UN PRODUIT DE L’HISTOIRE
Djibou Toufik Ramenez Toufik [général major des services spéciaux]
Zidou Nezzar Ajoutez Nezzar [général major, ancien ministre de la Défense]
Ya Awlad Bigeard Enfants de Bigeard [colonel du 1er RPC – régiment de parachutistes coloniaux].
(un des slogans du Hirak criant la filiation des généraux régnants avec l’un des criminels de la guerre coloniale). Ces trois militaires sont unis par les exactions, enlèvements, tortures, exécutions, assassinats et massacres de populations perpétrés en Algérie.
Hizb França, cette expression tant galvaudée, politiquement culpabilisante, a des racines historiques. Elle trouve ses origines doctrinales dans la Charte d’Alger (1964) qui programme l’épuration révolutionnaire du FLN-ALN en ciblant l’armée, l’administration et les services de sécurité. Elle résulte d’un diagnostic et du traitement approprié : « Les conditions dans lesquelles s’est déroulée la crise [il s’agit de la crise du FLN-ALN ouverte en 1957 et qui a culminé en juin-août 1962] n’ont pas permis une décantation claire entre les forces révolutionnaires et les forces obscures … le problème de l’épuration de l’administration qui doit être considéré en termes strictement politiques ne peut être pensé d’une manière simpliste. Pendant toute une période le problème essentiel est celui du contrôle politique de l’administration et de sa refonte à la lumière de nos options. C’est dans le feu des batailles que l’État nouveau mûrira et se perfectionnera… » (Charte, p. 31 et 144).
Un éditorial de Révolution africaine (n°83, 29 août 1964, p. 4-5 ) « Les quatre conditions », signé Mohammed Harbi, est plus explicite : « Il en est de l’épuration comme de la restructuration du Parti. Ce mot d’ordre ne doit en aucun cas être assimilé à une vengeance contre ceux qu’intérêts ou faiblesse ont poussé à la collaboration avec l’ennemi. La lutte contre l’impérialisme ne peut être menée à bien sans l’élimination des appareils de l’État des éléments dont la présence à des postes de responsabilité favorise le conditionnement néocolonialiste. Dans tout pays qui veut accomplir une révolution, l’État, et, à travers lui, ses instruments d’exécution, ne peut être neutre. Il doit se comporter en instrument de la transformation révolutionnaire. Ce n’est pas un hasard si au niveau de l’opinion, le réalisme de certains objectifs est apprécié d’abord à partir du comportement pratique des exécutants. L’importance de l’épuration et de la démocratisation du Parti réside dans le fait que la réalisation de ces deux objectifs créerait un climat favorable à l’examen des trois questions économiques principales, celles qui, dans l’étape actuelle, se posent avec une extrême urgence : l’autogestion, la réforme agraire et la planification… ».
Mohammed Harbi au 1er Cercle des » Amis de Révolution africaine » à Bordj-El-Kifane (ex Fort-de-l’Eau). mars 1964
À partir du 19 juin 1965, Hizb França bascule en procédé disqualifiant toute opposition au système politique, dénoncée comme « agent de l’étranger ». Cette réalité conflictuelle chargée de confusionnisme politique, annonciatrice de recolonisation par des voies intérieures depuis 1962, a acquis rang de concept-boomerang. Utilisée contre ses opposants par le pouvoir, c’est pourtant ce qui qualifie le mieux ce dernier. Une illustration pratique est administrée tout au long de l’émergence du Hirak et de ses manifestations depuis deux ans.
– Hizb França, actualité et histoire –
S’appuyant sur des sources documentaires connues telle que la NED (National Endowment For Democracy cf infra), Ahmed Bensaada prétend se reconnaître dans le Hirak en participant à son renforcement et se met en devoir de dénoncer pêle-mêle, non sans raison, tout ce qui lui semble appartenir à Hizb América. L’auteur de « Qui sont ces ténors autoproclamés du Hirak », se faisant le défenseur de l’armée qu’il distingue du gouvernement seul objet selon lui de la situation désastreuse du pays, fait mine d’ignorer que le pouvoir en totalité se trouve entre les mains de l’armée et de ses chefs. Dans une interview sur Radio France Maghreb2 menée par Yasmina Omad, il met en balance la critique de l’armée et le chaos : à la question « pourquoi les ténors s’attaquent-ils à l’ANP [armée nationale populaire] qui demeure un ferme socle de l’État-Nation ? Est-ce-qu’il y a un rapport, est-ce-qu’il y a une volonté de déstabiliser l’État en s’en prenant à la seule institution qui demeurait garant de la stabilité, ou il y a d’autres enjeux qui se cachent derrière cette volonté ? » l’auteur répond « Moi, ce que je dis à ces gens-là, que l’on soit d’accord ou pas d’accord avec l’armée, qu’on ait des questions à se poser par rapport à une foule de choses, si on touche à l’armée d’un pays, il n’y a plus de pays. Il ne faut pas confondre les institutions étatiques et le gouvernement. Le gouvernement change, les structures étatiques, l’État-Nation ne doit pas être touché. Et si on touche à l’armée, on ouvre la porte à un chaos qu’on ne peut pas imaginer… Nous, nous sortons d’une décennie noire, nous savons ce qui s’est passé. Nous savons les dégâts qui ont été provoqués à la suite de problèmes politiques. » La journaliste renchérit « Sans oublier bien évidemment le rapport que la population a envers son institution militaire et qui est une armée moderne, professionnelle, légaliste et républicaine… ». Il faut préciser que cet auteur est un habitué de Canal Algérie et de Radio Alger chaîne3 tous deux médias publics. Le défaut majeur de son livre qui s’auto-discrédite, infirmant les éloges de « rigueur » qui lui sont prodigués, est d’opposer le Hirak et l’armée, diabolisant le premier et renvoyant une image mensongère de la seconde. Or, les caractéristiques que l’armée offre d’elle-même constituent le démenti le plus net. L’auteur s’inscrit dans la continuité autoritariste du système dont il assure la défense. De ce point de vue, le livre, dont la sortie est salué par l’agence officielle APS (édition du 7 juin 2020), n’est que l’une des voix intellectuelles du refus des militaires de se démettre au profit de la souveraineté populaire : en effet, la main de l’étranger part de l’armée et investit toutes les strates de la politique, grignotant depuis des années la souveraineté nationale pour la réduire à néant. La proximité de personnalités de la politique ou du monde associatif comme de chercheurs et universitaires avec les organismes étrangers n’est pas non plus un scoop. Il faut seulement la restituer à son contexte : l’État, soumis à des puissances impériales relayées, notamment par des ONG, fournit les éléments d’encadrement, de financement et de protection correspondant aux individualités quelque soit leur appartenance déclarée. Usant de calculs machiavéliques via les services secrets de différentes branches, les dirigeants encouragent ou éliminent les bénéficiaires des largesses matérielles et financières venues de l’extérieur.
Si le livre informe sur les liens existants entre des associations ou leurs animateurs/trices et la générosité des institutions étrangères, quand bien même s’agirait-il de pratiques connues, il reste à se demander pourquoi ces procédés sont si répandus. Les accusations répétitives de collusion avec l’étranger contre le Hirak n’ont pas cessé. Elles s’ajoutent au terrorisme policier et judiciaire imposant, par la brutalité institutionnelle, des réformes ayant pour soutien déclaré le président de la République française. L’opération concoctée et pilotée par les services de sécurité tente, depuis le retrait de Abdelaziz Bouteflika, de faire migrer le Hirak révolutionnaire vers un appareil officiel baptisé Hirak béni (el Hirak el moubarak) dans le but de le clôturer, comme une vulgaire session d’assemblée fantoche.
Les immixtions extérieures ne s’arrêtent pas à la France mais couvrent celles de tous les États intervenant dans la vie politique algérienne, quotidiennement, dans toutes les sphères. Ces pratiques concernent les institutions d’État, de l’armée à la commune, et sont reçues comme crédit capitalisable par toutes les autorités, y compris universitaires et de recherche. Les gouvernants s’y appuient pour donner une image de progrès à leurs ressortissants qui, en retour, et par effet miroir, exhibent leur proximité culturelle avec des puissances réputées dispenser les idées de modernité et de lumières. Celles-ci sont, par là-même, sollicitées pour l’octroi de légitimité aussi bien à l’État qu’aux partis, associations, syndicats, pour finir dans la sphère individuelle.
L’autoritarisme a instrumentalisé les symboles de la guerre de libération nationale et masqué la signification de l’introduction des moyens étrangers sous forme d’intervention directrice, les associant aux procédés d’orientation de l’économie, de la politique ou de la culture. De l’État, Hizb França s’est déployé sur les partis politiques et les associations. Ne pouvant éviter une telle extension, les gouvernants tentent de la gérer à leur avantage. En maîtrisant l’activité des organisations, ils modulent l’usage de la sponsorisation politique extérieure selon les cas d’espèce tout en se réservant le monopole du recours dénonciateur, stigmatisant la main étrangère contre « les gêneurs ». De la sorte, sont l’objet de suspicion en trahison et livrés à la vindicte tous parti politique, association, syndicat ou leur (s) leader (s) qui ne s’inscrivent pas dans le processus d’alignement strict vis-à-vis de la source étatique bénéficiaire de la main de l’étranger.
Le corpus de références tirées de l’actualité que nous avons dressé montre, en dehors des analyses antérieures, quel est le rôle exact de l’armée (sur ce site, Le rôle de l’armée dans la république algérienne), comment de son giron s’est construite une armée contre la nation, contre l’État et contre le peuple. Parallèlement, les faits relatés permettent de mesurer les liens de soumission d’un système qui s’est développé dans l’appropriation du corps d’un pays, après s’être approprié le symbole qui promettait à l’Algérie un autre avenir, dans l’Indépendance. Au contraire, la dépendance a été construite une période après l’autre avec une intensité progressive. En 2000, Abdelhamid Brahimi publie aux Éditions Hoggar un « Témoignage sur hizb França » sous le titre « Aux origines de la tragédie algérienne [1958-2000]. Son propos cible essentiellement les militaires déserteurs de l’armée française (les DAF) et le noyautage de l’armée de libération nationale depuis les frontières, puis la construction de l’hégémonie par l’affaiblissement et la dispersion des cadres de l’ALN de l’intérieur dont la vulnérabilité était patente pour plusieurs raisons et dont la corruption n’était pas la moindre. Le mérite de ce livre tient à la restitution des intrigues tissées au fil des années et des crises qui profitent aux anciens DAF. Leur pouvoir sur l’armée installé, ils étendent la toile d’araignée sur toutes les instances politiques et administratives. Le siège du pouvoir s’est définitivement fixé avec le coup de force du 11 janvier 1992 lorsque Chadli a été démis et les élections législatives annulées.
En 1994, l’article de l’ancien général Massu reproduit plus haut montre les liens qui unissaient les généraux algériens non seulement aux anciens tortionnaires de la guerre de libération mais aussi aux services français dont témoigne l’aide qui leur fut apportée dans la guerre faite au peuple. Mais les sources de la dépendance sont autrement plus variées tant elle est portée par la culture du colonisateur. La privatisation de l’État et de ses moyens d’action, l’autoritarisme et la prévarication devenus symboles de gouvernement n’ont fait que régénérer un mouvement latent vers la France pour en faire une source référentielle en tout domaine. Ainsi se construit une image mythique d’une France modèle sous tous rapports. On en arrive même à relativiser son colonialisme derrière l’exclamation galvaudée « même le colonialisme ne nous a pas fait cela! ». La France devient terre d’asile culturel au cœur de l’Algérie.
