerdes et Tizi-Ouzou. Le CCIU « est chargé d’œuvrer à la mobilisation des universitaires pour la concrétisation du processus de démocratisation… ». Il se dote d’un Bulletin de liaison dans lequel il définit les grandes lignes d’action : « Ce bulletin se veut…un lien que tisse l’Université avec toutes les forces démocratiques, en écho de leurs difficultés et de leurs progrès, contre le silence plus épais que jamais, imposé par l’information officielle. Il se propose aussi d’être un organe de liaison entre toutes les forces démocratiques au sein de la communauté universitaire et œuvrer pour leur rassemblement afin que la formidable espérance née des manifestations d’Octobre devienne réalité grâce à nos luttes quotidiennes » (Bulletin de liaison n°1 [novembre 1988]) comportant, outre une Tribune libre sur « le problème de la démocratie en Algérie », un ensemble d’appel, déclarations, résolutions. Il annonce pour l’année 1989 un programme de conférences-débats en précisant qu’elles « seront animées par des universitaires d’opinions différentes »: Quelle démocratie pour l’Algérie? , Situation économique et démocratie, Unité nationale et démocratie, Culture et démocratie).

Le Bulletin de liaison n°2 du CCIU, bouclé en juin 1989, est confronté aux questions de la démocratie et de la démocratisation à l’œuvre avec l’adoption de la nouvelle constitution et les perspectives théoriquement ouvertes. C’est aussi la période des mises en cause des exécutifs communaux et de directions d’entreprises et de services publics sommés de rendre des comptes à des comités spontanément constitués, laissant augurer des formes insolites de démocratie directe. Le climat équivoque au sein duquel les pouvoirs de police et de contrainte n’ont jamais cessé d’entretenir des opérations d’infiltration provocatrice est appréhendé selon des formes d’anarchie propice à l’apparition de violences perpétrées dans l’espace public contre les femmes et contre des catégories sociales mises en accusation par des groupes auto-institués en hisba locale. Une police des mœurs fondée sur l’interpellation individuelle, surgie en droite ligne de temps anciens, provoque la panique au sein de la bourgeoisie citadine et plus largement des classes moyennes imprégnées d’une culture dont l’ouverture à tous les stéréotypes leur suffit pour se reconnaître comme prolongement de l’Occident. Or, une telle violence porte les traces de sa programmation par les services secrets d’un pouvoir qui ne promet la démocratie qu’à la condition de s’en assurer le sens et les rythmes. Elle poursuit un seul objectif : l’étouffement de l’élan démocratique. Aussi, ne saurait-elle être observée en dehors du contexte politique et social d’ensemble, profondément marqué par ce que beaucoup d’intellectuels ont enregistré comme point de fixation : le déferlement des foules islamistes. Quelque soient les réflexes des uns et des autres, l’irruption des « masses islamistes » envahissant des espaces dont on leur faisait raser les murs, n’est en réalité rien d’autre que celle du peuple sevré de toute expression et qui, enfin, manifeste les désirs de libération.

Progressivement, on assiste à un renversement qui étend ses ramifications pour envahir les différents milieux. Parti d’une contestation de la dictature,« le débat » subit un glissement sur l’islam, l’islamisme et les islamistes, à qui est accolée la violence entretenue par les services secrets. Marque première du régime contre laquelle s’élèvent les protestations et les engagements recensés plus haut, la violence est retournée contre les composantes populaires peuplant les périphéries urbaines. Cela s’est fait au moyen de réflexions des mêmes milieux intellectuels, alimentant de la sorte le renversement de perspective. Le cordon reliant de telles sources d’investigation au modèle central occidental, ce dernier réagit en protecteur redevable envers des protégés avec lesquels se fait la triple jonction savante, idéologique et politique. Les canaux de solidarité entre régime et intellectuels algériens prolongent leurs ramifications pour réaffirmer les liens tissés entre ces derniers et les autorités intellectuelles et politiques françaises et, plus généralement, occidentales.

