VIE ET MORT D’UN PROJET
NAQD SOURCE ET ENJEU DE POUVOIR.
TROISIEME ET DERNIERE PARTIE :
NAQD FACE A LA GUERRE CIVILE ET SES SUITES

Dans sa préface à l’ouvrage de Guy Pervillé [Les étudiants algériens de l’université française 1880-1962. Populisme et nationalisme chez les étudiants et intellectuels algériens de formation française, Paris, CNRS 1984] Charles Robert Ageron s’interroge sur l’évolution culturelle et politique chez les intellectuels : « …je serai tenté de situer à peu près à la même date [celle du programme de Tripoli adopté en juin 1962 par le Conseil national de la révolution algérienne]  ce que j’appelle le grand schisme de l’intelligentsia algérienne, c’est -à-dire la rupture de celle-ci avec la pensée libérale démocratique. Rupture définitive ? L’avenir le dira… ». Cette perception ancrée dans la forme interrogative aurait eu toute sa pertinence si elle avait été avancée dans les premières années de l’indépendance. Écrite en 1984 elle est déjà en porte-à-faux par rapport à l’entreprise libérale qui fait un forcing remarquable auquel les intellectuels apportent non seulement leur soutien mais dont ils se font aussi les idéologues. C’est ce qui ressort de l’examen de l’hebdomadaire Algérie-Actualité désormais véhicule d’un prétendu renouveau politique. En retrait par rapport au rythme de développement de la libéralisation en marche, le commentaire cité plus haut garde toute sa pertinence sur les conséquences de cette jonction avec les orientations libérales dans la mesure où se concrétise ce qui a pu être masqué jusque là : la conquête morale des intellectuels et leur appartenance, attestée de signes de soumission, à la culture française.

En ouvrant la porte sur l’avenir, C.R. Ageron relie sa réflexion à un rapport : celui de l’Occident porteur de valeurs intrinsèques et des élites qu’il s’est constamment appliqué à séduire, subordonner et s’approprier. La conquête morale des élites, objectif déclaré de la colonisation, n’a jamais été abandonnée avec les indépendances dans le tiers-monde. Loin de là. Le résultat des indépendances au Maghreb, en Afrique, au Proche Orient, parle de lui-même. Les politiques de coopération culturelle jumelées à un autoritarisme des pouvoirs, à des dictatures au label prétendant plus ou moins à la séduction, ont conduit les ex puissances coloniales, offrant généreusement le concours de leurs conseils, à gouverner l’orientation des élites et à se fidéliser les milieux intellectuels. Ces derniers y cherchent leur légitimation à travers les universités, les éditeurs et le showbiz.

L’idéologue de la colonisation ne manquera pas d’en relever les signes dans les années soixante-dix quand il écrit : « Dans les nouveaux États-nations récemment nés à l’indépendance comment même ne pas remarquer que la marge existante de libéralisme ne fait assez généralement que coïncider avec ce qui subsiste d’un certain héritage colonial ?«  (Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, Paris, La Table ronde, 1972, p. 407).

La dépendance des intellectuels algériens du champ intellectuel français, plus ou moins marquée jusque là par l’adhésion à des formes de chauvinisme local, est une constante qui, dans les années quatre-vingt-dix, a littéralement explosé à la faveur d’une situation politique gouvernée par la violence. L’intellectuel, sommé de continuer à faire preuve d’obéissance et à soutenir l’État qui lui fournit sa raison d’être, est mis au centre de stratégies identitaires d’où procèdent un bricolage sur la définition de soi et la fausse confrontation Orient-Occident. Les assassinats d’intellectuels, d’universitaires ou de journalistes s’inscrivent dans cette spirale de maîtrise d’un pouvoir soucieux de se renforcer et de se reproduire pour sa fin propre. Toutes ces figures du savoir et de ses expressions ont bien été utilisées comme appât et comme victimes d’un rituel sacrificiel.  Pour les intellectuels ainsi que pour les hommes politiques et les représentants de l’État français, les attentats contre des membres ciblés de l’intelligentsia algérienne relèvent de la destruction d’une partie d’eux-mêmes, de « la France des Lumières ». Cela s’est traduit par une véritable entreprise politique qui non seulement répond au sauvetage mais relève aussi de la réappropriation d’une partie de soi. Considéré comme devant tout à l’État, l’intellectuel ne saurait échapper à des formes de défense et de sauvetage d’un État qui proclame soudain sa mise en danger alors qu’il en est l’artisan.

La dépendance à l’égard de la sphère culturelle française est confirmée par les pages culturelles des journaux francophones où se véhiculent clichés, modes et vocables dernier cri. On ne pense pas à partir de sa société, à vrai dire on ne pense même pas celle-ci. Et si d’aventure on prétend le faire, c’est à coups de données, de vérités et d’orientations appelant au contrôle des maîtres occidentaux. Cette réalité amère par sa profondeur éclate avec la crise qui frappe le monde arabe dans son ensemble et en particulier ce qui nous intéresse ici, l’Algérie. La mise en place, dès 1992, à l’échelle européenne du Comité international de soutien aux intellectuels algériens – CISIA – s’inscrit dans la défense et la solidarité d’intellectuels marqués par leur appartenance occidentale. Ce qui ne s’est pas fait sans pénétration au sein de ce Comité, d’intellectuels appartenant ou ayant appartenu aux services de sécurité algériens. Le cas le plus célèbre reste celui de Aissa Khelladi associé à Marie Virolle.

La défaite des puissances coloniales exprimées en replis territoriaux va se muer en entreprises de reconquête à la faveur du redéploiement de l’ordre libéral et de la reconstruction de la domination des puissances. Un libéralisme de combat fournit les solutions aux États en se faisant inspirateur et guide de transformations institutionnelles. Pour ce faire, quoi de plus efficace que de s’appuyer sur une offre disponible guettant reconnaissance et légitimité, les régiments d’intellectuels, universitaires, penseurs, écrivains, journalistes.

Ainsi, le monde intellectuel et sa configuration, perçu automatiquement à travers son image occidentale, francisante, est surpris par le renversement de perspective annoncé par la secousse de 1991-1992. L’apparition de l’islamisme s’affirmant comme renaissance culturelle, politique et institutionnelle installe en la révélant, une vérité : l’échec d’un intelligentsia qui n’a pensé et continue à penser sa société qu’en termes de société importée. Les événements portent la marque d’une violence soudaine et généralisée qui, par sa brutalité, met à nu les liens avec la puissance de domination vers laquelle se tournent les appels au secours. Dans sa quasi totalité, le milieu intellectuel, universitaire ne pense plus qu’à travers l’Occident. On découvre, non sans effarement, que l’on mesure tout ce qui nous entoure, nous violente, nous gouverne, en termes appris, inculqués par l’ordre libéral qui devient très vite l’ordre libérateur. Ce rapport des intelligentsia du tiers-monde, du monde arabe et de l’Algérie en particulier à l’Occident protecteur fait l’objet de programmes d’envergure dans la célébration de grands moments de solidarité où se rejoignent la fraternité scientifique et les projets de direction future. Une série de colloques, rencontres et symposiums balisent les années de déferlement de violences et de déstabilisation. Nous examinerons tour à tour ces manifestations et leur contexte qui renvoient au cordon ombilical, les lectures d’une guerre et le silence complice, enfin les pratiques enfonçant NAQD dans la grisaille d’un monde intellectuel soudé.

– CORDON OMBILICAL ET LIENS PROTECTEURS-

Manifestement, le premier n’a jamais été coupé ce qui suppose les initiatives protectrices. Le fossé qui n’a cessé de se creuser dès le début des années quatre-vingt et les annonces libérales de l’infitah entre conservateurs/traditionalistes/islamistes et les modernistes/progressistes/démocrates – selon des appellations interchangeables frappées du sceau de l’évidence – a fixé définitivement le paysage culturel et politique. Tahar Djaout synthétisera non sans trivialité ce paysage en dualité familiale : « la famille qui recule et la famille qui avance ». On sait avec quelle fortune une telle division a été reprise et reconduite jusqu’à nos jours.