L’annonce trônant sur la page d’ouverture du service communication de l’ambassade de France, « La France en Algérie » revêt une signification particulière par rapport à l’usage identique fait ailleurs, en d’autres pays. « La France en Amérique » ou « La France au Mexique » ne produit pas la même résonance tout simplement parce que la France en Algérie n’est pas simplement présente, elle règne de différentes formes et imprime un dynamisme culturel à la domination ressentie d’autant plus fortement face à l’indigence locale. Avec ses instituts disséminés sur les grands pôles d’ouest en est (Tlemcen, Oran, Alger, Constantine, Annaba), la France reconstruit une hégémonie jamais sérieusement entamée malgré les claironnements démentis par les faits. « L’Institut français d’Algérie », selon sa dénomination officielle, fonctionne sous l’autorité du conseiller de coopération et d’action culturelle de l’ambassade qui en est le directeur. Cette coopération se déploie sur le secteur universitaire, la recherche, la formation, « l’appui au système éducatif algérien » , le développement de l’action culturelle et de la francophonie. Il faut y ajouter l’accompagnement de la réforme administrative et de la modernisation du secteur public. Si on prend en considération les qualités et la formation du personnel français d’intervention à l’intérieur de ces différents domaines, l’Algérie est soumise à un programme de réinsertion en souveraineté française. On passe de la colonie à une forme adaptée de protectorat ou colonialisme à visage indigène.
De fait, l’ethnocide entrepris par la colonisation ne cessera pas de reproduire ses effets avec des pics de contradiction qu’aiguisent les rapports politiques et sociaux de l’indépendance. Les deux soubassements de l’identité que sont la langue et la religion pour toute communauté humaine allaient devenir des questions handicapantes pour le développement. Utilisées comme leviers pour maîtriser la collectivité, elles seront un recours permanent aux mains du pouvoir pour se maintenir et s’appuyer sur les fractures de l’acculturation et de l’altérité jusqu’à aujourd’hui. Des masques grossiers mais d’une efficacité nourrie aux artifices de la puissance gouvernante installaient le français comme la langue du pouvoir au plus haut niveau.Véhicule écrit et verbal de l’administration, elle consacre, en les confirmant, des catégories sociales qui imprimeront la marque de l’obéissance aux puissants pour mieux être celle de la soumission de la masse des Algériens.
En 1963, déjà, un échange dans Révolution africaine (numéros 43, 44, 45, 46, 49 et 50) entre Mostefa Lacheraf et Mourad Bourboune, intervenant comme président de la Commission culturelle du FLN, tourne à la polémique incisive à laquelle Malek Haddad tente de donner du recul et que Mohammed Harbi [alors directeur de l’hebdomadaire] recentre dans un éditorial (numéro 46) intitulé « Ni Jdanov, ni Pasternak », dont il faut retenir la chute : « Le débat demeure ouvert. Mais pour qu’il soit fructueux, il doit transcender les querelles personnelles et aborder les questions fondamentales de notre culture. En Algérie, il ne doit y avoir place ni pour Jdanov, ni pour Pasternak ». En réalité, on aura les deux en pire. Clôturant provisoirement les débats sur la question, un article signé Révolution Africaine ( n° 50 du 11 janvier 1964, p. 24) nuance ce que Lacheraf appelle « le domaine français de la culture algérienne » en ces termes : « … Certes, il ne s’agit pas de nier le fait colonial. On n’efface pas les conséquences de cent – trente années de viol permanent, par un coup de baguette magique ou un décret ministériel. Mais si les objectifs de la révolution algérienne devaient se limiter à obtenir pour quelques Algériens le droit d’aller passer le week-end ou le réveillon à Paris, les objectifs de cette révolution se seraient confondus avec le 13 mai. Certes, le Domaine français existe [par référence à ce que Lacheraf appelle « le Domaine français de la culture algérienne » ]; mais il n’existe qu’en tant que domaine de la culture algérienne aliénée par le colonialisme. Et l’objectif de la révolution est justement de lever l’aliénation coloniale ».
Les confrontations sur la langue et la religion sont en réalité l’expression des deux composantes de la société algérienne léguée par la colonisation, les fruits de son influence et de son rejet. Influence et rejet traduisent les comportements culturels marquant les choix politiques depuis le XIXème siècle. La ligne de démarcation sépare les catégories sociales qui ont souffert au plus haut point de la colonisation (paysannerie dans ses différentes couches décimée militairement, appauvrie car expropriée économiquement à laquelle s’ajoute une main d’œuvre citadine surexploitée) et celles qui ont joui d’une proximité bénéfique au point de s’identifier comme Français à la recherche d’une égalité conditionnée par le positionnement/appartenance de langue et de religion. Cette trajectoire a fait l’objet de nombreuses études dont il faut retenir celles de Guy Pervillé et Mohammed Harbi. Accessoirement, on retiendra certaines réflexions de René Gallissot rassemblées dans Maghreb-Algérie – Classes et nation (Paris, Éditions Arcantère 1987).
– La recherche de Guy Pervillé sur les étudiants algériens :
de la quête de soi à la découverte de la nation –
En 1984, aux éditions du CNRS, Guy Pervillé publie une version remaniée de sa thèse de troisième cycle soutenue en 1980 sur « Les étudiants algériens de l’université française 1880-1962 ». Dans sa préface, Charles-Robert Ageron se demande « pourquoi [un tel livre]- la première histoire des étudiants algériens – n’avait pas été écrit auparavant, et notamment par un ancien étudiant algérien ». Excellente question qui requiert un ouvrage tant elle renvoie à une multiplicité d’investigations obligeant à fouiller/interroger différents espaces politiques et culturels. L’une d’elle est celle que l’auteur rappelle d’emblée dans son introduction : « L’histoire des étudiants et des intellectuels musulmans algériens de formation française dans le siècle précédant l’indépendance de leur pays, est celle d’une tentative de « conquête morale », qui obtient d’abord un succès inespéré, pour aboutir en fin de compte à un échec paradoxal. Par « conquête morale », il faut entendre … la consolidation d’une annexion opérée de force en une adhésion durable des vaincus à la nationalité des vainqueurs ». L’objectif de la colonisation était donc de veiller à la domination des autochtones, assujettis à un régime inférieur à celui de la population implantée par la force. L’histoire de la colonisation sera ainsi marquée par le statut de l’autochtone et son assimilation ou non à la population française. Sociologiquement, la population indigène fera l’objet d’un « classement » selon sa proximité avec le régime colonial ou son rejet. Ainsi G. Pervillé fait ressortir les catégories suivantes fondée sur l’allégeance préalable à la reconnaissance des droits : « L’assimilation culturelle des « indigènes » à leurs maîtres français devait précéder et justifier l’octroi de droits civiques égaux. Cette politique soupçonneuse, qui se croyait prudente, tendait à distinguer des « élites » plus ou moins « évoluées » de la masse restée « barbare »… Le plus grand nombre des « indigènes », fellahs et pasteurs vivant dans leurs cadres tribaux apparemment préservés, étaient restés à peu près totalement étrangers à la culture française … À un niveau supérieur se trouvait une strate plus favorisée : les bénéficiaires de la scolarité primaire, nombreux surtout dans les villes, et dans certaines campagnes fortement colonisées ou densément peuplées. Leur instruction élémentaire … était, pour ces « indigènes », un privilège exceptionnel qui en faisait une sorte d' »élite » dans leur peuple. Mais une catégorie plus restreinte méritait mieux ce titre. Il s’agissait des « élites intermédiaires » spécialement formées par les autorités françaises pour encadrer la masse des sujets et lui transmettre leurs volontés. D’abord, les officiers et sous-officiers des « troupes indigènes », recrutées dès la conquête. Puis les anciens élèves des trois « médersas » officielles fondées en 1850 : magistrats et officiers ministériels de droit musulman, agents du culte islamique et maîtres d’arabe. Ensuite, les instituteurs de l’enseignement « spécial aux indigènes », formés à l' »École Normale d’Alger dès 1865, puis de la Bouzarea depuis 1887. Enfin, le corps des auxiliaires médicaux, créé en 1906. Toutes ces « élites », programmées en fonction de la mission qu’elles devaient exécuter, participaient de l’autorité coloniale, mais par délégation seulement. De ces « élites intermédiaires » se détachait l’élite supérieure des anciens étudiants, diplômés de l’Université française. Leur culture générale en faisait des « intellectuels », sensibles à tous les grands problèmes. Ils avaient reçu la même formation que les dirigeants de la politique, de l’administration ou de l’économie de la France. Ne pouvaient-ils prétendre à une part de responsabilité dans la direction de leur patrie ? De 1908 à 1962, ils en réclamèrent une part croissante, sous des formules politiques croissantes. Mais ils ne pouvaient se contenter de revendiquer pour leur propre compte. C’est pourquoi leurs doléances inquiétaient leurs maîtres. En principe, la promotion des « indigènes évolués » était souhaitable, à condition qu’elle ne mît pas en danger la « prépondérance française » sur la masse restée réfractaire. L’élite ne serait inoffensive que si elle se détachait du peuple arriéré dont elle était issue pour s’identifier totalement à la France : mais dans ce cas, elle desservirait la cause de l’assimilation en perdant toute influence sur son milieu d’origine. La politique française s’embrouilla dans ce dilemme. Quant aux étudiants et diplômés musulmans, refusant d’acheter leur ascension au prix d’un reniement, ils cherchèrent longtemps la solution de leur problème : comment réussir sans trahir… » (introduction, p. 11-12). En fait, cette élite ne se départira pas de ce positionnement de milieu du gué et fera preuve d’un opportunisme plus ou moins habile selon les périodes y compris lors de la guerre de libération nationale comme pendant l’indépendance. Ces élites telles qu’elles sont décrites plus haut fourniront l’encadrement de l’administration de l’Algérie après juillet 1962 à partir des critères de la fonction publique française, directement transposés par l’Exécutif provisoire et poursuivis par un mentor au long cours, Missoum Sbih, exerçant un double règne. Directeur de cabinet de Abderrazak Chentouf, délégué aux affaires administratives de l’Exécutif provisoire en 1962, Missoum Sbih est directeur de la fonction publique à la présidence en 1963 et directeur de l’École nationale d’administration ensuite, depuis sa création en 1964 jusqu’en 1979. Il termine sa carrière comme ambassadeur à Paris dans les années 2000.