Dans ce contexte, le Bulletin n°2 du CCIU, s’il comporte des informations reproduisant le climat de mise en cause des promesses démocratiques (il en est ainsi des débats, des tribunes et autres informations), relaye deux points de vue de Lemnaouar Merrouche qui annonce ce que sera la prose éradicatrice des années ultérieures. Aux allures de manifeste sur la sacralisation de la science face à l’obscurantisme, il résume l’enfermement dans lequel ont baigné les tenants de cette  summa divisio pour interdire toute tentative de confronter la reproduction des certitudes scientifiques à la société réelle du quotidien autoritaire. Il n’est pas inutile de reprendre quelques passages des opinions de L. Merrouche. :

*Dénonçant « Les menaces du fanatisme », l’auteur recense dans « les quotidiens officiels de langue arabe » les attaques violentes contre des personnes (S. Rushdie, M. Harbi), des organisations (PAGS), le domaine scientifique (les sciences sociales) et dénonce la conjonction entre « la censure exercée sur de simples opinions divergentes » et « les appels au crime ». La suite du texte se résume en une offensive contre « l’obscurantisme » par une mobilisation contre « la bête féroce » et le « Munich » « idéologique » : « Il faut expliquer à tout notre peuple le danger que représentent ces groupes fanatiques, pour les isoler et les empêcher de nuire. Leurs conceptions, leurs méthodes, leurs slogans, leurs expressions s’apparentent au fascisme hitlérien« . On retrouvera ces raccourcis-programmes ultérieurement dans la définition des mouvements islamistes. Ils fourniront la sève argumentaire à la légitimation des violences de tous ordres appelant à leur extermination par les services spéciaux de l’armée. À l’idéologie de guerre exterminatrice correspond la mobilisation d’une société civile ainsi cataloguée dans ses composantes : « Hommes de gauche, patriotes fidèles aux idéaux du mouvement de libération nationale, démocrates, islamistes modérés, nationalistes arabes, défenseurs des cultures populaires, libéraux, syndicalistes, féministes, rationalistes, esprits indépendants, créateurs, hommes de science, hommes de culture, chacun de nous est menacé dans sa liberté, dans sa dignité, dans sa vie même. Faites barrage au danger qui menace les valeurs universelles que l’humanité a mis longtemps à élaborer et qui ont été à la base de notre mouvement de libération nationale… » (Bulletin, p. 2-3). L’accent paternaliste attesté par le possessif cher au parti unique (notre peuple, notre mouvement de libération nationale) ajoute l’ornementation à un condensé de la politique de terreur et de ses bases sociales dans une chasse à l’islamiste dont on pourra suivre les traces ultérieurement chez Rachid Boudjedra, Wassini Laâradj, Abdelhamid Benzine, Mohammed Benchicou, Ali Haroun, sans compter les généraux tortionnaires, les chefs de milices et les politiques en mal de reconnaissance. Un des futurs membres de la rédaction de NAQD nourrit le schéma de rencontre entre intellectuels et militaires qui donnera lieu au Comité national de sauvegarde rassemblant les adversaires du scrutin législatif de 1991-1992 et au coup de force du 11 janvier 1992.