Confortablement protégés, pris en charge dans le giron de la protection maternelle de l’université française à l’abri de la science et de la représentation scientifique faites de réputation et de présomption, les « modernistes » ne décollent pas du souci de leur légitimité. Dépositaires de savoir et détenteurs de ses secrets ils ne sont tournés que vers eux-mêmes. Face à eux, les « conservateurs », enfants de la scolastique, de la vision fermée, retardataire sont décrits comme prisonniers du passé, d’une histoire mythique et du patriarcat qu’ils partagent pourtant largement avec leurs censeurs. On mesure alors l’immense rôle dévolue à la langue. Elle permet ou obstrue l’accès au façonnement des concepts selon que l’on en fasse la langue de toutes les légitimités ou celle des passions et des émotions. La relégation de la langue arabe dès le départ garrotée par la double pression de la démagogie du pouvoir et du verdict d’archaïsme prononcé par les détenteurs du savoir scientifique fermera l’accès à toute entreprise de recherche et de découverte des questions profondes de la société. On a condamné toute approche dans la langue arabe à des traditions qui, si elles étaient figées l’ont encore été pour toujours. Elles l’ont été par la force de l’indigence à façonner des outils de perception de son propre monde. Ces questions ont été mises en évidence par A. Laroui dès 1967 dans L’idéologie arabe contemporaine. Depuis longtemps, on ne se découvre qu’à partir de la vision ordonnée du dominateur fut-il incontestablement un homme de science.

L’attention portée sur les événements de 1992 et les années suivantes, durant lesquelles la guerre civile est imposée par les violences institutionnelles et militaires auxquelles répondent des groupes se réclamant de l’islamisme, se donne pour objectif de révéler les racines de tels bouleversements. À cet égard, s’ouvrent les voies vers une série de colloques, à comptabiliser, qui vont mettre l’accent, en dénonçant la dictature, sur le processus de violence associant celle-ci au FLN de la guerre de libération nationale. Ce recours aux colloques est inauguré par celui organisé  conjointement par l’Institut du monde arabe et la Ligue de l’enseignement « sous le haut patronage du ministre de l’Éducation nationale » et dont l’ouverture solennelle se fait à la Sorbonne. Il a lieu « les 13 et 14 mars à l’occasion du 30e  anniversaire des accords d’Évian et de la fin des combats en Algérie »  (selon la présentation des actes du colloque). Intitulé « Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie », ce colloque s’est tenu avec l’aide de l’Institut Maghreb-Europe de l’Université Paris 8 et de la Ligue des droits de l’homme que présidait Madeleine Rebérioux. D’autres partenaires y étaient associés : l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie, le Fonds d’Action Sociale, France-Culture, le journal Le Monde et divers ministères français et algériens. D’après les organisateurs, « l’objet en était, trente ans après les faits, de favoriser dans les deux pays une réflexion commune sur une période mal connue et qui constitue pourtant une référence sous-jacente dans nombre de débats actuels. Il s’agissait d’interroger la mémoire collective des deux peuples, d’interpeller les médias, l’école et l’université sur l’image qu’ils construisent ou qu’ils propagent de ces événements, tout en abordant ceux-ci sereinement et sans tabous afin de faire progresser la connaissance objective des faits parmi les jeunes générations, alors même que des discours ancrés dans le passé perpétuent des représentations déformées ou simplificatrices de cette période qui font obstacle au développement de relations normales entre les deux pays. Cela en favorisant, d’une part, la discussion entre acteurs, témoins, historiens, hommes de médias et responsables politiques des deux bords de la Méditerranée afin d’évaluer la place qu’occupe dans les représentations mentales ce moment clé de l’histoire récente, et, d’autre part, en stimulant la réflexion des enseignants sur la manière d’aborder l’histoire de cette période dans le cadre des programmes scolaires… » (Présentation des actes du colloque, p. 5).

Si le foisonnement des témoignages, réflexions, analyses, draine une richesse d’informations mobilisant des acteurs souvent doublés de spécialistes, le tableau final inclinait vers une réflexion tutélaire propre à démocratiser un État et à moderniser une société. La lecture historienne selon une orientation concertée, unifiait la perception du sociologue et du politologue, du juriste et de l’économiste. Tous devaient ausculter l’Algérie malade avec les instruments offerts par l’ « Universel » occidental.

La richesse des échanges où prédominent la franchise et la clarté des propos laisse percer une certaine connivence, célèbre des retrouvailles et glisse des mises au point pour éviter les malentendus qu’il faut au demeurant décrypter. En effet, le colloque de mars 1992 a ouvert la voie à une forme d’idéologie comparative, mettant sur le même pied « les deux racines de la violence » : violence coloniale et violence anti-coloniale. D’où sous prétexte d’examiner et de dévoiler la violence coloniale, il fallait que l’opération soit le lieu de dénonciation de la violence du FLN-ALN. C’est la voie ouverte à des formes de délégitimation en forme d’accusations de la guerre de libération nationale. Des analyses ultérieures sous les auspices d’autres colloques ou d’articles de revues, de journaux ou d’émissions radio-télévisées, accrocheront les violences de 1992 et des années suivantes aux violences du FLN-ALN des années 1954-1962, c’est-à-dire celles de la guerre de libération nationale uniformément désignée par ailleurs « guerre d’Algérie ». C’est alors que tout est à revoir et soumis à réexamen : la guerre fratricide FLN-MNA, le massacre de Melouza, les Harkis… Les combats du FLN-ALN ayant débouché sur l’État FLN, lequel s’est approprié l’histoire, il fallait organiser la riposte et restituer celle-ci aux spécialistes vierges de toute parenté idéologique et armés contre tout glissement positiviste.

À partir de ce colloque la porte s’ouvre devant des recompositions qui, sous prétexte de dénonciation de la violence, tissent les liens au grand jour de soutien/alliance entre les militaires algériens et une grande partie de l’intelligentsia française. Les soutiens pour sauver l’Algérie des islamistes prennent toutes sortes de formes en différents domaines. Quelques rares îlots tenteront de faire la part des choses dans un climat largement hostile aux questionnements. Les tendances qui dessinent ces positions s’appuient sur des sources mettant en exergue le rôle de la société rurale dans la guerre de libération nationale. Or, la société rurale, les ruraux, n’ont d’autre ancrage qu’un islam fruste. Les ruraux ayant la charge des opérations armées sombrent dans l’utilisation d’une violence primitive dont ils usent comme arme de combat.

Cette approche caractérisant la société algérienne et sa violence comme mode de résistance et étendue à l’ALN-FLN ne s’interroge pas sur le rôle prédominant des ruraux dans les engagements militaires. De raisonnements réducteurs en stéréotypes l’indépendance nationale devait faire l’objet d’une reconsidération à but purificateur. Il fallait la rendre fréquentable et avec elle, une société, un régime politique, un État, une nation. Ce ne sont pas les transformations qui posent problème mais leur agencement, leur but, leurs bénéficiaires. La place accordée ici à ces colloques, loin d’éloigner de l’objet de notre attention, permet de situer les centres au sein desquels NAQD va trouver ses éléments porteurs, ses lecteurs, ses abonnés. La subvention française du Centre national du livre, les financements épisodiques en provenance de différents consulats d’Europe, voire un mécénat occulte, trouvent leurs racines dans le positionnement de la direction de la revue à l’égard des bouleversements violents qui gouvernent l’Algérie des années quatre-vingt-dix.

Sans la perception du souci d’appartenance à des centres de réflexion, de rencontre intellectuelle prisant l’hégémonie d’idées sur d’autres on ne saisirait pas ce mélange de gêne, de frilosité et en définitive de silence observé par la revue sur cette guerre qui a accompagné sa venue au monde et son développement ultérieur.

Mélange d’émotions et d’analyses de spécialistes et d’acteurs, le colloque de mars 1992 aura ouvert la voie également à un type d’expression critique à l’extérieur de l’Algérie prétextant, non sans raison, les difficultés d’accès à la libre expression sur les lieux où elle se fait la plus impérieuse. La critique tous azimuts s’enracine ailleurs, en particulier en France, où elle est reçue, médiatisée et commercialisée à la faveur de l’exil des universitaires.