Des données statistiques établies à partir du tableau des magistrats en exercice entre 1962 et 1965 avec leur état de service antérieur, publié dans l’annuaire de la justice (1965), permettent de constater que sur 408 magistrats, un peu plus du quart, 109, sont des diplômés d’Études des Médersas [le décret du 10 juillet 1951 transforme les Médersas en Lycées franco-musulmans] ou simplement titulaires du certificat d’Études de ces établissements. Ce sont des générations allant de 1896-1897 à 1923 et qui obtiennent leurs titres entre vingt et vingt-quatre ans. Ils exercent dans les juridictions des années vingt au début de l’indépendance, comme oukil judiciaire, interprète judiciaire, interprète judiciaire-suppléant, commis-interprète Bachadel, cadi, cadi-juge, cadi-notaire. Ces catégories deviennent à partir de 1962 des magistrats exerçant comme juge, procureur de la république, substitut, secrétaire du parquet, avocat général. Relevons le cas de Mostefa Aslaoui, beau-père de l’une des plus célèbres juges d’Alger Leila Aslaoui [auquel elle dédie son premier livre Être juge, Alger, 1984], qui, interprète judiciaire à Orléanville/Chlef en 1954, passe juge au tribunal de grande instance d’Alger en 1962 avant de devenir, à la fin des années soixante, président de la même cour. Ces catégories formées par l’administration coloniale à l’obéissance aux puissants, fragilisées par leur passé face aux nouveaux détenteurs de légitimité dont dépend leur carrière, ont constitué les fondations d’une justice de soumission. À l’exemple de la justice, les cadres de l’administration dans ses différents segments (état-civil, domaine, finances, économie, santé, agriculture, urbanisme, hydraulique, éducation nationale) sont porteurs de pratiques, de références ayant une rationalité dont la confrontation avec les projets et leurs titulaires au pouvoir se résout en arrangements inévitables. Ces cadres constituent les nouveaux administrateurs clonés sur leurs prédécesseurs pourvu qu’ils satisfassent aux demandes présentées d’en haut. Les contraintes auxquelles ils sont soumis les portent à la nostalgie des temps passés tandis que les avantages de plus en plus substantiels les rassurent sur leur avenir. Cette ambivalence constitue la marque, avec ses conséquences, du fonctionnement de l’administration. L’obéissance aux exigences du pouvoir se compense par le traitement réservé à la masse. Les slogans officiels relayés par les appareils du parti et des organisations de masse n’ont aucun impact sur les pratiques de l’administration quelque soit l’échelon de décision. Les cadres qui tiennent en main l’avenir de l’Algérie indépendante sortent d’un profond dilemme, de cas de conscience et d’interrogations sur eux-mêmes, après avoir longtemps côtoyé l’appartenance française, sollicité une assimilation dans l’égalité, confronté celle-ci à une francisation totale comme le prônaient nombre d’indigènes convaincus de l’infériorité de leurs origines par rapport au « flambeau de la civilisation ». Le mouvement Jeune Algérien, composé de l’élite indigène francisée, se positionnait en intermédiaire entre la masse écrasée par la colonisation et l’administration française de qui elle espérait une double reconnaissance : d’abord pour eux-mêmes, en tant que Français, ensuite pour tous les musulmans pour lesquels ils réclamaient, notamment, la suppression du code de l’indigénat. Pourtant, certains allaient même jusqu’à célébrer ses bienfaits, comme Cherif Benhabylès qui finira, sénateur de la IVème République, sous les balles du FLN. Dans L’Algérie française vue par un indigène, (Alger, 1914), il écrit : « Oui, le code de l’indigénat appliqué consciencieusement est une excellente garantie de la sécurité publique, et en maints endroits, il a donné des résultats féconds (p. 59, cité par G. Pervillé, p. 210). Parmi ces Jeunes Algériens, Omar Bouderba et Mokhtar Hadj-Saïd Taleb Abdesselam (avocats), Belkacem Benthami et Moussa Benchenouf (médecin), Mohammed Ben Rahal, l’émir Khaled petit-fils de l’émir Abdelkader (capitaine formé à Saint-Cyr). Ces intermédiaires avaient pour principal souci la compatibilité entre nationalité française et statut musulman. Les autorités françaises refusant l’hybridation, d’aucuns comme Ferhat Abbas étaient résolus à l’abandon du statut. Intervenant au nom des élus indigènes, il déclare alors « qu’il ne restait plus dans ce pays que le chemin de l’assimilation, de la fusion de l’élément indigène dans la société française … les indigènes évolués s’inclineraient devant la loi, c’est-à-dire qu’ils accepteraient la citoyenneté et renonceraient à leur statut ». Il s’agirait ainsi de la transposition du procédé de renoncement au statut par acte d’autorité ou « acte dictatorial » comme avait procédé Mustapha Kemal en Turquie (Charles-André Julien, L’Afrique du Nord en marche, Paris Julliard, 1972, p.112). Les observations enregistrées sur cette période conduisent à la conclusion que « les Jeunes Algériens se soient sentis français était dans l’ordre inévitable des choses » (G. Pervillé). L’enseignement ouvre les portes de la modernité : « L’école française donnait à ses élèves une image impressionnante et séduisante de la France. Tel était le but visé par la scolarisation des indigènes, à en croire le directeur de l’École Normale de la Bouzaréa en 1908, Paul Bernard… » (ibid). En quoi serait-il étonnant qu’il y ait un répondant à ces objectifs ? En 1927, Ferhat Abbas écrit, dans Le Jeune Algérien, sous le titre « Fanatisme et communisme » : « On objecte que les étudiants arabo-berbères sont de formation et de culture française, et lorsqu’on constate entre eux et leurs camarades français des divergences de point de vue, on agite le traditionnel fanatisme musulman (…) À franchement parler, mes connaissances en langue arabe sont, hélas, insuffisantes. Il en est de même pour la majorité de mes camarades (…) C’est bien la pensée française qui est à la base de notre vie morale. Et pourtant l’Islam est resté (…) notre patrie spirituelle. Est-ce être fanatique que de rester soi-même ? … » (p. 109-110 de l’édition 1981 et 89 selon la référence de G. Pervillé).
Les instituteurs offrent un autre versant de la demande assimilationniste. On la retrouve chez Saïd Faci, auteur de L’Algérie sous l’égide de la France contre la féodalité algérienne (1936). Préfaçant son livre, l’ancien gouverneur de l’Algérie, Maurice Violette le louange ainsi : « En lisant ce livre, on admire à quel point un indigène arrive à écrire dans notre langue et même à penser en français. Pas de trace de version. L’impression a agi sur un cerveau bien français qui, spontanément, réagit en français. Déjà, sont nombreux nos amis indigènes qui sont parvenus à une telle assimilation qu’ils peuvent aborder le journal ou même le livre sans qu’apparaisse aucun signe d’élucubration douloureux ou pénible et sans que subsiste aussi la moindre trace de pensée se cherchant entre deux civilisations ». Saïd Faci est le fondateur de La voix des humbles, « revue mensuelle d’éducation sociale », dont le programme a pour objectif « l’évolution des indigènes par la culture française ». Les instituteurs s’y expriment et débattent sur les progrès enregistrés. À l’instar de Saïd Faci, Melle Djabali, institutrice à Sétif, apporte sa pierre en réponse à un Rapport sur l’instruction des filles indigènes » et leur avenir : » … Les premiers efforts de l’Administration française ont porté sur l’enseignement des garçons qui est aujourd’hui en pleine prospérité ; elle a négligé pendant plus de quarante ans de s’occuper des filles … Il faut créer beaucoup d’écoles préparatoires et élémentaires de filles indigènes dans les villes et dans les tribus à côté de celles des garçons, leur donner des programmes définitifs et de les doter d’un statut pédagogique. C’est en intensifiant ces écoles qu’on fera la seconde étape de l’évolution des Indigènes. La France ne faillira pas à l’œuvre civilisatrice qu’elle a entreprise ; elle l’a si bien commencée pour les garçons pour ne pas la continuer pour les filles. Et cette fois-ci, la femme initiée à la connaissance de la langue française et à l’éducation ménagère bien comprise, contribuera, sur un rythme rapide, à l’évolution des Indigènes … Que doit faire la voix des Humbles : 1°/ Notre mission consiste à réhabiliter la femme indigène. Nous devrions signaler les lacunes de l’enseignement, demander des modifications des programmes pour les compléter et donner toutes les suggestions utiles. 2°/ Tous les intellectuels auraient le devoir de collaborer avec nous dans cette revue pour le relèvement de la femme … 3°/ Les jeunes gens montreraient leur conception au sujet du mariage, ce qui attirerait l’attention des pères de famille éclairés et prévoyants et créerait ainsi un courant d’opinion favorable vers l’émancipation et vers l’assimilation. 4°/ Nous devrions combattre, ici, les superstitions, les préjugés, les pratiques rétrogrades et toutes erreurs pour arriver à une observation intelligente de la vie moderne. Cela n’impliquerait pas un changement de notre religion et de notre nature humaine » (La Voix des Humbles, juin-juillet 1937, p. 30-32).
La colonisation a produit deux catégories d’« Indigènes » par ses pratiques ethnocidaires : ceux qui, acculturés, se sont intégrés par la langue, la culture, l’esprit et qui vivaient leur francisation dans la douleur car elle était amputée de la reconnaissance correspondante quant aux droits politiques. Ceux-là ont eu tendance à devenir des Algériens par défaut, après avoir été les adeptes de la bonne colonisation, celle « de l’école de l’émancipation religieuse et féminine, de l’éducation par le syndicat, voire de l’apprentissage politique qui à terme permettra d’arriver à l’égalité » (René Gallissot, Maghreb – Algérie classes et nation, Paris, Arcantère, p. 12). En face, la grande masse échappée aux tentatives génocidaires a subi la dégradation, la dénaturation de sa culture en tentant de préserver le minimum et en l’adaptant, quitte à recourir à des méthodes archaïques, à ses différents modes de résistance. L’éveil de la conscience nationale ayant accompagné et suivi la naissance du nationalisme portera la marque, au même titre que ce dernier, des formes de rejet de la colonisation et des rapports à celle-ci, des moyens de la combattre, selon les appartenances culturelles d’identification ou de rejet/négation. Ces deux grandes catégories de population se retrouveront dans les mêmes organisations, du moins certaines – PPA-MTLD [parti du peuple algérien-mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques], mouvement réformiste musulman – et se croiseront beaucoup plus qu’elles ne se fonderont dans un creuset commun, quand elles n’établissent pas une incompatibilité de nature entre elles si on se réfère à l’UDMA[union démocratique du manifeste algérien]. Le sujet de la discorde tantôt souterraine, tantôt explosive, marque le mouvement national, aboutit au premier novembre 1954, imprègne la guerre de libération nationale et se love dans l’Algérie indépendante.
– Relire Mohammed Harbi –
Dans sa préface à l’ouvrage de G. Pervillé repris à Alger (Éditions Casbah, 1997), M. Harbi minimise « l’impact de la francisation » tout en mettant en valeur les « trois traits distinctifs [qui] caractérisent les étudiants et les intellectuels francophones. a) Leur adhésion aux principes de la démocratie tutélaire… b) Leur foi scientiste et leur croyance à une mission particulière qui leur est dévolue. c) Leur conception mécaniste de la modernisation et du politique… » Or, il ne s’agit de rien d’autre que des effets de la francisation. Si « le paysage intellectuel n’est pas celui d’un affrontement sans compromis entre les cultures, mais celui d’une hybridation génératrice de synthèses », celles-ci se révèlent hautement problématiques lorsqu’on reprend tour à tour les observations et les constats tirés des deux livres, Aux origines du FLN (Paris, Christian Bourgois, 1975) et Le FLN mirage et réalité (Paris, Éditions Jeune Afrique, 1980). Il faut là-dessus relire le travail de défrichage fait par Mohammed Harbi remis en cause dans ses écrits ultérieurs. Préfigurant ses travaux (1975, 1980) sur le passage à l’insurrection du premier novembre 1954, dans un article intitulé « Du MTLD au FLN – La victoire des fellahs » ( Révolution Africaine, n°40, 2 novembre 1963, p. 6-7), il écrit : « L’insurrection du 1er novembre 1954 découle directement de la crise d’un parti : le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques. La crise du MTLD trouve essentiellement son origine dans l’incapacité de ce parti à assises populaires très larges et à caractère révolutionnaire, de dépasser ses contradictions en ouvrant la voie à une forme de lutte conséquente et efficace qui ne pouvait être en Algérie que la lutte armée. En effet, l’organisation qu’une telle lutte nécessitait, ne pouvait se développer (l’unité d’action entre l’Union démocratique du Manifeste, le MTLD, le Parti communiste et les Oulémas en 1951 et son échec l’attestent) dans le cadre d’un système institutionnel fondé sur l’étouffement de toute initiative algérienne … Le MTLD représentait les aspirations profondes de la paysannerie refoulée dans les montagnes et des couches urbaines sous-prolétarisées … Mais si les assises sociales du MTLD le poussaient au radicalisme révolutionnaire, sa direction, du fait même de ses origines sociales, n’a pu élaborer d’elle-même une doctrine révolutionnaire. Ce n’est pas sans soulagement qu’elle a décidé la dissolution de l’OS (Organisation spéciale paramilitaire), après sa découverte en 1949 par les autorités françaises. Son comportement par la suite, à l’égard des illégaux, devait faire apparaître ses tendances réelles à mettre le nationalisme algérien sur les rails du réformisme … En proie tour à tour au confusionnisme de Messali et au réformisme du Comité central, le MTLD n’a pu remplir la mission historique qu’il s’était donnée. La scission qui s’était produite en son sein rendit leur liberté aux militants illégaux et aux couches paysannes. L’initiative devint alors l’apanage des militants de base, des anciens cadres de l’OS. L’insurrection n’allait pas être le fait d’un appareil politique homogène. C’est dans le feu de l’action qu’allait naître la nouvelle organisation qui devait devenir le Front de Libération Nationale. Les classes moyennes cédaient le pas à une nouvelle génération d’hommes que la clandestinité et la vie quotidienne au contact des paysans avaient intégrés à l’Algérie réelle. L’attrait de l’efficacité facilitait la jonction des anciens cadres de l’OS avec la paysannerie sur la base des maquis … Ainsi donc, l’insurrection de novembre 1954 ne constitue pas seulement une action offensive contre l’impérialisme français mais aussi une réaction contre le réformisme des partis traditionnels et l’aspiration des classes moyennes à faire des luttes populaires une force d’appoint pour leurs ambitions.