*Sa participation à la table ronde « quelle démocratie pour l’Algérie aujourd’hui? » (2 mars 1989), se termine en apothéose mobilisatrice après une rapide mise en scène sur « les grands noms de la culture arabe depuis R. Tahtawi jusqu’à Taha Hussein, Tewfik El Hakam et Naguib Mahfoud » : « … notre rôle en tant qu’intellectuels, est de contribuer à élever le débat sur tous les problèmes qui concernent notre pays et notre époque, en s’adressant à l’intelligence, à l’esprit critique de chacun, et en combattant toute forme de démagogie, toute intolérance, toute fermeture d’esprit. Notre rôle – et je pense que, depuis Octobre, nous commençons à l’exercer positivement dans le cadre des activités du Comité de coordination Inter-Universitaire et des autres mouvements démocratiques où agissent d’autres catégories d’intellectuels- est de défendre, contre les nouvelles barbaries, la base même de l’esprit scientifique et l’essence de la démocratie, qui est de pouvoir poser toutes les questions, tous les doutes, toutes les opinions, et de n’avoir à se référer pour cela qu’à l’intelligence et aux critères du raisonnement scientifique. Notre rôle est de lutter, à l’intérieur comme à l’extérieur des organisations politiques, syndicales, culturelles ou autres, pour diffuser les acquis de la science dans tous les domaines, faire reculer l’obscurantisme et le fanatisme, et pour forger une véritable opinion publique démocratique, seule garantie sérieuse d’une expérience démocratique en Algérie »  (Bulletin, n°2, p. 34-36). La démarche de L. Merrouche qui se caractérise par le recours à l’exposition/vitrine de noms de la culture arabe, jumelés avec une forme de sacralisation de la science et de l’esprit scientifique, des années après que celle-ci ait fait l’objet de nombreuses reconsidérations, inscrit le promoteur de l’esprit critique dans l’apologie. Il confirme ce processus qui fait jouer à la science le rôle de bastion de l’oppression. On relève une autre tonalité chez Madjid Benchikh et Saïd Chikhi. Dans une Tribune libre, « Les leçons d’Octobre », du même Bulletin n°2 (p.47-50),  ce dernier écrit : « …Que penser alors au moment où dans notre société des groupes d’exclus et de marginaux augmentent dans le même temps où le libéralisme s’installe dans notre pays et à mesure que la course au multipartisme s’accélère ? Or, sur ce point, le soulèvement d’Octobre constitue une leçon et doit être compris comme un appel. La leçon est évidente : nos stocks d’opinions préformées ne suffisent pas à dégager le sens, la manière et les enjeux avec lesquels notre société aménage et négocie ses rapports à la politique… À nous, universitaires, qui nous plaçons du côté de la société, de concevoir la démocratie  qui n’est pas seulement perçue comme la possibilité de répondre aux questions mais comme celle de formuler des problèmes. À nous également de nous interroger comment des exclus et des marginaux peuvent devenir des sujets à travers leurs propres mouvements et de persuader les hommes de la politique braqués sur la conquête du pouvoir que seuls les mouvements sociaux forts et libres peuvent être, demain, les garants de la démocratie » (p.50) . Si la société est idéalisée et surdéterminée selon la propension générale liée à la lecture d’Octobre, empêchant de voir son extrême faiblesse ainsi que les signes indiquant comment le recours à l’émeute, manipulée, ne servait en réalité qu’à arbitrer une querelle de pouvoir, le questionnement impératif de la réflexion chez Saïd Chikhi invite à se départir des facilités répartissant la société entre barbarie et civilisation.

Dans la lancée des événements d’octobre, de leur interprétation et de l’engagement ainsi propulsé, prenait corps peu à peu la création de NAQD, lancée par la rencontre d’un noyau issu du CCIU d’Alger et d’autres militants par l’intermédiaire de la revue Sou’al dirigée par Mohamed Harbi et Claude Sixou. La fondation de NAQD est concomitante aux épreuves imposées par une dictature soucieuse de se donner des apparences démocratiques. Ces épreuves, surmontées par la revue à ses débuts, jusqu’au décès de Saïd Chikhi, ont conduit à partir de 1993 au repli sur un pseudo académisme étouffant la critique sociale et avec elle les accès à la clarification. Ce constat n’est pas sans lien avec l’environnement intellectuel et l’attraction de ses pesanteurs. En effet, contrairement à une vision optimiste, l’expression diversifiée porteuse d’un élargissement de bases sociales en faveur d’ouvertures démocratiques n’a pas eu de concrétisation. Elle n’a pas été en mesure de desserrer les verrous largement maîtrisés par les appareils de pouvoir. Et cela en partie parce que la fidélité du champ intellectuel leur était acquise.