La chronique bibliographique de Simone Nassé (Annuaire de l’Afrique du Nord, tome XXXI, 1992, Paris, CNRS, p. 712 et suiv.) résume ces enjeux et fixe le sens des publications futures et la trame des relations développées depuis sur ces bases : « Ce recensement bibliographique, représentatif d’ouvrages et d’articles de périodiques édités en 1992 sur l’Algérie, se veut avant tout sélectif et signifiant d’une année clef pour l’histoire de l’Algérie contemporaine, symbolisée par trente années d’indépendance et consacrant par là même l’échec de la gestion socialiste. Amer constat de faillite trente ans plus tard d’une société en voie d’éclatement  où les espoirs des lendemains de l’indépendance ont laissé la place à la désillusion…Avec le recul que le temps permet, la « Question algérienne » longtemps occultée dans la mémoire collective semble resurgir. Trente ans après, ouvrages ou chroniques nous replongent dans l’histoire de la « guerre d’Algérie » à travers les témoignages et analyses historiques de ceux qui l’ont menée ou combattue. De nombreux auteurs, pour la plupart acteurs, se souviennent et s’interrogent : deux ouvrages collectifs notamment, l’un dirigé par Daniel Zimmermann et Tahar Djaout Trente ans après, nouvelles de la guerre d’Algérie des écrivains français et algériens s’expriment dans des chroniques libres ; l’autre dirigé par Laurent Gervereau, Jean-Pierre Rioux et Benjamin Stora et édité à l’occasion de l’exposition La France en guerre d’Algérie portant le même titre que l’ouvrage, tente de faire revivre en images cette guerre sans nom…Dans cette partie historique, bien d’autres publications ou dossiers tentent d’expliquer pourquoi et comment l’histoire de l’Algérie a été abandonnée – parfois sciemment-. De nombreux auteurs et plus particulièrement du côté de la rive nord de la Méditerranée témoignent par leurs écrits de l’absurdité et de l’horreur de cette période charnière de l’histoire de l’Algérie d’aujourd’hui (souligné par moi)…« . Cette dernière phrase résume bien le sens d’après lequel on redécouvre l’Algérie. Il s’agit de la violence et de l’échec de l’indépendance . Ce qui ravive la responsabilité de la France conduite à aménager ce qui n’a pu être fait durant la colonisation. Les conditions d’entente semblent dès lors réunies pour une mobilisation à la fois de la langue, l’histoire, la politique, la culture. Par dessus l’archaïsme et la barbarie d’une société d’où ont été issus ceux qui ont mené la guerre d’indépendance, il s’agit de reconstruire les ponts de la fraternité et de raffermir les liens retrouvés. En parallèle, il faut clairement désigner à la vindicte et à la déconsidération « scientifique » ce lumpen sociétal qui s’est emparé de l’histoire sous le signe du Djihad.

Benjamin Stora développe en 1995 et à deux reprises, ce tracé méthodologique en introduisant la continuité 1962-1992, tissant les identifications à La deuxième guerre d’Algérie.

Les Temps modernes, la célèbre revue fondée par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, inaugure l’année 1995 par un numéro spécial : Algérie La guerre des frères. L’une des analyses particulièrement instructive est produite par Benjamin Stora qui installe une continuité entre les périodes 1954 et 1992 qu’il qualifie de première et deuxième guerre d’Algérie. Sous le titre Deuxième guerre algérienne ? Les habits anciens des combattants, il inaugure la méthode d’approche qui consiste à aligner les deux conflits à des moments différents répondant à des logiques tout aussi différentes. L’auteur s’attache à répertorier à la fois similitudes et continuités sur les plans politiques, militaires, sociaux, religieux entre « la première » et « la deuxième guerre d’Algérie ». Il plaque ainsi la « psychose de guerre en Algérie », titre d’un article du quotidien Le Monde, du 24-25 juillet 1994 (signé Catherine Simon), sur des extraits de « Lettres de soldats en Kabylie, datées de 1961, citées par Martine Lemalet, Paris, J.C. Lattès, 1992, p. 51 et 75 » : ces reprises placées à la suite dans le texte de B. Stora donnent ceci : « Pour ceux qui restent, la vie est comme un doux enfer. Doux, puisqu’en apparence rien n’a vraiment changé. Le visage des rues est le même, avec son tohu-bohu de voitures klaxonnantes, ses immeubles des années 30…Mais la menace qui rôde empoisonne tous les gestes » (Le Monde, 24-25 juillet 1994).

« Cette menace invisible qui rôde, on la retrouve dans les lettres de jeunes soldats français, pendant la « première » guerre d’Algérie »   (B. Stora, Les Temps modernes, op. cit. p. 251) : « Hier soir la sentinelle s’est affolée. Elle a cru apercevoir des signaux lumineux en contrebas de nos barbelés. Nous avons balancé quelques grenades ; tout est retombé dans le silence hostile de la nuit kabyle…J’ai l’impression qu’ici l’homme sécrète l’inhumain » (repris de Lettre d’Algérie, op.cit.). Homologie, mimétisme, B. Stora exploite les deux et réussit à mettre côte à côte un appel de janvier 1956 et celui du 25 mai 1994 : « Cet affrontement qui a pour enjeu la « fidélité » des populations civiles existe encore de nos jours . Et les voix qui s’élèvent aujourd’hui en faveur d’une « paix civile » qui épargnerait les innocents évoque l’appel qu’Albert Camus lança en janvier 1956″. Il souligne l’identité tactique de « guerre sans front », avec comme objectif essentiel d’ « entretenir en permanence un climat d’insécurité… Hier comme aujourd’hui l’ennemi reste invisible et la confusion est entretenue quant aux auteurs des attentats terroristes ».  De la« guerre d’inspiration religieuse » (1954-1962), nous sommes plongés dans « la récidive de la guerre d’Algérie ». L’auteur livre enfin cette conclusion : « En Algérie, ce qui pose problème c’est l’incessante circulation depuis trente ans d’une culture de guerre dans la société algérienne. Les différents pouvoirs qui se sont succédé ont tous fondé leur légitimité sur l’invocation de la guerre de l’indépendance contre la France. La valorisation outrancière du principe de la lutte armée – au détriment du facteur politique – a été fabriquée et transmise par une histoire officielle, épique, légendaire et …religieuse (alors que la France n’avait pas été battue par les armes, mais par une forte résistance culturelle et politique). Ce trop-plein d’une mémoire falsifiée a généré des automatismes redoutables chez les jeunes générations… » . 

L’analyse ci-dessus sera prolongée d’un ouvrage systématisant les différentes étapes de la démonstration sous le titre L’Algérie en 1995. La guerre, l’histoire, la politique, (Paris, éditions Michalon, 114 pages) puis en 1998, suite à un parcours fléché sous escorte  militaire, sous le titre Formation d’une nation. Suivi de Impressions de voyage (Paris, Atlantica, 1998). Les idées directrices de l’ouvrage sont reprises abondamment dans la presse française et algérienne. Dans un éditorial du Courrier International (numéro 206, 13-19 octobre 1994) signé Alexandre Adler, on retiendra ces passages : « Pourquoi l’armée algérienne est-elle acculée par les islamistes là même où ses chefs actuels harcelaient voilà trente cinq ans l’armée française ? Pourquoi le régime FLN aux abois semble-t-il voué aux mêmes opérations de « pacification » que Massu et Bigeard engagèrent autrefois pour maintenir le contrôle sur des villes et des campagnes qui leur échappaient sitôt la nuit tombée ? … Le FIS n’a donc pas tort, malgré sa logique très paranoïaque, de voir la main de la France en Algérie : les destins des deux pays restent très étroitement liés … Peut-être l’islamisme commencera-t-il à enregistrer ses premiers reculs politiques quand, des deux côtés de la Méditerranée, des voix s’élèveront pour affirmer la validité de cette parenté au lieu de s’en défendre… ». De tels appels ont non seulement été entendus mais repris et répercutés dans les meetings, interviews, colloques, journées d’études. Un exemple édifiant est offert par Rabah Nourreddine Saâdi. Cet universitaire algérien devenu français dans les années quatre-vingt-dix est un ancien cadre du parti de l’avant-garde socialiste (PAGS) descendant du parti communiste algérien. Il fut secrétaire général du syndicat SNESUP algérien en 1975. Pour avoir été durant quelques mois dans le même secrétariat, j’ai eu tout loisir de mesurer le soin avec lequel il défendait les doctrines officielles du parti unique et des appareils syndicaux, ne décollant jamais de l’influence d’un homme de l’ombre, ténor en matière de coups tordus, Mustapha Boudina, secrétaire de l’Union territoriale d’Alger centre (UGTA). Il ne rechignait pas non plus à encourager des formes de chauvinisme en guise de nationalisme. Vingt ans après (le 1er octobre 1994), le « prodige de l’intelligentsia algérienne » participait à un colloque au Palais du Luxembourg, sous la double présidence de Yvette Davant (conseillère de Paris) et de Claude Estier (sénateur de Paris et président du groupe d’amitié France-Algérie du Sénat). Retenons le nouvel engagement au service duquel l’ancien « ministrable-patriote » de la Maison du peuple (siège de l’UGTA) exerçait son talent oratoire. Découvrant les nouvelles alliances franco-algériennes dans un combat commun de « démocrates » pour « la démocratie » il s’écrie : « Or,qu’on le veuille ou pas, ce qui se passe en Algérie aura des conséquences en France. Cela nécessite qu’aujourd’hui se tissent de véritables alliances idéologiques, par rapport à quelque chose que nous voulons et qui est l’universalité des Droits de l’Homme. Si la démocratie est née en Occident, je dois dire qu’elle ne lui appartient plus. Nous y avons droit avec nos propres conditions … Je pense qu’il faut raccommoder ce que l’histoire a fait. Je pense, notamment, aux positions divergentes qu’ont eues les démocrates sur l’interruption du processus électoral. Je suis d’autant à l’aise que, franchement, n’ayant jamais appelé à l’interruption du processus électoral, j’ai la sincérité de dire que j’ai applaudi, quand il a été interrompu… ». Notons l’appellation « démocrates » et le destin qu’elle a eu, ce qu’elle recouvre et les catégories sociales bénéficiaires.
Le même appel responsabilisant la France revient chez l’un de ses proches collègues de toujours, feu Hamid Aït-Amara, lors d’un colloque tenu à Montpellier en 1995 (L’Algérie dans la tourmente, Paris, Recherches internationales Éditeur, 1996).