Force et faiblesse de la révolution
C’est le retour aux errements du passé qui provoquera plus tard la lutte contre le GPRA [gouvernement provisoire de la république algérienne] et les forces qui se sont dressées contre lui … La filiation entre le 1er novembre 1954 et les transformations socialistes en cours en Algérie était inévitable … ».
Dans sa « réinterprétation » de la scission du PPA-MTLD, l’auteur revoit en négatif la paysannerie qu’il afflige d’un poids religieux délesté du déterminisme colonial et de ses retombées sur les éléments constitutifs de la nation. Mettant l’accent sur les batailles visant à conquérir des majorités et non pas « à éliminer l’opportunisme en le reliant à ses racines sociales », la réflexion est un va-et-vient entre la résistance par le recours à la lutte armée et la voie réformiste sur lesquelles se greffent les batailles de leadership. Maîtres du Comité central du MTLD, Hocine Lahoual, Benyoucef Ben Khedda, M’hamed Yazid, Saâd Dahlab, Abderrahmane Kiouane et leurs affiliés rêvaient d’une entente avec les libéraux coloniaux et s’opposaient à la fois à Messali Hadj et aux activistes de l’Organisation spéciale partisans de la lutte armée. Lorsque le reproche était fait aux centralistes d’abandonner les prisonniers de l’OS à leur sort (grève de la faim de 27 jours de Larbi Oulebsir), l’avocat Abderrahmane Kiouane s’écrie « les anciens de l’OS croient que la direction n’a rien d’autre à faire qu’à s’occuper des prisons » (Aux origines du FLN, op. cit. p. 131). Entre le MTLD et l’UDMA on retrouve les convergences et les divergences allant du légalisme masqué au sein du premier au légalisme assumé du second, ce qui se traduit par « la liquidation de l’OS » (organisation armée chargée de préparer l’insurrection). Un courant réformiste à cheval sur le MTLD et l’UDMA était partisan d’une Algérie de compromis avec la France : « Est-ce un hasard de l’histoire si, dans leur majorité, ces éléments se retrouveront, en mars 1962, à la tête de l’Exécutif provisoire ? » (Aux origines du FLN, p. 113). Est-ce également un hasard si l’encadrement de l’administration a été façonné par le même Exécutif dont les décisions se sont cristallisées, pour toujours, comme celle créant la gendarmerie nationale ? L’analyse, privilégiant les appartenances sociales, montre bien les bases d’entente recherchée par des centralistes/réformateurs prêts à « administrer » « avec Jacques Chevallier à Alger, Pantaloni à Annaba, Benquet-Crevaux à Skikda, Jules Valle à Constantine » (p. 152) tandis que « le sous-prolétariat urbain [qui] représentait la campagne dans la cité … n’avait aucun avenir dans le cadre des structures coloniales. Il était donc intéressé à un changement immédiat et radical des conditions d’existence. Par son esprit de protestation, son refus d’un progrès qui le laissait en marge, il formait un élément important des forces révolutionnaires » (p. 77). Dans ces forces, puisera le courant activiste qui survivra aux coups portés à la fois par « les autorités coloniales et la direction du MTLD » (p.158) pour se démarquer de Messali Hadj et « donner une secousse unique aux bastilles colonialistes » (p. 157). Ce sera le Premier novembre 1954.
Mohammed Harbi n’assumera plus cette analyse dans les années 1990-2000, s’alignant sur ce qu’écrivait celui qu’il a drivé au point de faire l’éloge de la colonisation : « les centralistes veulent utiliser les marges de fonctionnement démocratique concédées à regret par le colonisateur pour émanciper les Algériens de manière douce, dans le gentleman agreement » (Gilbert Meynier, Le PPA-MTLD et le FLN-ALN étude comparée, p. 423, in Mohammed Harbi, Benjamin Stora, La guerre d’Algérie 1954-1962, La fin de l’amnésie, Paris, 2004, p. 417-450). Ces fractures sociales traduites politiquement (et qui ne manquent pas de répercuter leurs effets chez l’historien) auront leur prolongement militaire pendant la guerre de libération nationale et se cristalliseront durant l’indépendance. Elles sont la traduction d’une double carence. Celle de la tiédeur révolutionnaire chez des réformateurs prêts à composer avec la colonisation ; celle de l’ardeur révolutionnaire handicapée par un degré de politisation quasi nulle chez le sous-prolétariat urbain. Les uns se déchireront dans les hauteurs de l’encadrement du FLN-ALN, les autres au sein de la base militante des groupes d’action urbains et des troupes des maquis et des frontières. Le FLN mirage et réalité nous annonce ce que sera le pouvoir politique de l’indépendance jusqu’à aujourd’hui en décrivant la nature des rapports au sein des différentes instances du FLN-ALN par une référence aux origines sociales, régionales, les lieux où se constitue une autorité qui arrive à souder les composantes humaines et, a contrario, ceux où persiste une fronde souterraine prête à la rébellion. À l’intérieur de ces tableaux se dressent les figures de leaders, idolâtrés par les masses algériennes loin des réalités des confrontations, qui, au sein des structures politico – militaires, se déchirent ou se coalisent selon les opportunités et les espérances de rentabilité. On perçoit en filigrane l’ossature du système politique dans lequel l’alliance cohabite avec la trahison. Beaucoup plus que dans sa conclusion qui montre la naissance d’une bureaucratie gouvernante, le corps de l’ouvrage fourmille en tableaux descriptifs de la projection de la société sur une partie d’elle-même qui renferme les constituants de l’État en formation. On s’aperçoit que la direction politique efface les tendances pour laisser place à des clans. On retrouve une parenté de méthodes entre le pouvoir actuel et celui qui dirigeait la guerre de libération nationale : « À la direction, il n’y a plus de tendances politiques mais des clans. Les liens d’intérêt personnel prennent la place des affinités politiques. Personne n’a de stratégie cohérente pour le présent et pour l’avenir. Le problème est de durer. Chacun se méfie de chacun et se préoccupe surtout de réagir à toute initiative pour pouvoir éventuellement la neutraliser. Le programme n’a plus d’importance. Reprendre celui de l’autre pour le désarmer devient la règle … Les anciens, politiciens traditionnels, ne s’y reconnaissent plus. Les nouveaux, issus de l’activisme, ne savent pas encore qu’ils sont le premier détachement d’une bureaucratie en formation. Ils n’ont à ce moment, pour les rassembler, que la volonté clairement exprimée d’être les maîtres de l’État algérien en devenir » (p. 204). La relation entre la source de l’action armée – les « noyaux armés » qui ont façonné l’ALN – et « les politiques » qui sont présentés comme « forces civiles », si elle fournit la clé de l’hégémonie des militaires et définit pour l’avenir le système politique, renseigne également sur ce que la distinction « civils » – « militaires » renferme comme échec. Ceux que l’on définit comme « civils » ont voulu représenter la tête pensante, laissant aux héritiers de l’activisme armé le rôle de combattants. Or, dans une insurrection de ce type, il aurait du y avoir nécessairement une interchangeabilité des rôles ou si l’on veut une formation politico-militaire. L’un des dirigeants qui réalisait au mieux cette synthèse était Abane Ramdhane. Cette distinction et les interprétations qui s’en sont suivies ont conduit à une distribution des rôles entre les partisans de la dictature et les adversaires de celle-ci, attribuant de manière arbitraire et donc fausse des étiquettes qui perdurent à partir du conflit ayant opposé le GPRA (Ben Khedda) et l’état-major général (EMG) de l’ALN. Or, si on prend deux leaders, Aït-Ahmed et Boudiaf, on n’a pas de peine à suivre M. Harbi quand il écrit : « La contribution de Aït-Ahmed et Boudiaf à l’hégémonie de l’armée sur l’État, avant comme après 1962, n’est pas mince. Engagés aux côtés du GPRA dans la bataille contre les chefs de l’armée extérieure sous le prétexte fallacieux du danger militariste, ils ne se sont même pas posé la question de savoir pourquoi les troupes soutenaient leurs chefs et s’en sont remis au jugement de leurs collègues du GPRA. Aït-Ahmed convient aujourd’hui que la destitution de l’EMG se fondait sur des informations erronées » (op. cit., p. 372-373). Les développements ultérieurs de la scène politique ont montré combien les pratiques anciennes ont la vie dure. Si Boudiaf a pendant des années fait prospérer son discours anti – militariste [dans El Djarida organe de son parti, le PRS], il reviendra à Alger le 13 janvier 1992 cautionner la forfaiture montée par les généraux. Quant à Aït-Ahmed, il n’a jamais abandonné l’espoir d’un compromis avec les chefs de l’armée pour peu qu’ils lui auraient facilité la mise en place d’un despotisme à façade éclairée. La lecture de son livre L’affaire Mecili est révélatrice. Les formes de direction infligées au FFS – et qui font toujours sentir leurs effets – ne se démarquent en rien des pratiques patrimoniales du passé à l’égard du parti politique. La remarque faite par M. Harbi sur « les chefs « historiques » … qui, par un effort incessant ont formé une génération de cadres conformistes », étend sa pertinence bien au-delà des années de guerre.
Le FLN mirage et réalité fourmille d’exemples et de détails qui restituent dans un autre contexte la suite logique des observations antérieures. Relire (ou lire) l’œuvre de base de M. Harbi interdit le double regard falsificateur qui a cours à la fois dans la direction des consciences, primauté des équipes gouvernantes depuis 1962, et dans les formules oppositionnelles qui prétendent s’y substituer. L’éditorial, « Pour une clarification », qu’il signe dans Révolution Africaine (n° 25, du 20 juillet 1963) est encore à méditer, y compris quant aux racines de Hizb França : « … L’Algérie a accédé à l’indépendance dans des circonstances dramatiques tenant à l’acharnement de l’OAS et à la décomposition de la direction qui avait jusqu’alors assumé la responsabilité de la lutte. Les contradictions accumulées au cours de la guerre de libération, l’absence d’homogénéité doctrinale et d’unité organique réelle firent du GPRA un appareil extérieur aux masses algériennes et à l’armée nationale confrontée quotidiennement avec les réalités de la guerre. Cette situation engendra en gros, deux courants. Le premier, animé par le GPRA, avait toujours refusé de lier les problèmes de la guerre et de la paix et de dépasser le cadre réformiste. Du compromis d’Évian dont son défaitisme, sa complaisance à l’égard des tendances démobilisatrices, ses alliances ont déterminé le contenu, il avait tiré des conclusions tendant à accréditer l’idée que le néocolonialisme était inévitable. Le deuxième courant prenait appui sur la volonté de l’Armée de Libération Nationale d’aller de l’avant et de construire une Algérie à l’image du sacrifice des masses les plus déshéritées. Le débat entre les deux courants a été faussé par l’entrée en scène de forces obscures, les querelles personnelles, le cloisonnement des appareils et la méfiance qui en résultait entre militants d’opinions identiques. Le conflit entre les deux courants a été résolu au profit du second sans que pour autant les séquelles de ce conflit soient entièrement résorbées … Le maintien de l’unité des forces anti-impérialistes en Algérie est notre souci le plus important. Il n’exclut pas des divergences dans l’appréciation des situations et des moyens, mais il rejette d’une manière radicale les jeux de ceux qui, après des années de lutte contre l’impérialisme, s’avèrent incapables de concevoir l’Algérie comme un pays indépendant et une réalité extérieure à la France » (souligné par nous).