Mis en accusation publique pour sa brutalité répressive et le recours à la torture, le pouvoir adopte une double stratégie pour parvenir à un double objectif :

*donner des gages sous forme de reconnaissance de « dérèglements » ou « dépassements », laissant croire à un basculement vers l’ouverture politique en procédant à la déchéance tapageuse ou discrète de responsables du FLN, de l’administration ou des services secrets ;

*veiller à mettre sur le devant de la scène des compétences intellectuelles du monde universitaire, (sociologues, économistes, juristes et historiens) à qui il confie les tâches annonciatrices d’un renouveau dont il reste le maître. Le pouvoir inaugure le marché à l’ascension sociale, oriente l’émulation et les empoignades et dresse les listes d’aptitude.

Ainsi se met en place un double leurre, faisant croire d’un côté à un aggiornamento d’un pouvoir acquis à son propre dépassement et de l’autre à un champ intellectuel indépendant au point de reconfigurer un pouvoir ouvert aux transformations. Conseillers privilégiés d’un pouvoir rôdé par ses services secrets dans le choix des chargés de mission, les intellectuels, à coups d’articles dans la presse généreusement ouverte, mettent la rhétorique des droits de l’homme, de la démocratie et de l’État de droit, au service du projet officiel. L’État fixe la temporalité et la thématique des questions et leurs enjeux. Il définit le canevas et recueille les profits d’autant plus que le jeu de va et viens entre État et intellectuels bénéficie, aux yeux de ces derniers, d’une exposition publique mettant fin à l’anonymat des années soixante, soixante-dix.

Procédant par étapes couronnées par la magie du concept de réformes devant présider à la légalisation administrative d’associations à caractère politique consacrée par une constitution libérale, celle-ci troque la reconnaissance formelle des libertés publiques contre les protections économiques et sociales. Ces garanties minimum sont soigneusement évacuées d’un texte servant à offrir un regain de légitimité à un pouvoir flétri pour sa coexistence avec le crime contre l’humanité.

Ces « réformes » ont fait l’objet, à chaud, d’une série d’études critiques. Outre le Bulletin précité du CCIU d’Alger, le n°9-10 de Sou’al Paris, 1989 y réserve l’essentiel de son contenu. S’exprimant en des espaces géographiquement éloignés, ces deux noyaux marqués par une convergence d’idées font leur jonction au sein de NAQD avec la parution, en décembre 1991, du numéro un.  Dans sa première livraison, la revue cible à la fois la complexité des questions constitutionnelles et leur ancrage autoritaire et la problématique islamiste à partir d’une lecture savante de la révolution iranienne (La constitution du 23 février 1989 entre dictature et démocratie et Réflexions sur les interprétations populaires de l’Islam, À propos d’un livre de Paul Vieille et Farhad Khosrokhavar, Le Discours populaire de la révolution iranienne, Paris, 1990, éd. Contemporanéité). La réflexion privilégie le questionnement au détriment des stéréotypes et sème les premiers grains d’une ligne éditoriale en devenir. On en perçoit les principes directeurs en avant-propos du numéro un qui, d’un ton incisif saisit les facettes de la démocratie et ses enjeux : « …le principe premier sur la base duquel entend s’engager la revue – c’est la démocratie. Pas seulement la démocratie entendue au sens politique et institutionnel ; celle-ci est indispensable pour tenter de mettre fin à l’étendue du mal causé par le parti et la pensée uniques mais à elle seule, elle risquerait de conduire à la division du système global en deux sous-systèmes, l’un qui appartiendrait à des élites parfaitement intégrées au système, l’autre constitué par le champ de marginalité sociale. La revue entend assumer la vraie démocratie, celle qui est pour et dans la société, celle qui assure les conditions réelles d’émancipation où les femmes et les hommes acquièrent la possibilité d’avoir prise sur leur histoire et la capacité de penser leurs praxis collectives comme leur œuvre propre… » (NAQD, n°1, p. 6-7).