Malgré les concessions faites sur « les aspects autoritaires du régime », le monde intellectuel auquel se rattache NAQD par bien des liens, reste accroché à la sécurisation par l’armée espérant fournir dans les arrangements ultérieurs les contingents garantissant la crédibilisation du régime et de ses réformes. Les méthodes d’analyse, leurs sources historiques et anthropologiques restituent une perception dont le résultat scinde la société en appartenances occidentales porteuses de modernité et de progrès d’un côté et en larges couches majoritaires accrochées aux solidarités communautaires, à la culture fruste où domine le référent islamique, de l’autre. Les garanties de protection doivent renforcer le rôle de locomotive culturel des classes liées à l’Occident en installant l’hégémonie sociale, économique, politique au centre du projet de modernisation, y compris par la violence. Or, il n’y a que l’armée qui puisse fournir ces garanties. On comprend alors pourquoi tout ce qui est répertorié comme monde intellectuel « qui compte », au regard de l’Occident, en particulier de la France, apporte son soutien aux militaires algériens malgré les exécutions sommaires, la pratique généralisée de la torture et les massacres de population. L’armée est toujours regardée comme un recours, les islamistes comme un danger. Cette identification est résumée dans un slogan, repris par dessus la Méditerranée, lors d’un des innombrables meetings parisiens : « la gravité de la situation nous impose désormais de mettre en accusation les assassins avant les autocrates : s’il est vrai que nul n’est parfait, et surtout pas le régime algérien, les assassins, égorgeurs, découpeurs, violeurs, éviscérateurs, sont bien pires » (Génération Écologie, appel au meeting du 21 janvier 1998). Le même ton en forme de problématique se retrouve chez l’un des abonnés de NAQD : « …comment expliquez-vous que la dictature soit apparemment le seul régime politique possible dans tant de pays musulmans ? Et comment expliquez-vous que l’islamisme ne sache apparemment opposer aux dictatures existantes qu’un projet politique encore plus brutalement autoritaire, appuyé sur des moyens encore plus sanguinaires ? » (François Sigaut, École des hautes études en sciences sociales, 15 février 1998, en réponse à « Alger vaut bien une explication » de François Burgat, Rony Braumann, Jocelyne Cesari, Gilbert Grandguillaume et Tassadit Yacine, Libération, 10 février 1998).

La mobilisation des intellectuels algériens est au centre des objectifs libéraux des puissances occidentales et de l’armée algérienne. Elle poursuit un double but. Il s’agit d’abord de sauver l’État algérien militarisé, pour le « démocratiser » ensuite, selon le projet de domination des puissances extérieures.

LECTURES D’UNE GUERRE ET SILENCES COMPLICES –

La fin de l’année 1991 et les débuts de 1992 sont marqués par un bouillonnement politique et social mettant face à face les tenants du bouleversement propre à redessiner les contours du pouvoir et les stratagèmes avancés par ce dernier. La victoire annoncée dès le premier tour du Front islamique du salut (FIS) à des élections législatives précédées et suivies de violences multiformes laissait en même temps peser le poids de l’intervention des escadrons militaires. Les menaces répercutées à différents échelons sont mises à exécution à la veille du second tour des élections. L’armée y met un terme en combinant la démission de Chadli avec la dissolution de l’assemblée nationale. Cette opération sera marquée par l’intériorisation d’une habitude : celle qui consiste à la désigner par la dénomination inspirée aux commentateurs par les services de sécurité et les auteurs du coup d’État, « l’interruption du processus électoral ». Le terme de processus introduit déjà une dimension brouillonne, disqualifiant le concept délections. C’est dans ce contexte que paraît le premier numéro de NAQD. On peut tout d’abord penser que les membres de la rédaction étaient préoccupés par le souci de lancement et de diffusion. Cependant une fois le coup de force réalisé suivi de l’encerclement répressif, la revue qui vient au monde au nom d’une pensée audacieuse ne saurait dissocier celle-ci du refus de l’arbitraire et des moyens d’y faire face. En réalité, les échanges, s’il y en a eu, se sont limités à des conciliabules parallèles sans inspiration collective. Face aux brutalités militaro-politiques entraînant le pays vers la guerre civile, la revue a été absente. Ce qui apparaît ici ou là ne sont que des réactions individuelles rarement publiques, souvent masquées et contradictoires. En effet, à titre individuel, les membres de la rédaction se comptent, à l’instar du monde intellectuel, en partisans de l’armée, en indécis camouflés et en amateurs d’ « ordre ». Les rares  oppositions publiques aux méthodes fascisantes des militaires se font dans la discrétion et la confidentialité. Saïd Chikhi, s’il fait preuve de lucidité sur la signification des événements, réserve ses convictions et son désarroi à quelques proches. Rendant compte du climat à la veille des élections de décembre 1991, il livre ses impressions à partir de ses lectures de la presse : « Concernant la situation »pré- electorale » je viens de lire « El Forkane », le journal du FIS en français, et j’ai beaucoup apprécié le titre : « Campagne électorale ou campagne militaire ? » et je ne serai pas du tout étonné que seule la deuxième partie du titre soit valable demain… » (lettre à Monique Gadant, 11 décembre 1991).

Dans un courrier du 17 janvier 1992, il écrit : « Je ne sais pas vraiment par quoi commencer. J’ai l’impression d’être pris dans un tourbillon ; j’ai beau essayer de rester calme mais ce qui se passe en ce moment nous trouble et nous perturbe beaucoup. Première impression : nous revenons aux années 60 avec l’arrivée d’un clan au pouvoir. C’est comme si notre pays a été mis entre parenthèses pendant trente ans et soumis exclusivement aux luttes à l’intérieur des appareils de pouvoir. La manière avec laquelle on est arrivé à ce résultat (nos « démocrates » qui n’ont cessé de faire appel aux bottes…) et les lendemains plutôt sombres qui guettent notre pays nous paraissent dramatiques à notre conscience démocratique. Nous ne baissons pas les bras mais nous avons appris en si peu de temps à nous regarder en face : les forces démocratiques sont de peu de poids dans la société et celle-ci est, nonobstant son refus radical du système, encore faible. On prétend que les élites qui ont pris les rênes du pouvoir sont « nationalistes » mais on ne précise pas qu’elles sont tout autant anti-démocratiques et que tout est là pour nous faire sombrer dans la tyrannie… ».

Une quinzaine de jours plus tard, il esquisse à la fois avec finesse et angoisse une perception du conflit dans ses retombées populaires : « …politiquement, nous sommes une petite minorité à être dans le brouillard. L’affrontement est violent et la « lutte de classes » s’intensifie entre d’un côté les classes populaires représentées par les islamistes (!) et les autres classes protégées par les forces de l’ordre. Extraordinaire, non ? La répression est très forte et il se trouve des gens qui ont pensé à organiser une fête de réconciliation nationale ! J’ai l’impression par ailleurs que « le mort a saisi (encore une fois) le vif » avec le retour du jacobino-populisme et je crains que la tentation « démagogique » guette à nouveau les têtes moralement affaiblies et que l’autoritarisme ne fasse encore de l’ombre à la république clanique. Comme quoi, le chemin est encore long… »  (lettre du 7 février 1992).