Le « compromis d’Évian » porte bien son nom si on s’arrête à la composition de l’Exécutif provisoire et aux décisions dont il a imprégné la haute administration. Celui que la France a imposé à sa tête, Abderrahmane Farès, était dépeint ainsi dans le « Tout Alger Annuaire » 1953 : « Né à Akbou (Département de Constantine), il a été nommé notaire, charge qu’il occupe actuellement à Koléa. En 1951, il fut porté à la première vice-présidence du Conseil Général. Délégué à l’Assemblée Algérienne, il a été élu président à l’unanimité de cette Assemblée. M. FARÈS fut également rapporteur général du budget de l’Algérie. Il a été, en outre, membre de l’Assemblée Financière, Vice-Président de la Commission des Finances de cette assemblée, et membre de la première Assemblée Nationale Constituante. Pour la première fois, le 6 octobre 1952, un élu musulman est appelé à la présidence du Conseil Général d’Alger ;
Abderrahmane FARÈS, un homme orchestre.
la forte personnalité de M. Abderrahmane FARÈS, a beaucoup contribué à cet événement. En effet, par son intelligence, la haute conception de ses devoirs d’élu, son dévouement à la cause de l’Algérie française, le président de l’Assemblée Algérienne et du Conseil Général du Département d’Alger s’est allié de sûres et fidèles amitiés dans les deux collèges, et est devenu un des hommes les plus marquants de nos assemblées ». Yves Courrière rapporte (La guerre d’Algérie II – Le temps des léopards, p. 194) ce propos que lui aurait tenu Jacques Soustelle, expliquant son projet d’intégration : « Je voulais leur [aux musulmans] montrer les cadres de demain. Mon idée était de m’en aller en laissant Farès ». Ce à quoi répondra, en juillet 1962 un slogan porté sur les murs d’Alger par des officiers de la wilaya IV : « Farès=Bao Daï » (référence au dernier souverain vietnamien récupéré par la France en 1949 dans la guerre d’Indochine contre les patriotes Viet-minh).
Les affirmations en vogue teintées de manichéisme et dessinant un tracé linéaire entre les partisans du GPRA dépeints naïvement comme détenteurs de la légalité et ceux de l’EMG décrits comme des putschistes souffre de nombre d’approximations et de fictions. La principale consiste à nier l’éclatement de toutes les structures du FLN-ALN où la légalité, fragmentée, était partagée tout autant que la prétention à l’hégémonie. Les regroupements se font sur d’autres références que celles de la légalité et de l’usurpation. Tout le monde est dans les deux à la fois selon les unions de circonstance ou par nécessité obéissant toutes à des intérêts dans la réorganisation de forces en vue d’instaurer les instruments essentiels de l’État. On assiste en réalité à une interpénétration des deux pôles et à un chassé-croisé au sein des politiques comme chez les militaires dans le choix de tel ou tel camp. Dès lors, la construction de figures attachées au « légalisme » synonyme de « libéralisme » et de « démocratie » ne correspondent nullement à la réalité. Faire de Ferhat Abbas ce « démocrate » dont la sagesse aurait transformé le cours de l’histoire n’est qu’un leurre. Il est le fruit d’une conséquence : l’indigence politique qui caractérise la vie politique stérilisée par les laboratoires du système et sa maîtrise des pluralismes dont il garde le dosage. L’ambiguïté reste la marque de fabrique de ce politicien qui ne s’est jamais départi de ce qui le dépeint le mieux : une figure enfantée par la troisième république française, épanouie sous la quatrième. Son positionnement social marqué par l’appartenance ethnique qu’il défend en plaidant pour l’Islam lui sert en même temps à drainer une force partisane. Comme président du GPRA, il n’a pas de peine à recevoir les officiers déserteurs de l’armée française, mais il refusera, par anticommunisme, ceux qui sont restés au Vietnam : « Le Vietnam, malgré ses difficultés, propose de livrer des marchandises à l’ALN et met à sa disposition les cadres militaires algériens restés sur son territoire après la défaite française. Le GPRA n’a jamais voulu, malgré les demandes pressantes de la direction centrale des Affaires étrangères, accepter le retour de ces militaires algériens du Vietnam. Ils sont suspects, à ses yeux, de communisme … » (M. Harbi, Le FLN … , op. cit. p. 267). Ce n’est pas sans raison que, pour sa gestion du GPRA, Saâd Dahlab décrit Abbas ainsi : « On peut faire confiance à Ferhat Abbas quand on est fort, non quand on est faible. Son cabinet ne fera ni la paix ni la guerre. Par ses pratiques de vieux parlementaire et sa hâte d’en finir, il va discréditer l’idée même d’une négociation [il s’agit des négociations avec le gouvernement français]. Ce sera un désastre pour tous » (ibid. p.283). Les manifestations populaires du 10 décembre 1960 qui se sont déroulées aux cris de « Vive l’indépendance », « Vive Abbas » inspire à ce dernier une modération douteuse : « La bataille que vous venez d’engager a pris une grande ampleur … Cette bataille doit maintenant prendre fin » (rapporté par M. Harbi, op. cit. p. 277 qui relève le rôle d‘ »auxiliaire » dans lequel on veut maintenir le peuple). Au mois de juillet 1962, F. Abbas se retrouve en meeting au stade municipal de Sétif en compagnie de Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene. Il soutiendra le duo jusqu’au clash sur l’adoption du projet constitutionnel par les cadres du FLN au cinéma « L’Afrique », court-circuitant l’Assemblée nationale constituante dont il était alors le président. On définit souvent F. Abbas à partir du titre fétiche de son livre « L’indépendance confisquée » (Paris, Flammarion, 1984). Lorsque paraît un autre de ses témoignages, Autopsie d’une guerre (Paris, Garnier 1980), il est invité et interviewé sur la chaîne française Antenne2. Sa déclaration faite à Daniel Bilalian et Georges Bortoli s’adresse en réalité à la France : « Je dois tant à la France ! Je ne suis pas de ceux qui crachent dans le plat où ils sont nourris. Je suis très attaché à la civilisation française. Elle est en quelque sorte ma patrie intellectuelle. Nous avons été marqués par l’œuvre de la France en Algérie et beaucoup d’Algériens se sentent près de la France » (25 octobre 1980, d’après les archives de l’INA).
Décrit comme un « homme de cénacle » euphémisme d’homme de l’ombre, Ben Khedda se distingue par son habileté manœuvrière développée au Comité central du MTLD au profit de ses choix réformistes. C’est ce qui fera de lui un adversaire à la fois de Abbas et de Ben Bella et le conduira à l’affrontement avec l’état-major général de l’ALN. On ne saurait affirmer comme le fait le courant libéral de l’époque et celui d’aujourd’hui, que c’est un légaliste, accessoirement soucieux de démocratie ou « un modèle d’intégrité politique moderne » (d’après Gilbert Meynier, Histoire intérieur du FLN – 1954-1962, Paris, Fayard, 2002, p. 245). Il est parmi ceux qui applaudiront au coup d’État du 19 juin 1965. Outre Benyoucef Ben Khedda, M. Harbi en cite deux (p. 343), Mohammed Benyahia et Saâd Dahlab, mais on peut y ajouter Rédha Malek, Mostapha Lacheraf, M’Hamed Yazid, Abdelmalek Benhabyles qui se joindront aux généraux en 1992 . En analysant les regroupements qui se font entre le GPRA et l’état-major général, M. Harbi montre que les classements ne sont que des « coalitions sans principe [qui] ne renvoient pas à des divisions sociales claires, mais à des modalités différentes d’insertion dans le système colonial qui sera à l’origine d’une confusion extraordinaire … Les effets de cette situation seront d’autant plus meurtriers que la stratégie des deux groupes est orientée vers des bureaucrates qui ont des situations acquises à défendre et non vers le peuple » (p. 340-341). Ce bilan politique aussi succinct soit-il débouche sur l’assassinat de Abane Ramdane et ses prolongements.
– L’assassinat de Abane Ramdane :
l’échec d’un assemblage volontariste entre réformistes et activistes –
Quand M. Harbi parle de « l’échec » ou de « la défaite » de Abane (p. 195 et suiv.) en mettant en scène les conflits d’hommes et d’appareils, il n’ignore pas que sa démonstration mène bien au-delà. Avec le recul et les secousses produites sur la société depuis l’indépendance, l’assassinat de Abane doit être restitué au moment de sa perpétration pour en saisir les effets significatifs sur l’État. L’échec, c’est ce replâtrage qui entend faire cohabiter des réformistes partisans d’une indépendance à tâtons, par étapes, sans violence et « l’école » de l’OS qui n’a comme objectif que le soulèvement armé. La source de l’assassinat de Abane Ramdane se trouve dans ce pari aux tiraillements souterrains à partir duquel la prétention du congrès de la Soummam à la distinction politique/militaire restait chargée d’équivoques. Les dissensions d’appareils, de préséances et de conflits de direction au sein du CCE et du CNRA finiront dans le drame de l’assassinat de Abane Ramdane et du mensonge « par nécessité » par lequel sa mort fut maquillée en « mort au champ d’honneur ». Le mensonge enrobé du secret conçu comme nécessité répercute ses effets dans le temps. Son maquillage pourrait être perçu comme un fardeau entachant l’État en voie de constitution. Drame entachant la guerre de libération nationale, sa reconnaissance pleine et entière bute sur les sources de discorde dont on imagine les conséquences de leur révélation à chaud. Soixante ans après l’indépendance, la source de discorde vacille entre un drame de guerre qu’il faudrait tantôt oublier tantôt en donner des versions inachevées. Abane Ramdane, attiré au Maroc dans un guet-apens sous prétexte d’une mission/rencontre avec le roi Mohamed V, est exécuté le 27 décembre 1957 aux alentours de Tetouan. El Moudjahid lui consacre sa « Une » dans le numéro 24 du 29 mai 1958 en ces termes : « Le Front de Libération Nationale a la douleur d’annoncer la mort du frère Abane Ramdane, décédé sur le sol national des suites de graves blessures reçues au cours d’un accrochage entre une compagnie de l’Armée de libération nationale chargée de sa protection et un groupe motorisé de l’armée française. C’est en décembre 1957 que le frère Abane Ramdane s’était chargé d’une mission importante et urgente de contrôle à l’intérieur du pays. Il réussissait à franchir avec beaucoup de difficultés les barrages de l’ennemi pour parvenir aux lieux qu’il s’était assignés. Sa mission se déroulait lentement et sûrement. Avec cette conscience et cette minutie que nos djounouds ont eu si souvent l’occasion d’apprécier, Abane poursuivait sa tâche journellement. Contactant inlassablement l’Armée et les commissaires politiques, il parcourait les zones dans tous les sens, entouré de l’affection et de l’admiration de tous ses frères. Une compagnie de djounouds était spécialement chargée de sa protection et rien ne laissait prévoir l’accident brutal qui devait l’arracher à l’Algérie combattante. Malheureusement, dans la première quinzaine d’avril, un violent accrochage entre nos troupes et celles de l’ennemi devait mettre la compagnie de protection de notre frère Abane dans l’obligation de participer à l’engagement. Au cours du combat qui dura plusieurs heures, Abane fut blessé. Tout laissait espérer que ses blessures seraient sans gravité. Entouré de soins vigilants, nous espérions que la constitution robuste de Abane finirait par l’emporter. Pendant des semaines nous sommes restés sans nouvelles, persuadés cependant qu’il triompherait une fois encore de l’adversité. Hélas! une grave hémorragie devait lui être fatale. C’est la triste nouvelle qui vient de nous parvenir. La belle et noble figure de Abane Ramdane, son courage et sa volonté ont marqué les phases essentielles de la lutte du Peuple algérien … [ suit un condensé biographique] Le Front de Libération Nationale perd un de ses meilleurs organisateurs. L’Algérie combattante un de ses enfants les plus valeureux. Nous pleurons un frère de combat dont le souvenir saura nous guider ». La plume est celle de Ahmed Boumendjel, le directeur d’El Moudjahid est Rédha Malek.