Aspirant à rompre avec le pouvoir intellectuel-reproducteur de l’ordre établi, NAQD énonce les prémices du démenti et de la dissidence, tendant à renverser la proximité avec les pouvoirs de l’État au même titre que ceux des autres instances. Ce faisant, elle démaquille l’offre permanente ouverte aux intellectuels de doubler le langage de la contestation par celui de la responsabilité d’une pensée éclairée entièrement tendue vers l’ascension élitiste. Cette tendance a traversé, en ce sens, un certain nombre d’articles ou d’études et a imprimé à la revue, dès sa naissance, une tonalité novatrice (voir les articles de Monique Gadant dans les numéros un et deux, de Saïd Chikhi et El Hadi Chalabi).

Alors que Nasser Djabi, ex-membre de la rédaction de NAQD, découvre pour El Watan (3 novembre 2014) que « le nationalisme est en crise », Monique Gadant livrait en 1992 l’entrelacs entre science et idéologie comme expression d’une telle crise :  « Après octobre 88. La crise du nationalisme et ses enjeux » (NAQD, n°2). Elle ajuste à leur signification autoritaire les célébrations faites par Rédha Malek à la « Raison »,  « la modernité »« la science », « la démocratie » et démontre comment les aspirations à la modernisation et sa programmation ne font qu’un avec le régime autoritaire quand il s’agit de simples implants faisant abstraction des référents historiques. Ce capital conceptuel sur lequel vont s’appuyer les militaires pour renvoyer les masses en kamis à la violence est confié dans sa gestion intellectuelle à des catégories caractérisées par leur appartenance à  l’État. Les violences déchaînées ultérieurement montrent comment se tisse la trame des liens complices entre ceux qui se livrent à la répression physique sur les populations et ceux à qui revient le soin de formuler les énonciations sur « la modernité »« la république »« la science » ou « les Lumières », autrement dit les bases idéologiques de la violence. Ainsi s’explique la présidence de Rédha Malek au Conseil consultatif national en même temps que celle des intellectuels désignés qui s’y installent en lieu et place d’une représentation nationale violemment réprimée. La liste complète de ces conseillers figure au numéro 31, 26 avril 1992 du J.O. Parmi eux citons quelques uns : Amrane Ahdjoudj, Merzak Bakhtache, Mohamed Benblidia, Zouaoui Benhamadi, Mohamed Benmansour, Mahfoud Benoun, Abdelhamid Benhadouga, M’hamed Boukhobza, Boualem Bourouiba, Saïd Bouchaïr, Hachemi Bounadjar, M’Hamed Farhat, Hafid Sanhadri, Malika Abdelaziz, Mahfoud Ghezali, Mustapha Lacheref, Zineb Laouadj, Khalida Messaoudi…