Le numéro un de NAQD paraît au cours de la première semaine de janvier 1992, quelques jours avant le coup d’État. « D’après les premiers échos, notre revue semble être bien accueillie, elle se vend bien… » écrit Saïd Chikhi (lettre du 17 janvier précitée). En page 25, ce numéro comporte, sous ma signature, une analyse politique de la constitution de 1989, annonciatrice du coup de force et que certains (dont Daho Djerbal) ont qualifié de  « prémonitoire » reléguant au second plan les dimensions de l’analyse. La lecture de l’introduction rend compte du rôle réel de la constitution, toujours d’actualité, et de l’initiative des militaires : « Si la Constitution aspire tous les discours de légitimité, elle ne semble pas être à la hauteur des exigences qui lui sont imputées en matière de démocratie. Née à la suite d’un état de siège sanglant elle est probablement en train d’agoniser à la suite d’un autre état de siège qu’elle patronne dans un désordre institutionnel et politique qui prend des allures de chaos. Sollicitée au-delà de ce qu’elle peut donner, la Constitution de 1989 se révèle être une constitution de crise dans le sens où elle est la composante normative de la crise politique. Appelée comme remède à la crise du pouvoir, sa conception même en fait un élément de reproduction de la crise.

*En vingt huit mois d’existence, on pourrait la qualifier de boulimique, puisque nous sommes au 3ème gouvernement.

*Cela tient au fait que le FLN n’a pas été privé de son pouvoir sur les appareils de l’État.

*La Constitution n’a pas non plus favorisé une réelle expression pluraliste malgré les apparences d’un multipartisme sur la nature duquel les interrogations ne manquent guère.

*La Constitution a fonctionné jusque là avec une assemblée éloignée des qualités attachées à la souveraineté nationale, dans la mesure où elle reste le siège d’une souveraineté « partisane » .

*En s’abritant derrière les dispositions constitutionnelles, les appareils de l’État modulent leurs interventions et leur désengagement en fonction des intérêts de pouvoir. Cela annonce des signes de décomposition des structures, rendant illusoires la pratique et la garantie des libertés publiques. Dès lors, on retrouve un scénario connu avec le recours à l’état de siège, faisant de l’armée « le bouclier de la démocratie et des libertés » après avoir été celui de la « révolution et du socialisme ». Cela permet de situer la source et les détenteurs réels du pouvoir. Malgré les déclarations officielles et les artifices juridiques, l’armée conserve son de force « régulatrice » déterminante »  (La constitution du 23 février : entre dictature et démocratie, dont la rédaction remonte à septembre 1991).

Cet article a notamment inspiré feu Mohamed Brahimi ( faculté de droit d’Alger) qui reprend l’idée d’ « une constitution de crise » (chapitre second sur « la constitution de 1989 et la tentative de restitution de la souveraineté à la nation », d’un ouvrage intitulé « le pouvoir en Algérie et ses formes d’expression institutionnelles », Alger, OPU, 1995). Sous le pseudonyme de Mohamed El Gharbi, il a longtemps été la plume commandée en matière de droit et d’institutions politiques au sein de l’hebdomadaire Révolution Africaine, traitant notamment avec complaisance des réformes depuis 1988. Il restitue l’image courante des juristes soucieux de relayer les volontés et pratiques du pouvoir en faisant semblant de les étudier.

La première réaction publique contre le coup d’État provenant de membres de la rédaction de NAQD est signée conjointement de Mohammed Harbi et El Hadi Chalabi. Sous la forme de « Point de vue » et sans mentionner nos liens avec la revue, cette déclaration paraît dans Alger Républicain du 16 janvier 1992 en encadré à la page trois. La préférence donnée à ce quotidien par Harbi est due aux garanties que lui semblait offrir la présence de son cousin, Abdelmadjid, comme rédacteur en chef.  On retiendra pour l’essentiel, les passages suivants : « … Un pouvoir monopolistique a, durant trente ans dépolitisé l’Algérie ne laissant à la haine qu’il engendrait que la religion pour s’exprimer. À bout de souffle, il organise, sous les apparences d’un processus démocratique une consultation électorale dont il espère qu’elle laissera chacun dans l’alternative FIS-FLN et qu’elle lui donnera une nouvelle légitimité…On nous met aujourd’hui devant un dilemme : refuser au nom de la modernité le juridisme et accepter un pouvoir qui se veut transitoire, ou assister au nom de la démocratie, à un processus qui peut aboutir à l’émergence d’un pouvoir totalitaire religieux. Le maquillage de ce projet au nom de la volonté de la majorité est trompeur. La souveraineté du peuple, si elle n’est pas délimitée dans les frontières que lui tracent les droits de l’individu, a toujours accouché d’une tyrannie. Comme nous l’avons affirmé dans maints écrits depuis 1989, nous rejetons l’idée que nous étions en face d’un processus démocratique à moins de résumer la démocratie à sa seule forme électorale. La démocratie suppose que se constitue une société civile, multiple et conflictuelle, capable d’exprimer sur le mode politique ses intérêts. Elle appelle la liberté de conscience, l’égalité de l’homme et de la femme, la primauté du citoyen. Disons-le franchement, l’Algérie n’en est pas encore là, à cause du refus des élites nationalistes de se prononcer clairement sur ces questions. Il n’est donc pas étonnant que les forces démocratiques soient minoritaires dans la société. La sphère civile est faible et la sphère politique se réduit, non à une dynamique de l’opinion libre, mais à une logique de pouvoir à l’intérieur des appareils de pouvoir (armée, communauté religieuse ou linguistique, partis, etc.) Aussi les problèmes de consensus, nous le vérifions tous les jours, ne se rapportent nullement aux questions sociales et aux valeurs universelles proclamées, mais au système de solidarités internes aux appareils de pouvoir. On comprend mieux, dès lors, pourquoi cette démocratie qu’après octobre 1988, l’État/FLN a concédée sous la pression de la rue était viciée et biaisée. Si nous avions à choisir entre la démocratie et le totalitarisme, c’est la démocratie que nous aurions choisie. Mais ce n’est pas le choix proposé. Nous nous trouvons en face d’un totalitarisme religieux qui se donne pour vocation, au nom de l’espérance millénariste et du ras-le-bol des classes déshéritées, de vampiriser la société, de coloniser les esprits et de mettre l’histoire sous congélation. Le pouvoir qui se met en place pour écarter cette menace tourne le dos au suffrage universel sans préciser, dans la clarté, s’il entend et comment renouer avec le processus démocratique. Conscients qu’un régime ne peut se réduire aux intentions des hommes, nous ne pouvons dans les conditions présentes nous identifier à lui ni prendre le risque de livrer au FIS, pieds et poings liés, les classes populaires ».

