Figures de légende d’une poésie épique de l’époque antéislamique, Antar et Abla sont apparus l’un après l’autre dans les manifestations du Hirak.
Selon la légende, Antar, poète guerrier, figure flétrie d’abord car fils d’une concubine de peau noire, non reconnu par son père, souffre de sa condition d’esclave. Les guerres inter tribales sont l’occasion pour lui de trouver le chemin de la reconnaissance et de la réhabilitation. Son père, séduit par la témérité combattante du fils qui lui fait gagner les batailles, finit par en faire un chef de guerre à qui il confie son armée. Le bouleversement de statut est total : par son courage, Antar accède à la noblesse.
Abla, sa cousine, figure féminine de la noblesse tribale dont Antar était amoureux, a pour lui le regard méprisant de la noblesse guerrière. Elle est conquise quand Antar, par ses exploits chevaleresques, se hisse au sommet de la gloire anoblissante. La rencontre amoureuse s’accomplit alors et Antar, symbole de force et de courage, emporte Abla, beauté légendaire, sur son coursier.
Ces deux monuments de la poésie arabe ancienne font leur apparition et sont installés au cœur des slogans hebdomadaires dont il faut saluer la reprise.
Le nom de Antar est accolé au siège du Centre principal des opérations à l’intérieur d’une caserne des services de renseignement qui est désignée par caserne Antar. Centre de torture et de liquidation de tant d’Algériens, sa sinistre réputation le fait désigner tout simplement par Antar.
Les militaires du renseignement qui ont ainsi baptisé cette caserne et le centre de sinistre réputation entendaient sans doute projeter sur les services spéciaux les qualités chevaleresques du poète guerrier. Mais Antar est devenu pour le peuple algérien synonyme et symbole de l’abjection qui caractérise un système politique : l’usage de la torture, généralisée dans les années 1990. Antar est le lieu d’où ont disparu par centaines des Algériennes et des Algériens. Il est le lieu du terrorisme industrialisé. Le cri de Antar terroriste n’est pas seulement un slogan, il renvoie à des faits criminels exigeant que justice soit rendue aux victimes.
Or, ce slogan se trouve au centre d’une substitution inacceptable. De Antar terroriste, le glissement se fait vers Abla qui désigne désormais les lieux de torture et on se retrouve avec Abla Irhabiya (terroriste). Pourquoi ? Le centre s’appelle bien Antar et Abla n’y est pour rien. Elle est absente. Pourquoi est-elle projetée en avant pour supporter ce que, à l’évidence, pour les inspirateurs des slogans, Antar ne pouvait faire puisqu’il en a été déchargé et on peut dire préservé.
À Oran, scandant des slogans réparateurs, de jeunes manifestants, dans leur naïveté peut-être reproduisent une ségrégation à l’égard des femmes en général et des hirakistes femmes, sans même mesurer la portée de l’abjection qui est transférée de Antar vers Abla :
DRS TERRORISTE – MACRON COMPLICE – WEL ASKAR AIYAN RAÏS – AWAMIR MIN BARIS- ABLA IRHABIYA-ABLA IRHABIYA !!( DRS terroriste, Macron complice – les militaires ont désigné un président – sur les ordres de Paris – Abla terroriste -Abla terroriste).
Symboliquement, faire endosser l’abjection et tout ce qu’elle comporte comme dégradation morale par Abla, cela veut dire que la femme – les femmes – sont à même de porter cette dégradation. Attribuer celle-ci à Antar, ce serait atteindre l’homme et cela ne se peut. Le transfert dégradant de Antar vers Abla exprime clairement la volonté de protéger les hommes en faisant endosser par les femmes l’abjection des tortionnaires.
NI ANTAR NI ABLA
Il faut laisser Antar et Abla à leur belle légende et remettre la lutte contre la barbarie des centres de torture sur ses rails en l’attribuant simplement à ses véritables auteurs. La galerie des abjections du système en place est suffisamment fournie en figures de tortionnaires et d’assassins pour ne pas y mêler, scandaleusement, la dignité des femmes.