Une lecture critique de l’ouvrage de M’hammed Boukhobza  (Octobre 88 : Évolution ou rupture ? Alger, Éd. Bouchène, 1991), faite par Saïd Chikhi, souligne le rapport social entre intellectuels et pouvoir au moment crucial où se fixent les attributions de sens aux réformes et se répartissent les missions : « …Que dire alors dans ces conditions de décomposition, de la responsabilité passée et actuelle des élites, des cadres, des intellectuels, des hommes de culture, bref de « ces catégories qui ont -selon M. Boukhobza- pour mission de développer les normes et les valeurs qui donnent à la société ses raisons d’exister et d’espérer » et qui « assurent la production de repères culturels, éthiques et esthétiques » ? M. Boukhobza répond que, de fait, l’Élat a tendu à négliger cette catégorie voire à l’occulter. Cela est aujourd’hui admis mais l’auteur ne souffle mot en revanche, sur les pratiques sociales passées et présentes de l’écrasante majorité de ces « élites intellectuelles ». Or il y a là toute une anthologie à écrire sur les reniements, les renoncements et les reconversions de ces élites pour lesquelles il était plus alléchant de « penser bien » que de « penser juste », de jouer aux « pèlerins politiques » que de montrer, par leur dissidence, qu’il y a une autre manière de penser et d’agir. Pour avoir été longtemps au service de l’État, ces élites n’ont pu exister pour elles-mêmes ni encore pour la société. De fait, elles ont toujours cherché à être les conseillères du prince …l’une des caractéristiques et l’un des signes du succès de cette transition libérale est la reproduction de la fonction sociale de ces « intellectuels » qui, plutôt que de penser à un renforcement des acteurs actifs et originaux de la société et de produire des connaissances critiques sur les mécanismes de domination et les mouvements profonds qui agitent leur société, préfèrent demeurer sur le terrain de la société politique. Cela signifie essentiellement deux choses : d’une part, la société demeure dans tous les cas un objet à réformer – et non point un ensemble d’acteurs civils à penser leur émancipation – et l’État reste, dans cette perspective, le seul instrument pour réformer cette société ; d’autre part, les récents appels à la « démocratie » de ces « intellectuels » cachent à peine leur aspiration à voir, en fait, l’État subventionner leur accès au système politique et à la sphère des élites dominantes » (Voir « L’exclu, l’intellectuel et l’État » , NAQD n°2, p. 81-89).

Cette lucidité émaillée de vigilance face à des initiatives éditoriales prétendant au renouveau politique, n’a imprégné la revue que dans ses deux premières années, allant jusqu’au numéro quatre. Cela correspond au dynamisme qui caractérisait son directeur dont la maladie puis le décès en juillet 1993 vont livrer l’état réel de la rédaction, sa structuration sociale, libérant ce qu’elle recèle d’ambitions conquérantes et d’aspirations en attente. On verra que derrière la pensée audacieuse, la pensée conventionnelle s’enracine dans une culture, elle est stimulée par les compétitions incitatives du marché et le souci de la promotion.

L’éclatement et le démembrement du système clos donne lieu à un pluralisme formel gagnant le monde intellectuel notamment à travers les médias. La revue fait ses premiers pas et se développe alors que se construit un univers ouvert sollicitant contributions et initiatives politiques appelant à des consécrations calculées. Il est impossible de comprendre le rôle des intellectuels, absorbés par les objectifs de pouvoir, sans passer par le cheminement qui y conduit. Le système unifié et fermé géré par le FLN, en réalité pour les militaires, saisit le monde intellectuel comme source nécessaire de cadres répondant aux besoins d’un État en développement. Au même titre que s’est mis en place un contrôle politique dans toutes les sphères sociales (anciens responsables politiques et syndicaux, anciens de l’armée de libération nationale) pour veiller à leur fidélité et à leur allégeance, il en allait de même pour le milieu intellectuel. Tout système de fidélisation et d’allégeance renvoie à la fois à des procédés d’intéressement et de contrôle. Ce dernier suppose une organisation et une chaîne qui ne pouvaient fonctionner sans hiérarchie sous l’autorité de « leaders » ou de « dirigeants ». Cela n’est réalisable qu’en passant par un processus de recrutement et de sélection. La mission de « chasseurs de têtes » et la constitution d’un capital de cadres dans lequel puisent les appareils de l’État a, dès l’indépendance, été confiée aux services spéciaux. L’estampille de services techniques spécialisés de la sécurité militaire, au bout de questionnaires ratissant sous tous ses aspects la vie de pressentis à la nomination par décret, permettait seule l’accès à celle-ci. Le contrôle du champ où se façonnent les idées et circulent les appréhensions propices à la subversion et à la dissidence s’est mis en place avec le souci de produire des porteurs d’ordre. Ces derniers veillent à son respect par la conversion, l’insertion et le partage des convictions. Une telle mobilisation n’exige pas seulement le recours aux idéologues mais sacralise la séduction des sciences et particulièrement celle des sciences sociales selon des versions domesticables.