La publication de ce texte s’est faite dans l’urgence et sans que l’on soit en mesure de cerner, de loin, l’exacte dimension du coup d’État et de ses violences. C’est l’impression qui m’est restée après coup, une fois en possession du document envoyé par Mohammed Harbi. En effet, la position commune s’est concrétisée sur une lecture téléphonée du texte. En possession de ce dernier, j’ai mesuré son ambiguïté. Saïd Chikhi sera le seul à me le faire remarquer lors d’un échange au téléphone. Mais la discussion n’est pas allée au-delà. Le texte est marqué par le souci de renvoyer dos à dos armée et FIS tout en minimisant la gravité des atteintes portées au suffrage universel et la violence des méthodes mobilisées derrière le conseil constitutionnel qui devient un conseiller juridique en coups de force : contre le président de la République, contre l’assemblée nationale, contre le droit de suffrage et en définitive contre la constitution. À la réflexion, ce texte réfute plus sévèrement les prétentions du FIS que les agissements de l’armée et des services de sécurité. Une fois en possession des informations (texte du conseil constitutionnel, déclaration du Haut comité d’État, interview de Ghozali, discours et texte de la prestation de serment de Boudiaf), j’ai pris quelques distances par rapport au texte cosigné avec Harbi lequel était au courant des tractations de sérail puisqu’il se trouvait en Algérie peu de temps avant le coup de force. C’est du moins ce qu’il révélera  le 13 avril1999 lors d’un entretien accordé à Baudoin Loos pour le journal belge Le Soir » J’étais à Alger la veille du coup d’État de janvier 1992. J’ai pu suivre de près les tractations entre militaires et forces intéressées à l’arrêt du processus électoral. Il y avait dans les milieux dirigeants et dans l’administration un climat de panique et de désarroi. Les décisions se prenaient dans une atmosphère d’improvisation totale. L’armée a eu peur pour son unité, la hiérarchie n’était pas sûre de la troupe. Elle craignait les débordements, les vols d’armes. Elle craignait aussi pour ses acquis matériels. Aucun des vainqueurs des élections n’était dans son camp. Elle voulait se sauver elle-même en croyant sauver le pays… ». En réalité, il faudrait corriger ainsi : en faisant croire qu’elle sauvait le pays. Seule une forme d’indulgence dictée par des liens avec les auteurs du coup de force expliquerait la tournure « …en croyant sauver le pays ».
Ses liens avec Ali Kafi et Abdelmalek Benhabyles, complices actifs des militaires, suffirait à comprendre pourquoi Mohammed Harbi cultive en finesse la complaisance à l’égard de l’armée. Interrogé par Hamid Berrada dans Jeune Afrique (n° 1625 du 27 février-4 mars 1992), après un portrait flatteur de Ali Kafi, on peut lire : « Se trouvant par la force des choses dans l’arène, il revient à l’armée de créer les conditions du jeu démocratique. Elle ne pourra se retirer que lorsque les forces sociales et politiques, agissant en toute liberté, seront susceptibles d’occuper le terrain qu’investissent aujourd’hui les islamistes ». La source de tous les maux de l’époque étant rabattue sur « la reconnaissance » du FIS, Harbi reprend un argument tout à fait faux en soutenant, comme tous les « démocrates/éradicateurs » : « Il s’agissait d’une décision irresponsable, parfaitement anticonstitutionnelle, au demeurant, dans la mesure où la Loi fondamentale interdit explicitement les partis religieux et ethniques… » (entretien précité avec Hamid Berrada). Cette idée reçue a émaillé tous les argumentaires juridico-politiques depuis 1991, à tort car l’interdiction en question était de nature uniquement législative et figurait dans le texte de la loi sur les « associations à caractère politique ». Le 27 mars 1992 lors d’un débat au Théâtre de l’Européen (Paris 17ème) organisé par les éditions Arcantère, nous avons eu droit à une lecture ouvertement opportuniste de la constitution, Mohammed Harbi soutenant qu’ « elle ne répond pas à la situation ouverte avec le conflit » , ce qui revenait à rendre légitimable le coup d’État. Cette idée se retrouve en filigrane dans l’entretien publié par Jeune Afrique et les commentaires sur Boudiaf qu’il place « dans la situation du général de Gaulle après le 13 mai 1958. L’armée algérienne ne cherche pas à occuper le devant de la scène et de ce fait, elle a besoin d’un patron politique…Je n’ai pas de mal à comprendre les motivations de Boudiaf aujourd’hui. Pour un homme qui a joué le rôle qui a été le sien dans l’histoire de la Résistance, les états d’âme ne sont pas de mise ».

Selon Hocine Zehouane, Harbi aurait demandé audience à Boudiaf une fois installé par ses « solliciteurs » et il aurait essuyé un refus compréhensible si l’on se reporte au temps où le directeur de Révolution Africaine  décrivait Boudiaf en « Don Quichotte ».

Dans son ouvrage Où va l’Algérie – Notre révolution, ce dernier relate à partir de son lieu de détention (Tsabit, Adrar) cet épisode : « À relever l’article « DON QUICHOTTE » de M. Harbi dont je n’ai pu lire que l’extrait paru dans « AlGER REPUBLICAIN » . Ayant perdu le numéro du journal, il ne me reste à dire à Harbi qu’une chose : les révolutions sont des phénomènes universels, qui dans leur essence excluent le sectarisme, le chauvinisme et la xénophobie. Dans notre seul cas combien d’aide désintéressé avons-nous trouvé ailleurs, combien de possibilités nous ont été données sans contre-partie, combien d’hommes et de femmes ont accepté les sacrifices et les humiliations, pour nous, au nom de la Révolution ? Tout cela tu ne l’ignores pas pourtant ! N’aurait-il pas été plus juste, plus vrai de dire, si nous étions de véritables révolutionnaires, que tous les hommes, quelle que soit leur origine ou la couleur de leur peau, pourvu qu’ils soient honnêtes et sincères ont leur place parmi nous en Algérie, ou ailleurs, là où une révolution est à faire. Et chez nous, elle est à faire » (Paris, éditions de l’Étoile, 1964, pages 101-102). 

Compte tenu du rayonnement référentiel attaché à sa personne au sein de l’équipe de NAQD, les apparences de soutien alterné/simultané de Harbi à des opinions opposées encouragent l’absence de positionnement de la revue comme telle, et constituent une prime aux tendances militaristes et anti-populaires de la majorité de ses membres. Enfermée dans une neutralité politicienne la revue ouvre les voies aux déterminations individuelles qui, en toute logique, impliquaient l’atomisation du Comité de rédaction.

Les opérations médiatiques de reconnaissance d’un vedettariat trouvent un autre terrain d’accueil, le Centre culturel français dit « CCF » entre initiés, et devenu depuis ces années troubles le lieu idéal d’expression de la culture algérienne, attirant tous les spécialistes. Consécration d’intellectuels reconnus ici, méprisés là, le CCF est une référence inscrite dans les biographies. Ses lettres de noblesse lui sont offertes par une « conférence à deux voix » : en « Une », le quotidien Le Matin du 18 mai 1992, titre « Harbi et Stora parlent de l’histoire ». Cette conférence, première de toute une série, porte sur la guerre d’Algérie et les enjeux de la mémoire. Le Matin du 21 mai 1992 reviendra sur le thème avec les auteurs. On sait que cela fera l’objet d’un volumineux ouvrage publié en 2005 et dirigé par le duo. Il faut relever une curiosité au passage : pendant que se tenait la conférence au CCF à Alger, le CCF d’Oran accueillait Michel Pierre venu communiquer sur « L’exposition coloniale et le centenaire de la colonisation française en Algérie ». Ce qui conduira le quotidien oranais El Djoumhouria du 24 mai 1992 à titrer « Les Français reviennent cette semaine ». Le lancement du projet de l’écriture de l’histoire en attelage franco-algérien est souligné par Le Quotidien d’Algérie du 25 mai 1992.

Rares sont les positions soutenues publiquement. Beaucoup optent pour la démarche feutrée, abrités dans le confort de cercles restreints souvent lors de rencontres à l’extérieur. Celle-ci aura la préférence de Djerbal qui dans de telles circonstances délivre ses projectiles contre le contrat de Rome. Il s’agit de ces accords conclus entre les différentes formations (FFS-FLN-FIS- trotskystes ainsi que la ligue  de défense des droits de l’homme – LADDH – représentée par Ali-Yahia Abdennour) qui s’engagent à respecter le suffrage universel dans une Algérie pluraliste avec la défense de toutes les libertés. L’armée, relayée par la presse, le gouvernement et les partis dits « éradicateurs » entreprennent, avec l’aide de l’armada intellectuelle, la disqualification de ces accords et de leurs signataires.

Parmi ceux qui livrent leur engagement, Hocine Zehouane ainsi que Madjid Benchikh s’appuient sur leur organisation respective, l’un à la LADDH, l’autre à Amnisty international. Ils auront les faveurs d’ Algérie-Actualité (n° 1388, du 21-27 mai 1992, p. 5-6) qui présente Zehouane en « politologue averti ». Plus tard, Zehouane fera imploser la LADDH : après s’être constamment opposé au leadership de Ali-Yahia, critiquant ses engagements notamment pour le contrat de Rome, que tout rapproche pourtant de cette « Initiative nationale contre la violence et pour la démocratie » dont il se présente comme l’un des inspirateurs avec le hamrouchien Farid Chaoui, en mai 1993. Il finira par se réconcilier en apparence avec Ali-Yahia pour lui succéder, avec des conséquences désastreuses (Voir sur ce site, nos analyses sur ce sujet).

Quant à Madjid Benchikh, il prendra la présidence d’un Comité patronné par des institutionnels de l’Union européenne en étroite collaboration avec des responsables de la Fédération internationale des droits de l’homme FIDH. C’est le résultat du travail en réseau. Créé en 1998, le Comité international pour la paix, les droits de l’homme et la démocratie en Algérie – CIPA -se propose d’œuvrer pour une solution politique, démocratique et respectueuse des droits de l’homme à la crise algérienne. Outre Madjid Benchikh, on y trouve Mohammed Harbi, François Gèze, Henri Leclerc, président de la ligue des droits de l’homme.