L’exécution de Abane Ramdane prend une signification particulière car elle traduit une crise du sommet. Il faudrait rappeler, cependant, que les liquidations de combattants par leurs frères ne relèvent pas des cas d’exception. Jalousie, concurrence de leadership, préséance locale, solidarité de clan, mésentente à chaud sur la stratégie face à l’ennemi, révolte face aux décisions despotiques de la hiérarchie de commandement, se sont soldées par l’assassinat quand la fuite vers un autre secteur ou une autre wilaya s’est révélée impossible. Parmi tous ces drames, nous retiendrons particulièrement le cas de Ahmed Aggoun tel que le rapporte Lakhdar Bourougaa : « Le destin de Ahmed Aggoun … Quand il a insisté pour rentrer [rejoindre les maquis de l’intérieur], l’état-major a décidé de le liquider physiquement. Son corps a été jeté dans un endroit isolé. Il n’était pas encore mort. Des bergers tunisiens l’ont retrouvé. Souhaitant ne pas dévoiler la vérité, il leur a affirmé qu’il avait été blessé dans une bataille contre l’armée française. Il fut alors ramené auprès de ses bourreaux, qui l’ont exécuté » (Les hommes de Mokorno, Alger, 2009, éditeur inconnu, p. 29). Mais d’une façon ou d’une autre, tous les cas d’espèce sont difficilement détachables de l’appartenance sociale, des segments ville-campagne, des itinéraires militants et du déterminisme construit à partir de l’alternative, rejet absolu du colonialisme ou arrangements réformistes. Ce déterminisme, conséquence de la colonisation et du traitement différencié entre ceux qu’elle s’estime en mesure de se concilier et les irrécupérables inconditionnels de la lutte armée, a traversé les compromis sélectifs du congrès de la Soummam, la direction du FLN-ALN pendant la guerre et explosé en 1962 avec l’indépendance dans une crise sur la prédominance dans l’État. Les héritiers de l’Organisation Spéciale, les ruraux et les couches déshéritées des villes qui ont formé les bataillons de l’ALN et les groupes de combattants urbains n’ont jamais été en mesure d’exercer le pouvoir dans sa totalité. Privés des techniques de direction de l’administration et de l’économie dont la continuité était d’abord assurée par l’Exécutif provisoire des Accords d’Évian, ils ne pouvaient qu’abandonner le terrain de la décision aux héritiers du réformisme. Derrière l’idéologie de « l’efficacité » déployée par Houari Boumediene, ces derniers fourniront les « cadres de la nation » qui sauront faire un usage adapté des lois aux circonstances. Ils favoriseront la pente à toutes les formes de corruption tout en se prévalant des références de la légalité ajustée de la période coloniale. Les transfuges du réformisme et de l’activisme, à l’image des frictions des grandes divisions familiales, négocieront des ententes fondées sur la patrimonialité des biens de la collectivité pour léguer aux Algériens l’État de la dépendance, en tous domaines. L’État d’aujourd’hui a été édifié sur la base de procédés constitutionnels, administratifs et judiciaires mensongers. Les détenteurs de la légitimité historique et ceux de l’efficacité technique et juridique ont pour dénominateur commun le souci de neutraliser la grande masse qui souffre de tous les aspects de la gestion quotidienne, rêvant des miettes de la redistribution constamment promise et conditionnée par la docilité. Cette synthèse, produit d’une longue colonisation en voie de repositionnement, fait miroiter des programmes politiques sans suite, appuyés sur des lambeaux d’idéologie mystifiant des références culturelles qui croient s’identifier à tel ou tel courant. Cette stratégie de domination réussit à cristalliser deux pôles dont les rivalités sont progressivement, selon les besoins du contrôle politique et social, activés ou mis en sommeil : l’arabo-islamisme, d’un côté, affligé de passéisme par leurs adversaires ; le modernisme ouvert sur le monde à partir de la langue dominante, le français. Le concours de la presse est à cet égard de pratique constante.
La francophilie pénètre en profondeur par la culture juridique et politique où sont puisées les joutes qui marquent les débats sur le parti unique ou le pluralisme, le régime constitutionnel, les institutions administratives et les différents codes. Les échanges, parfois polémiques, mettent aux prises les réformistes selon qu’ils se réclament du libéralisme ou de l’interventionnisme voire du socialisme. Or, si la francophilie trouve sa place quasi naturelle dans la conceptualisation du monde politique, juridique et social, ce n’est pas un hasard. Elle est l’héritière d’une tradition reprise par le mouvement national de la pensée transmise par les lieux du savoir colonial. Mouloud Mameri pouvait ainsi mesurer l’apport de la langue française : « La langue française est, pour moi, non pas du tout la langue abhorrée d’un ennemi, mais un incomparable instrument de libération, de communion ensuite avec le reste du monde. Je considère qu’elle nous traduit infiniment plus qu’elle nous trahit » (Guy Pervillé, op. cit. p. 208). Croyant puiser les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité dans une culture dont la maîtrise exige une pratique sociale interne, les transpositions se limiteront aux apparences en guise de trophées. La reproduction du langage politico-juridique du colonisateur débouche sur un enthousiasme révélateur du lien social dans lequel des responsables politiques inscrivent l’avenir des Algériens. Un exemple édifiant est fourni par Mohamed Lebjaoui, appartenant à une riche famille commerçante d’Alger, futur responsable de la Fédération de France du FLN. Dans Vérités sur la révolution algérienne (Paris, Gallimard, 1970, p.111-113 ), il raconte son rôle comme inspirateur et rédacteur de la plate-forme devenue celle du congrès de la Soummam avec Amar Ouzegane et Abane Ramdane, après avoir inspiré l’idée d’ensemble à ce dernier : « Je fis donc une proposition à Abane : « Il faudrait que, le plus rapidement possible, un document approuvé et signé par tous les chefs de maquis fasse apparaître la représentativité du FLN tout en précisant sa doctrine. Il est indispensable que, sur cette base, soit réalisée l’unité de direction politico-militaire de la Révolution ». Abane, dont toutes les préoccupations allaient dans ce sens, se déclara immédiatement d’accord. Songeant à l’œuvre de Jean Moulin comme unificateur de la Résistance française, – à qui j’avais voué, plus jeune, un véritable culte – je suggérai de nommer CNR l’organisme envisagé : en donnant au R le sens de Révolution et non plus de Résistance. – Ajoutons A répondit Abane : Conseil National de la Révolution Algérienne … ». Le même auteur (p. 64 et suiv.) raconte les liens tissés avec Hamma Bengana, député, petit-fils du « roi des Zibans », fils du bachagha du Sud, « intégré parmi les sympathisants du FLN », recevant à dîner le même soir, en son palais d’El Biar, Chaussade, secrétaire du gouvernement général, et, « vingt mètres plus loin, dans une autre pièce Ben M’hidi, Ouzegane et moi-même ». Que pouvaient couver pour l’avenir, en retour, à l’heure de l’indépendance, les avantages tirés de ce refuge seigneurial ? Quelle leçon tirer du jeu toujours trouble de « l’agent double », descendant du seigneur auteur de massacres et de spoliations dont la mémoire, transmise aux descendants des victimes, se constitue en instance d’appel devant l’histoire ? Cet enchevêtrement a présidé aux destinées de l’Algérie indépendante à travers les structures de l’administration, de l’économie, de l’armée et de la police.
En 2017 Ferial Furon, présidente de « Français-Algériens-Républicains Rassemblés pour réconcilier les mémoires », est invitée successivement à l‘Institut du monde arabe dirigé par Jacques Lang, puis au Centre culturel algérien à Paris, à l’Institut français d’Alger et dans une émission à Canal Algérie. Qu’est ce qui lui vaut ces introductions successives, hautement médiatisées ? Arrière-petite-fille de Bouaziz Bengana, par sa mère, elle publie en 2017 un ouvrage sur son aïeul- descendant du célèbre cheikh El Arab à qui les massacres et spoliations des terres ont assuré « l’amitié » de l’armée et de l’administration coloniales dans la région de Biskra. L’auteure de Si Bouaziz Bengana, dernier roi des Ziban, déclare œuvrer pour « la réconciliation des mémoires » et cultive « l’apaisement » en revendiquant une algérianité puisée dans « son pays natal » [l’Algérie]. L’association « Français-Algériens-Républicains Rassemblés pour réconcilier les mémoires », à cheval sur la France et l’Algérie, est une autre façon de sélectionner les pages de l’histoire à partir des ablations mémorielles. On peut suivre le flot de proclamations réhabilitatrice de sa branche maternelle, les Bengana, dans une interview combinée, remarquable par la complaisance du directeur du pôle Radio M et Maghreb Émergent, El Kadi Ihssan, dont les questions encouragent au développement des affirmations de son invitée. Le type de questions usité dans les entretiens et selon lequel l’intervieweur invite à une relecture du livre multiplie les encouragements à faire comprendre aux Algériens ce qu’ils ignorent de l’Algérie des élites, c’est-à-dire les grandes familles, et de leur puissance, de leur rôle, leurs rivalités avant et après la conquête française. La complaisance est accentuée par la technique utilisée qui met en scène exclusivement l’auteure du livre plein écran, tandis que le meneur de jeu n’est présent qu’en voix off, occulté. La technique préside à des stéréotypes sur l’ignorance par les Algériens de cette période et de tout le mode de fonctionnement des puissances gouvernant les tribus. Ignorant délibérément les sources qui renvoient aux massacres commis par les Bengana et autres féodaux de l’époque ( C.-R. Ageron, C.-A. Julien notamment), Radio M occulte la mémoire des révoltes et des révoltés qui ont nourri le fil historique de la résistance jusqu’à l’émergence de mouvements politiques marqués par les appartenances antérieures. Cette volonté de relire le passé selon un agencement acritique, établissant une complicité avec l’auteure, brouille le rôle respectif des regroupements, mouvements ou partis et rassemblements synthétisés plus tard en mouvement national par les historiens. La mémoire constituante des entités a contribué à façonner le mouvement national, sans oublier dans les discontinuités du temps lesquels des Algériens avaient souffert au plus fort de leur existence du sabre colonial, tenu plus souvent que l’on tente de le masquer par les grandes familles. Les échecs successifs du mouvement national jusqu’à la restitution qui est faite d’une indépendance de façade mériterait une réelle immersion pour comptabiliser le passif des élites en perpétuelle recherche de francisation dissimulée derrière des slogans de modernité, modernisation, ouverture, tolérance, tous stratagèmes politiciens qui ne cessent de baliser notre quotidien politique. Faire de Bouaziz Bengana un nationaliste, un défenseur des indigènes rivalisant avec les Oulémas, le Congrès musulman ou Messali Hadj, relève d’approximations dont Radio M devrait se méfier, faute de quoi elle se retrouve en compagnie des bien-pensants, adeptes de la falsification pour des buts immédiats de néocolonisation, sous prétexte de clarification et d’enrichissement historiques. Ce qui rejoint les engagements en profondeur des maîtres de l’État et de leurs courroies de transmission radio-télévisuelles.