Tous les espaces ont fait l’objet de ce schéma de contrôle, de prospection et de recrutement en le perfectionnant. Au mois de décembre 2013 j’ai été consterné par le propos à la fois élogieux et admiratif en direction des services secrets, d’un ancien dirigeant de l’UNEA (Union nationale des Étudiants algériens), ami de longue date, emprisonné, torturé, assigné à résidence après le 19 juin 1965 et qui voit dans la formation universitaire dispensée aux agents du DRS un saut qualitatif suffisant pour éclipser la nature et l’étendue des pouvoirs exercés par les services en question. Il est vrai que ce professeur de sociologie, patron d’une entreprise prospère, a adapté Le Capital de Karl Marx à ses choix libéraux et troqué ses envolées sociales/révolutionnaires antérieures contre la terminologie patronale.

Les  attentions particulières entourant le monde intellectuel ont l’âge du régime politique et de ses aménagements. On devine les difficultés à lever pour mettre fin à un régime dont les moyens de protection ne se calculent pas uniquement en termes de puissance militaire répressive. On agite souvent le slogan contre ces tabous empêchant de pénétrer l’intelligibilité du pouvoir et les sources de sa pérennité. Or, voilà un sujet tenu soigneusement à l’écart de tout questionnement alors que les services spéciaux bénéficient quotidiennement de tapages annexes pour mieux maintenir leur pouvoir dans l’ombre, sous la protection de toutes les strates où la magie relationnelle, coiffant la diversité des secteurs sociaux et leurs acteurs, dicte la même conduite impérieuse. Bouclier protecteur du pouvoir, le silence en fait partie.

Le champ intellectuel, avec la sensibilité qui est la sienne, par la confrontation aux idées et le souci du questionnement, a bien constitué un vivier pour le régime. Toutes les spécialités universitaires, au même titre que les écoles -telle l’École Normale Supérieure- ont été confiées à des recruteurs, spécialistes se mêlant aux étudiants, suivant le cursus universitaire et ne rechignant pas à l’assiduité aux cours et aux travaux dirigés. En même temps qu’ils se livraient aux recrutements, les techniciens du renseignement pénétraient le mouvement étudiant dont les péripéties exigent un regard autre que la bienveillance complice observée jusque là. Ce mouvement produira des piliers du régime dans ses différentes expressions. Il parrainera certaines formations politiques et des individualités qui, longtemps regardées à tort comme produisant une éthique politique, ont fait la démonstration de leur appartenance à une culture politique unifiant un régime, ses opposants et ses oppositions.

N’échappant pas à ces stigmates, les intellectuels de NAQD répondent pleinement à l’observation faite jadis par Régis Debray : « Tout est permis dit-on dans les mafia, sauf de les appeler par leur nom. Il est certain que la loi du silence assure la cohésion des hommes de loi, mais les silences dont la machinerie intellectuelle protège ses rouages ne peuvent évoquer l’omertà car ce serait une grave faute – moins de goût que de jugement – d’assimiler la haute intelligentsia à une mafia, en dépit des points communs. Le milieu intellectuel a ses codes de bons usages réciproques, mais le métier lui-même a pour condition technique d’exercice une certaine opacité à soi : il est plus facile de diffuser « les lumières » à l’entour si l’on reste soi-même dans l’ombre. En ce sens, c’est bien en s’effaçant comme sujet social rigoureusement structuré que l’intelligentsia peut le mieux exercer sa fonction politique » (Le pouvoir intellectuel en France, Paris, Éditions Ramsay, 1979).

À suivre,