Pour ma part, je prenais le soin de clarifier mon refus du coup de force, d’en dénoncer le mécanisme et les buts ainsi que la pratique de la torture, des exécutions et des massacres de population. Pour rappel, El Watan a publié quelques articles sous ma signature se rapportant entre autres, à la question constitutionnelle, à la torture et à la république selon le général Touati relayé par Leila Aslaoui :

– sur la constitution  : *« …dans l’esprit des détenteurs de pouvoir, la vocation à défendre la Constitution leur échoit naturellement, car ils s’estiment les seuls capables de la dire dans sa totalité. Le débat « constitutionnel-anticonstitutionnel » se résume à un jeu où le gagnant, celui qui emporte l’argument de constitutionnalité est déterminé par avance : le détenteur du pouvoir. aussi, ce dernier regarde les tenants de l’anti constitutionnalité comme des trublions qui veulent mettre la règle dans leur camp. À ce titre, ils deviennent une menace pour les centres de pouvoir, puisque, par hypothèse, la Constitution est la chose de ces derniers. C’est ce qui explique que l’expérience constitutionnelle algérienne puisse témoigner que la Constitution est défaite en tout ou en partie comme on démet un ministre, un chef de gouvernement ou une assemblée nationale. elle rentre tout bonnement dans les renversements de choix politiques et bénéficie, à ce titre, du rituel traditionnel des manifestations de soutien. Du giron de celles-ci émergent, comme toujours, les juristes diseurs de bonne constitution, brûlant ce qu’hier encore ils adoraient… » ( Cet obscur objet de pouvoir, El Watan, 13 février 1992, p.4).

– sur la constitution et la dissolution de l’assemblée nationale : « Dans l’entretien accordé par M. A. Belkhadam à El Watan (1-2 janvier 1993), l’ancien président de l’APN révèle, publiquement qu’il n’a jamais été consulté préalablement à la dissolution de l’Assemblée. Les historiens pourraient savoir gré à M. Belkhadam d’avoir, un an après l’événement, porté à la connaissance des Algériens, un fait essentiel dans le déroulement d’une procédure prévue pour fonctionner autrement par l’article 120 de la Constitution. Le vice entachant de la sorte la mise en jeu de la procédure de dissolution de l’APN – réputée avoir été dissoute le 4 janvier 1992 – ne fait que confirmer l’inanité des arguments ultérieurs construits sur un prétendu « vide juridique », et éclaire définitivement les éléments d’un scénario entièrement construit sur la mise à l’écart de la Constitution tout en laissant croire à sa sauvegarde. Mais les historiens ne manqueront pas non plus de s’interroger sur le délai que s’est octroyé M. Belkhadam avant de se décider à dire tout haut que la procédure de dissolution de l’article 120 a été ignorée… Si la décision de M. Belkhadam de choisir le silence relève du jeu politique, il en est de même du fait de révéler, un an après, qu’il n’a pas été consulté. On peut se demander de quel jeu politique cela participe-t-il ? On serait tenté de croire que, n’ayant rien dit le 11 janvier 1992 devant l’annonce conjointe de la démission du président de la République et de la dissolution de l’APN, M. Belkhadam en acceptait la démarche et, de fait, durant une année, il agit comme s’il avait été consulté. Il semble ainsi au fait du secret des dieux. Or, au bout d’une année – de réflexion ? -l’ex-président de l’APN se souvient de sa qualité de second personnage de l’État, qui aurait pu être un président par intérim, et prend définitivement ses distances par rapport à une mesure dont il découvre le caractère anticonstitutionnel. Cela pourrait être lu comme un revirement. Il reste à savoir par rapport à quels paramètres… » (Constitution/Les enjeux réels, titre substitué au titre d’origine Un an après par El Watan sans m’en avertir, 27 janvier 1993, p.2, dans Éléments d’un débat politique »).

– sur la république : « S’il est une constante dans la politique algérienne, c’est bien cette pratique qui s’ingénie à masquer les buts réellement poursuivis par un discours prétendument approprié dans l’espoir de susciter l’adhésion. En réalité, cela a toujours débouché sur l’embrigadement…si on prend sa référence de base, à l’appui de « l’État républicain moderne », le général Touati dessine les contours d’une armée aseptisée, ne correspondant en rien au rôle qui a été le sien depuis l’indépendance, tout au moins celui de sa hiérarchie. Mais on sait que dans une armée, ce n’est pas, sauf cas exceptionnel des révolutions, la troupe qui est déterminante pour en fixer la nature. Cette image irréelle attribuée à l’armée en tend favoriser tout simplement une opération plébiscitaire à partir d’une « société civile » bâtie sur mesure. En effet, malgré les contorsions de style, l’armée pourra difficilement être dissociée des échecs d’un système qu’elle a porté de bout en bout, introduisant la république césarienne depuis le 19 juin 1965 et installant le désordre constitutionnel… revendiquer comme une nouveauté le choix des dirigeants politiques par l’ANP (armée nationale populaire) n’est rien d’autre qu’une calembredaine : tout le système politique, bien avant 1962, repose sur des pratiques cooptatives à l’intérieur des centres d’autorité où le dernier mot n’a cessé de revenir aux forces militaires… le propre de la société civile, c’est de s’exprimer dans la spontanéité d’abord, à travers le suffrage universel ensuite. Une société civile ne se convoque pas et n’obéit pas au doigt et à l’œil, pas plus qu’elle ne saurait faire l’objet de purification selon l’expression des uns et des autres à l’occasion des choix politiques. Dans le cas contraire, on aboutirait à une conception et à une pratique des droits de l’Homme hiérarchisées, une société civile sélective et un droit de suffrage différencié, en somme une république censitaire. Dès lors, le clin d’œil de l’idée républicaine comme idée élevée dans la reconnaissance et la mise en œuvre des idéaux de liberté et qui a tout pour séduire les couches moyennes auxquelles elle s’adresse, se transforme en machine infernale… »   ( De la république des janissaires à l’idéal républicain, El Watan 8 mai 1993, p.7).

– sur la torture : « M. Rezzag Bara vient de puiser (El Watan du 9 juin 1993) dans l’activité de l’organisme présidé par M. Paul Bouchet – et dans la détermination de ce dernier à dénoncer le projet de loi sur les conditions d’entrée, d’accueil et de séjour en France – un regain de vigueur dans la défense des droits de l’Homme. « L’hommage » solennel rendu par M. Bara au président P. Bouchet pour sa position « conforme aux principes d’universalisme et d’humanisme qui doivent guider, en toutes circonstances, les militants des droits de l’Homme » (R. Bara…) laisse penser que le président de l’Observatoire des droits de l’Homme ferait bénéficier cette institution, par ricochet, de titres de gloire militante en faveur des droits de l’Homme en tirant parti de positions de principe exprimées ailleurs et excluant leur négociabilité par rapport aux choix et pratiques du pouvoir. Si on devait chercher les points communs entre MM Bara et Bouchet, on en relèverait deux :l’un et l’autre sont (ont été) des avocats de profession. L’un comme l’autre, sont à la tête d’institutions ayant pour objet les droits de l’Homme. En revanche, lorsque M. Paul Bouchet fait jouer les ressorts du contre-pouvoir pour faire reculer l’arbitraire, M. R. Bara reste animé par le souci prioritaire de ne pas gêner, voire de conforter le pouvoir en lui délivrant quitus périodiquement, dans la « gestion » du sort des internés et torturés sur le sol algérien. Or, s’il y a urgence, c’est bien celle qui commande de prendre en charge la défense de l’intégrité physique des internés et interpellés. La pratique de la torture se généralise, honteusement, sous l’œil complice de ceux qui, normalement (mais où est la norme ?), sont tenus de la prévenir, de la dénoncer et de la faire cesser. « Des preuves! » ne manquera-t-on pas de rétorquer. Soit. À l’heure présente, la charge de la preuve doit être renversée. C’est à l’Observatoire des droits de l’Homme et à son président de nous démontrer, dans un pays où les services de police et de sécurité ont toujours détenu, dans la réalité des faits, un pouvoir illimité sur les personnes, comment le régime de l’état d’urgence n’autorise pas toutes les dérives et perversions…Ici, quelque part, à proximité peut-être du siège de l’Observatoire des droits de l’Homme la question se pratique. Elle se poursuit couverte par la conspiration du silence… » ( Pouvoir et droits de l’Homme, El Watan, 5 juillet 1993, p.4).