La prétention à la participation des Bengana au mouvement national, puis au FLN pose un autre problème : celui de la maîtrise du mouvement national et de la guerre de libération, c’est-à-dire le rôle joué par les bourgeois qui ont envahi le MTLD pour faire jonction avec le réformisme de l’UDMA et de toutes les sensibilités ouvertes sur une autonomie/indépendance étroitement contrôlée par la mère patrie française. Leur attachement n’a fait que se répercuter et se projeter progressivement en difficultés durant la guerre et ses lendemains jusqu’à aujourd’hui. La guerre de libération nationale a été menée avec de nombreux malentendus causés essentiellement par les faiblesses de ceux qui ont été en première ligne mais qui n’avaient ni la culture politique ni l’épaisseur intellectuelle pour définir un tracé idéologique dont ils n’avaient finalement pas la maîtrise. Il leur a fallu constamment recourir aux éminences grises de la bourgeoisie. L’appartenance réformiste et la faiblesse du nationalisme plébéien mis dans l’incapacité de la défaire politiquement devaient marquer la guerre de libération nationale et l’indépendance de violences internes assorties de calculs tortueux dont les conséquences sont restituées par un État en décomposition prêt à se livrer aux colonisateurs d’hier.
– De la continuité coloniale au quotidien –
« Nous venons d’éviter un 18 Brumaire » : tel est le commentaire porté par Mohammed Benyahia après la suspension de séance du CNRA, le 4 juin 1962 à Tripoli (in Mohammed Harbi, Le FLN mirage et réalité, op. cit., p. 343). [Mohammed Seddik Benyahia : rédacteur du programme de Tripoli avec Mohammed Harbi, Rédha Malek, Mustapha Lacheraf ; successivement ministre des Finances, de l’Enseignement supérieur, des Affaires étrangères].
Le mimétisme culturel se décline en termes politiques, juridiques et envahit tous les secteurs d’activité. Source de domination imposant l’ordre colonial, façonnant et fixant les hiérarchies linguistiques, religieuses, sociales, politiques et économiques, la langue française devient celle du pouvoir en place depuis l’indépendance. L’assemblée nationale constituante résonne de joutes oratoires émaillées de citations des maîtres français du droit constitutionnel. Des slogans fugitifs, accompagnant le congrès du FLN en 1964 sur l’épuration dans l’armée, l’administration et la haute administration, réclameront périodiquement la débaptisation des rues et des établissements publics. Dans la pratique quotidienne, ces velléités paraissent dérisoires. Les appellations coloniales et leurs racines culturelles célébrant militaires et politiques, fierté du colonialisme, sont reconduites et jalonnent le quotidien des noms de rues, de l’administration et de l’armée sans oublier le monde de la littérature, le cinéma et le théâtre. À Sétif, la rue du colonel Amirouche, une des artères principales ayant abrité après le 8 mai 1945 le local du PPA-MTLD, allant des abords du lycée Kerouani pour finir en face du complexe scolaire Kheira Zerrouki, est toujours appelée rue Valée (vainqueur de la bataille de Constantine en 1837, gouverneur général de l’Algérie). La remarque peut être faite pour de nombreuses villes, y compris Alger où la rue Larbi Ben M’hidi s’efface devant la rue d’Isly. Sur le site TSA, Younes Djama, couvrant une marche « contre la loi sur les hydrocarbures », écrit « Elle [la marche]se dirige actuellement vers la Grande Poste en empruntant la rue d’Isly » (13/10/2019). Au lieu de la rue Didouche Mourad, combien de journalistes préfèrent passer par le détour « l’ex rue Michelet ». Le CHU Lamine Debbaghine de Bab-El-Oued est toujours appelé hôpital Maillot (médecin militaire qui n’a rien à voir avec l’aspirant Henri Maillot mort au combat dans les rangs de l’ALN)). À Oran le quartier Gambetta, tirant son nom de la rue du même nom, ne connaît pas Mohamed Fortas. Badreddine Mili, dans « Qu’est-ce-qui fait courir Louisa Hanoun » commence son article par « le fabuleux destin de Louisa Hanoune », reprenant le titre du film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, sorti à Paris en 2001 (Le Soir d’Algérie, 27 mars 2014). Dans ce registre, l’une des perles revient au correspondant du Figaro à Alger, Arezki Aït Larbi (El Watan, 8 mars 2007) qui clôt sa série de reportages sur le procès Khalifa par un portrait consacré à « Fatiha Brahimi, la juge qui fait trembler le sérail : … Fatiha Brahimi trône depuis deux mois en maîtresse de cérémonie. Avec des répliques à couper le souffle au plus récidiviste des justiciables, cette quadragénaire à la démarche féline, qui tient de la rigueur d’Eva Joly et du charme d’Anne Sinclair, aurait pu faire carrière dans le cinéma … À l’heure où, un peu partout dans le monde, des femmes conquérantes, sont propulsées aux devants de la scène, d’indécrottables idéalistes se prennent à rêver. Et si la « petite » juge sautait le pas, et décidait de forcer le destin en briguant la magistrature suprême en avril 2009 ? ». Le laudateur feint d’ignorer la prouesse marquante de ce procès qui n’inquiète aucun des ministres impliqués (Mourad Medelci, Abdelmadjid Tebboune notamment) ainsi que des généraux à la retraite ou en activité. La « petite juge » sera nommée magistrat de liaison à l’ambassade d’Algérie à Paris (accord judiciaire de 2010) avant de siéger au Conseil de la nation au titre du tiers présidentiel, c’est-à-dire désignée (récompensée pour services rendus) par Abdelaziz Bouteflika.
Le Pacte de l’alternative démocratique (PAD comptant une demi douzaine de formations politiques) « tient ses assises » (El Watan, 26 janvier 2020) sous le slogan/banderole au-dessus de la tribune « La souveraineté populaire, c’est maintenant » reprenant « Le changement, c’est maintenant » de la campagne de François Hollande aux élections présidentielles de 2012. On sait comment et dans quel sens a fini le « changement » claironné. Il y a de quoi rester sceptique sur la nature de la souveraineté populaire mimée sur le rythme d’un « changement » transformé en interventions militaires en Afrique avec la collaboration du régime d’Alger.
Le correspondant d’El Watan à Sétif (édition en ligne, du 10 mars 2014) présente aux lecteurs « Moi M’sieur » de « l’écrivain Hamouda Mansour » reçu au « Café littéraire, maison de la culture Houari Boumediene … Le nombreux public qui n’a pas voulu rater une telle rencontre riche et nostalgique d’une époque où l’école remplissait sa mission a été, le moins qu’on puisse dire emballé par l’auteur de la « dernière chaumière » et « fragments de Sétif », ses autres ouvrages. « Le livre est l’itinéraire d’un enseignant. Je ne suis pas un faiseur d’opinion ou un orientateur de gens. J’ai juste raconté d’une manière quelque peu romancée mon expérience au sein de l’enseignement et de l’éducation nationale étalée sur une quarantaine d’années » confirme l’ancien directeur des personnels au ministère de l’éducation nationale ». On retrouve ce fils de caïd de Aïn Azel, figure de la continuité coloniale ayant fait sa carrière en toute quiétude, dans un entretien à Francophonie et sciences de l’éducation, repris par El Watan (30 décembre 2010). Ce sujet mettant en scène les deux moments de l’enseignement et de l’éducation nationale – pendant la période coloniale et ses lendemains – est toujours empreint de nostalgie et de regrets sur le « véritable enseignement » comparée à « l’ère de la décadence et de l’obscurantisme », oubliant les liens de responsabilité exercée par ceux-là mêmes qui sont devenus les cadres de l’éducation nationale. Cette catégorie d’enseignants ayant pris la relève des maîtres d’antan retrouve irrémédiablement leurs leçons programme. Cela ne fait que rappeler la solidité des hiérarchies tissées par l’école française et sa volonté d’imprimer chez ses « indigènes » « une image impressionnante et séduisante de la France. Tel était le but visé par la scolarisation … à en croire le directeur de l’École Normale de la Bouzaréa en 1908, Paul Bernard : « Il importe (…) que les indigènes aient de notre patrie l’idée la plus élevée et la plus pure ; nous donnerons donc à nos élèves (…) des notions sur la grandeur de la France, sur sa force militaire, sur sa richesse. Notre situation serait bien plus solide si les indigènes en arrivaient à penser : « Les Français sont forts et généreux, ce sont les meilleurs maîtres que nous puissions avoir… » (Guy Pervillé, op. cit., qui reprend un passage du livre de Malek Haddad, Les zéros tournent en rond, Paris, Maspero, 1961, p.44).
L’ancien gouverneur général de l’Algérie (1944-1948), Yves Chataigneau, étale sa fierté d’avoir légué à l’Algérie de l’indépendance les compétences formées par la France : « À la différence de nombreux pays parvenus brusquement à l’indépendance, la République algérienne a disposé de cadres entraînés à la gestion de son économie par la pratique des Commissions dans l’Assemblée financière instituée en 1945 et dans les Conseils généraux. Je veux louer sur ce sujet la compétence et le zèle du Dr Francis, aujourd’hui ministre des Finances, du président Ferhat Abbas, d’Abderrahmane Farès et de Djemmame qui avaient singulièrement contribué à doter l’Algérie d’un budget ordonné, de finances saines, d’un programme de travaux cohérents et efficace … En outre, dès 1946, Salah Bouakouir, nommé directeur des Services économiques et Mustapha Pacha nommé directeur du Fonds commun des Sociétés de prévoyance, avaient formé des collaborateurs aptes à assumer les fonctions que ceux-ci occupent aujourd’hui … » (Yves Chataigneau, Le développement économique de l’Algérie et l’apport français, in Problèmes de l’Algérie indépendante, numéro hors série de la revue Tiers-monde, Paris, PUF, p. 197-198).
Malgré les destructions des structures économiques et sociales, au nom du progrès, terminées par une guerre colonialiste d’une violence appuyée sur les moyens techniques les plus modernes, la France a su transmettre à des couches sociales subjuguées par sa puissance la dimension morale où elles iront chercher qui un rassurant soutien, qui une vérité impropre à découvrir chez les siens, jugés incapables de répondre à des questions angoissantes soulevées par la guerre de libération nationale.
Comment qualifier la « prouesse » télévisuelle jouée par Yacef Saadi en compagnie de l’ex-colonel Roger Trinquier de l’état-major de Jacques Massu rappelant ses faits d’armes avec une malicieuse nonchalance, laissant transparaître en « pointillés » massacres et disparitions dont il justifie, avec l’assurance du technicien guerrier, l’usage incontournable. La guerre impitoyable faite aux Algériens dans ce qui a été dénommé « La bataille d’Alger » est réduite, une dizaine d’années après l’indépendance, à un échange de mondanités alors que des milliers de familles pleurent leurs morts ou s’interrogent encore sur le destin des disparus. Yacef Saadi coiffe, avec le sourire, ses anciennes responsabilités de la zone autonome d’Alger du talent d’affairiste de la pellicule, sollicitant de l’ancien tortionnaire Trinquier une collaboration créatrice. Si on suit la carrière politique et sociale de Yacef Saadi, on sait qu’il finira sénateur du tiers présidentiel longtemps après avoir trempé dans les missions les plus ténébreuses depuis la constitution des groupes de la Casbah en juillet-août 1962, armés et organisés par le groupe d’Oujda contre la wilaya IV. L’exemple de ce notable – affairiste de la violence armée déguisé en « héros filmé » de la guerre de libération nationale et son itinéraire inclinent à penser que Hizb França relève d’un réaménagement organisé du colonialisme.