À cette conspiration du silence nous pouvons constater que NAQD a pris sa part. En effet, le monde intellectuel sollicité dans ses individualités, agrémentait les pages de la presse auréolée pour la circonstance du qualificatif de liberté, d’analyses à prétention académique appliquées tantôt comme diagnostic, tantôt comme remède aux maux sociopolitique du moment. Ainsi, El Watan, tenant « Débat ouvert autour du dialogue national », accueille les spécialistes qui se succèdent en développant les idées agréées par le pouvoir :

Djamel Eddine Benchikh, « éminent spécialiste » de littérature (« Il y a urgence d’un pacte national » El Watan, 18 octobre 1992).

Mohamed Benmansour, directeur de l’ENAG (« Ni clients, ni opposants », 31 octobre 1992).

Mohamed Lakhdar Maougal, linguiste (« Dire la vérité dans n’importe quelle langue », 29 octobre 1992).

Zineb Laouadj, professeur de littérature (« Au nom de la langue arabe on ne doit pas propager l’obscurantisme », 28 octobre 1992).

Mohamed Ghalem, historien (« La transition ne peut être menée que par une élite clairvoyante » 14-15 mars 1993).

Prototype de l’intellectuel d’État, Rédha Malek développe dans tous les organes de presse un discours milicien, au même titre que Abdelhamid Benzine et les directeurs des quotidiens Le Matin, Liberté, El Watan, El Moudjahid, Horizon, Le Soir, El Khabar, etc.

Le credo libéral pour l’université est porté par Djilali Liabès et son programme préparatoire aux « états généraux  de l’enseignement supérieur ». Le slogan « université performante, compétitive et efficace » donne le ton des objectifs brandis par le ministre des universités (interview à l’APS, reprise dans Le Matin, 27 avril 1992).

Le foisonnement de manifestations d’universitaires dans les médias oscille entre la parole spécialisée et la candidature au conseil officiel dont un certain nombre finissent par bénéficier, à l’image de l’économiste Abdelmadjid Bouzidi.

Alors que la presse se donne pour mission d’embrigader les opinions derrière l’armée et ses multiples services aux exactions de plus en plus manifestes (torture, enlèvements, exécutions sommaires, assassinats programmés comme ceux de Berrrouaghia, Tazoult, Serkadji…), la rédaction de NAQD, limitée à Mohammed Harbi, étroitement conseillé par André Akoun, et à Daho Djerbal, décide la publication d’un numéro au titre prometteur, « Médias, communication et société » paru sans date (courant 1995). La préparation de ce numéro s’est faite dans le noir absolu en étroite relation avec quelques uns des contributeurs au numéro tel Belkacem Mostfaoui et Lotfi Madani. Pour ma part, je n’ai appris l’existence du projet, arrivé au stade de sa réalisation, que lors d’une réunion sur l’avancée des articles en chantier chez Harbi. Autour de dix heures du matin, il me téléphone, alors que je me trouvai à Paris, pour me houspiller presque sous la forme « alors, qu’est ce que tu fais, mais on t’attend! ». Je n’ai eu ni le temps de répondre ni d’évaluer au juste sur quoi « j’étais attendu ». En arrivant sur les lieux de la convocation je trouve le maître des lieux flanqué de André Akoun et Daho Djerbal en présence de deux universitaires égyptiennes dont Nicole Khouri une autre collaboratrice au numéro. J’étais si loin de m’attendre à une réunion du « comité de rédaction » faisant le point sur un numéro de NAQD que j’étais arrivé les mains vides, n’ayant rien pour prendre des notes. Pas même l’état d’esprit pour le faire, tellement j’étais en complète ignorance de ce qui s’est tramé jusque là. J’ai compris bien après, en y réfléchissant, à quel point ces « collègues » maîtrisaient le sens de la communication. J’ai été appelé uniquement pour cautionner un projet arrivé au bout d’une décision longtemps mûrie et menée à terme dans le secret. Même l’étude de Lise Caron, « Idéologie, consensus et pouvoir… » tirée de sa thèse « L’obsession unitaire et la nation trompée. La fin de l’Algérie socialiste » paraît hors sujet tant la violence des assassinats et de la torture portée à l’unisson par les services de sécurité et la presse aurait dû interpeller les responsables du numéro sur « médias, communication et société ».

Dans la lettre (non datée) aux « abonnés » le directeur de NAQD, signant « La rédaction », répercute les décisions prises lors des réunions de 1995 à Paris et la réduction des numéros à un ou deux par an en brossant un tableau de la pensée dont « le champ » est frappé de « réduction »  fruit du « silence ou (de) l’exil… Dans ce monde de la culture laissé en friche, quelques rares lisants-écrivants se débattent pour ne pas se laisser aller au désespoir ou à la terreur de s’être trop aventurés dans des terrains où les incursions hardies de la pensée n’avaient aucune chance d’atténuer les privilèges des hommes en armes ». La revue ne peut plus fonctionner que sur une série de constats sélectifs et elliptiques pour justifier le désengagement par rapport au projet de 1991.

Après le fiasco du numéro dix, le directeur de la rédaction endossant la responsabilité des couacs techniques rendant quelconque le numéro sur les intellectuels, se livre à une sorte de chantage, dressant la liste des charges techniques qui ne pèsent que sur lui et formule à sa manière, biaisée, oblique, l’exigence des pleins pouvoirs. En réalité, ses aspirations de plus en plus manifestes consistent comme nous l’avons souligné dans la deuxième partie (voir la réunion à quatre chez Mohammed Harbi), à accéder au rang d’éditeur sur la place d’Alger en concurrence commerciale avec les « majors » agréés selon la procédure d’habilitation garantissant un espace privilégié avec l’aide des médias, eux-mêmes bénéficiant des conditions d’allégeance dictées par les services de sécurité.

Dans sa lettre du 13 septembre 1998, le directeur de la rédaction écrit aux « chers amis » (Lemnouer (Merrouche), Mohammed (Harbi), Hocine (Zehouane), El Hadi (Chalabi), Hafid (Hamdi Cherif), Zoubir (Arous), Nacer (Djabi), Boussad (Ouadi) : « Comme vous le savez, le numéro 11 vient de sortir et, comme vous l’avez constaté, il constitue sur le plan technique ce que l’on pourrait qualifier de ratage. Je tiens à dire que cela constitue pour moi une énorme déception qui pèse sur mes épaules d’un poids aussi lourd que les reproches qui m’avaient été adressés quant au contenu de la lettre de la rédaction du numéro 10. J’ai pris le temps de laisser passer le premier choc pour m’exprimer aussi objectivement que possible et sans état d’âme sur les facteurs qui ont fait que ce numéro n’ait pas été aussi bien maîtrisé que les précédents. Au lieu de poursuivre dans le sens de l’amélioration de la forme et du contenu comme cela a été le cas de la plupart des numéros, ce numéro semble sonner comme un coup de semonce sinon le glas d’une gestion amateuriste et désuète. Il atteste encore une fois que nous ne pouvons plus (matériellement) poursuivre notre expérience éditoriale dans les formes et avec les moyens (humains) sur lesquels nous nous sommes appuyés jusque là… »

La promiscuité entretenue avec le monde de la presse qualifiée d’indépendante (ce que soutient Daho Djerbal dans Algérie : la communauté internationale et les droits de l’homme. Monde arabe, Maghreb-Machreq, n° 162, octobre-décembre 1998, p.123) aboutit à une instrumentalisation de NAQD et du numéro 11 lors de la crise de 1998 opposant le sérail des généraux et Mohamed Betchine (Liberté, en « Une », 14 octobre 1998). Au sujet de cet aspect de l’imbrication pouvoir/médias et les retombées sur la revue, voir notre ouvrage La presse algérienne au-dessus de tout soupçon, Alger, ines, 1999, p.111-112.

La coexistence dans les divergences, non assumées publiquement, prend de plus en plus une tournure politique sur la base d’une nette différence d’approche du monde et des événements. Cela se traduit par des démarches contraires qui appellent l’échange frontal sans qu’il ait lieu. La technique du contournement, du silence et de l’amorti permet d’agir tout en mettant en place un écran de fumée : sauver la revue avant tout, éviter les désaccords publics, se fâcher juste entre soi. Cela rappelle les pratiques de sérail sur lesquelles fonctionnent les hiérarchies militaro-policières et que les deux dirigeants de NAQD maîtrisent haut la main. C’est le fruit d’une culture de fonctionnement de groupe où le calcul pour régner commande au projet affiché et qui n’est là que pour servir à préserver « le territoire ».

 À suivre,

– LE TEMPS DES RETROUVAILLES ET DE LA NORMALISATION : UN MONDE INTELLECTUEL SOUDÉ –