Les initiatives engagées par Drifa Ben M’hidi pour découvrir la vérité sur les conditions de l’arrestation puis de la mort de son frère Larbi, nous offrent une surprenante démarche, découvrant chez le colonel Bigeard de la guerre d’Algérie suffisamment de sens moral, tel que la France en a semé les germes dans l’imaginaire du colonisé, pour accorder foi aux paroles de celui qui a livré Larbi Ben M’hidi à ses exécuteurs. Le sens moral quitte le rang des héritiers du combat libérateur pour trouver refuge chez Bigeard et son lieutenant Jacques Allaire, celui-là même qui tire à la fois gloire de l’arrestation de Ben M’hidi et crée une atmosphère teintée de ce sens moral prêté au détenteur de vérité. Drifa Ben M’hidi n’est pas une exception ; les spécialistes en scoop historique et cinéastes déjà subjugués par la « légende du héros » puisent à la même source. Guidée par la conviction de son appartenance de notable due aux liens de parenté, confirmée par le penchant de reconnaissance qu’elle puise dans l’engagement fraternel, Drifa Ben M’hidi déverse ses accusations manifestement infondées sur un militant de la guerre de libération nationale, ancien de l’OS, Brahim Chergui qui n’a pour lui que sa dignité, longtemps obligé de se taire et de se cacher avant de braver le mensonge. Ici encore, les maîtres tortionnaires d’hier deviennent source d’arbitrage et témoins à la crédibilité insoupçonnée et insoupçonnable dans le silence de toutes les organisations léguées par la guerre de libération nationale : anciens moudjahidines, anciens condamnés à mort, anciens torturés… À croire que ceux qui passent leur temps à glorifier la mémoire des martyrs ne font en réalité que la piétiner. Le silence sur ces deux faits rapportés en détail dans le corpus témoigne de la complicité des autorités politiques et des militaires qui les dirigent. Il est vrai que le travail fait par Benyoucef Mellouk a montré qu’il y a plus de faussaires chez les anciens moudjahidines de l’appareil que d’anciens combattants authentiques.
Les atteintes à l’intérêt national sont renvoyées contre les hirakistes dans une stratégie de disqualification. Il s’agit là des innombrables artifices et faux instaurés dans la direction du pays depuis son indépendance apparente. Apparente, celle-ci l’est à tous points de vue car la dépendance, manifeste, est démontrée par sa soumission à l’égard des puissances extérieures auprès desquelles le système de gestion politique espère puiser un regain de légitimité. Sa soumission assortie de conditions-écran entraîne dans son sillage celle des organisations politiques et sociales auxquelles ce système permet d’exister en lien direct avec sa conception du pouvoir et de son exercice. Un regard sur le paysage politique depuis une trentaine d’années et les prétendues ouvertures de 1989 ont fixé un ensemble qui fonctionne sur une superpuissance de pouvoir de direction et des satellites constitués en partis, syndicats, associations. En effet, toutes ces organisations sont, d’une manière ou d’une autre, issues du centre qui permet leur existence : il les autorise, les aide ou les soutient, lâchant la bride selon les nécessités convenues et les paramètres d’un pluralisme-maison. Il n’est pas difficile d’établir, en ayant une connaissance suivie du microcosme politicien d’Alger, les liens de sociabilité qui existent entre les puissances de pouvoir (principalement les hauts gradés de l’armée) et le personnel dirigeant des organisations politiques et associatives. Le tissu relationnel entre ces personnels les insère dans les couches sociales qui croisent les maîtres de l’État et de l’armée. Cette configuration est le produit de la puissance de sujétion exercée sur la société, l’État et toute l’organisation sociale. La référence à la société civile n’est qu’un leurre. Il en est de même du pluralisme politique. Il ne saurait y avoir l’une comme l’autre sans un régime de libertés publiques. À quoi correspondrait un conglomérat de partis et d’associations conçus selon les prévisions et les objectifs des services de sécurité qui, bien souvent, y placent leurs agents ? Comment fonctionne un parti ou une association qui ne procède que de l’autorisation du gouvernant sur le rapport des services de sécurité et selon les objectifs projetés par dessus les idées supposées des demandeurs ? Les revendications des libertés rappelées périodiquement par les milieux dits oppositionnels s’inscrivent dans un rituel définissant les places respectives du pouvoir et de l’opposition à l’intérieur d’un tout qui ne manque pas d’homogénéité. La presse joue le rôle d’animation conférant au pluralisme les apparences d’une réalité crédible poursuivant les missions correspondantes qu’elle assurait dans le contexte du parti unique. Dès lors, la controverse teintée d’indignation, de part et d’autre, sur l’ingérence – entre les voix du pouvoir et celles d’une opposition faisant valoir les obligations liant les autorités algériennes par les traités dûment signés – relève d’un jeu de dupes. En effet, le simulacre prétendant dénoncer l’ingérence joue sur une fibre patriotique démentie quotidiennement par les exercices de soumission garanties aux différentes puissances qui se disputent l’espace algérien. Ceux qui font mine de prendre au sérieux les indignations officielles sur les atteintes à la souveraineté – en voie d’extinction – ajoutent à la confusion. Leur argumentaire construit sur les engagements de l’État algérien en matière des droits et libertés protégées par le droit des traités internationaux occulte totalement les réalités du droit international qui est loin de traduire les principes obsolètes proclamés à ses débuts par la Charte des Nations Unies. L’obligation de se soumettre au respect des droits de l’homme exigée des États commande sa mise en perspective avec le droit-puissance selon lequel les États régentant l’ordre international usent du respect des droits de l’homme à des fins d’obéissance des aires de dépendance pour de simples questions d’hégémonie assurant la prééminence en termes de marchés. Dans les faits, ceux des nationaux algériens qui en appellent au respect des droits de l’homme s’adossent à une vision du droit international désuète. Ils ne font que constituer l’autre versant par lequel s’exerce la puissance d’États assurés de juger en toutes circonstances de la modernisation des zones dépendantes. Ils le font avec le soutien en légitimation des États dominants, directement ou, le plus souvent, à travers des institutions notamment parlementaires et surtout à travers des ONG.
Le réflexe inscrivant l’Algérie dans la continuité coloniale atteint une autre dimension avec les décisions installant l’armée dans les quartiers de l’armée française. L’encerclement de la capitale sur le modèle légué par cette dernière, notamment à la Casbah, ne manque pas de marquer le tissu urbain pour s’étendre à l’aménagement du territoire. Les noms des régiments ne passent pas inaperçus et ne provoquent pas que de la surprise. Dans un hommage rendu au général, décédé, Rachid Saoudi, El Watan (2 février 2020) donne des précisions sur le régiment qu’il commandait, le 1er RPC qui renvoie au régiment des parachutistes coloniaux, si ce n’est que le qualificatif « coloniaux » trop visible, a été remplacé par « commandos ». Ces régiments au sigle combien évocateur sont au moins quatre (les 1er, 12ème, 4ème, 18ème RPC). Mais la parenté est indéniable, d’autant plus que leur création remonte à 1995. La corrélation à la guerre faite au peuple, après qu’il ait tenté d’affirmer sa souveraineté, est manifeste. À la même période, l’article de Jacques Massu dans Le Monde (2 novembre 1994) n’est pas dû au hasard. Le système politique s’est construit sur la mainmise de deux éléments s’étant accaparé le monopole de la violence derrière les références à l’État : l’armée, entendu les hiérarchies supérieures du commandement, et les services secrets. La brutalité de la gestion de la société sous étroite surveillance s’accompagne d’une diffusion généralisée de la corruption sous toutes les formes et à tous les échelons. En dehors des cercles du commandement militaire et de ses codes, ce que l’on désigne en langage inapproprié d’institutions sont nourries à l’obéissance et à la fidélité au pouvoir qui veille aux plans de carrière : des institutions présidentielle et gouvernementale aux institutions administratives, diplomatiques ou judiciaires, les maîtres de l’armée se sont appropriés le pays et son devenir. Sans légitimité politique, accaparant la souveraineté nationale qu’ils réduisent à un simulacre derrière une façade n’ayant de constitutionnel que des qualificatifs usurpés, ils sont réduits à être une proie en légitimation par/pour les puissances extérieures à qui ils offrent des concessions territoriales, militaires, économiques, en échange des protections prometteuses en crédibilité toujours sous réserve d’inventaire. Les hauts responsables militaires et, à leur suite, les politiques, ont des liens étroits avec les puissances européennes, les monarchies du Golfe, les USA. Ils y ont des foyers de repli luxueux, des investissements de provenance douteuse, ils s’y soignent, s’y réfugient en cas d’infortune, conséquence d’affrontements claniques. Nombre d’entre eux ont une double nationalité. Si le maître régnant s’est mis en situation d’allégeance à l’égard des puissances qui gouvernent le monde, il n’y a rien d’étonnant à ce que les composantes politiques et associatives tentent d’en référer aux représentations diplomatiques et consulaires sur les pratiques autoritaires d’un régime ayant créé les conditions de sa mise sous surveillance. Ainsi, les États européens, tout comme les USA, sont devenus les maîtres du jeu politique à Alger. Ils arbitrent les relations conflictuelles apparentes entre le pouvoir et ses opposants en distribuant les blâmes et les encouragements jouant sur les règles dont ils tiennent la source et qu’ils s’estiment en devoir, intéressé, de rappeler. Les droits de l’homme, la liberté de la presse notamment, la défense des femmes et la prise en charge de leur émancipation, celle du pluralisme politique et social, constituent ainsi le clavier sur lequel les signes d’encouragement ou de défiance sont distribués au seul avantage et selon l’intérêt des États/juges/protecteurs, directement ou par courroies de transmission, dont les ONG. Il n’est donc pas étonnant de voir défiler dans les chancelleries à Alger les responsables des associations, partis politiques, syndicats. Ce système de relations à trois (pouvoir – formations politiques et sociales – puissances extérieures) renferme une donnée fonctionnelle qui suggère l’entente tacite de tenir éloignée la masse des Algériens. Les liens qui se fixent ainsi se font au sein des aréopages pouvoir – formations politiques sociales -chancelleries. Les thèmes de libertés politiques et de droits de l’homme par la « noblesse » et la légitimité de leur contenu ne sont en réalité que l’écran tenant à distance la masse dont on déclare porter les espoirs en veillant à sa protection. Les tables rondes tenues en petits comités à la Fondation Frederich Hebert en sont un des nombreux exemples.
– Aperçu sur la production intellectuelle, l’Université et la Recherche –
(Pour plus de détails, voir, Vie et mort d’un projet – Naqd source et enjeu de pouvoir et notamment la troisième partie, Le temps des retrouvailles et de la normalisation – Un monde intellectuel soudé)
La production intellectuelle sous forme d’analyses et de commentaires, dans des rencontres montées par les gouvernants algériens ou des organismes extérieurs ayant statut de laboratoires spécialisés a pris de l’extension en se diversifiant. Depuis l’intégration du phénomène terroriste dans ces cercles de réflexion, l’hybridation de la recherche par les pouvoirs d’expression sécuritaire a été banalisée au point d’envahir les cycles de formation universitaire en séduisant les chercheurs dont la vocation de départ devait justement veiller à tenir le sécuritaire à distance en s’assurant l’indépendance de l’investigation critique. La création de l’association nationale des universitaires algériens pour la promotion des études de sécurité était déjà toute une école. L’accord intervenu en décembre 2018 entre le Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (CREAD) et l’Institut militaire de documentation, d’évaluation et de prospective (IMDEP) n’est rien d’autre que la militarisation de la recherche passée au grand jour: « Les deux parties se sont entendues pour la contribution du personnel chercheur du CREAD à l’encadrement scientifique des publications de l’IMDEP, à sa participation également aux travaux des expertises élaborées par l’institut militaire ainsi qu’à l’acquisition par ce dernier des travaux de recherche réalisés par les chercheurs du CREAD. Ces échanges porteront sur des sujets ainsi que sur des questions d’actualité nationale, régionale et internationale et devront aboutir à la mise en place d’un cercle de réflexion et d’action scientifique commun et ayant pour centre d’intérêt privilégié celui de la sécurité et de la défense … » (Voir « Le CREAD et l’IMDEP d’accord pour un échange d’expertises entre civils et militaires », Reporters, 24 décembre 2018). Ces croisements ne se font pas sans mixité avec des institutions françaises et américaines compte tenu des accords, en la matière, entretenus par les pénétrations stratégiques des deux puissances en Afrique. Les accords de défense entre la France et l’Algérie annoncent le statut d’armée supplétive de l’ANP.
Au demeurant, cette contamination de la recherche universitaire par les militaires sous couvert de défense est une denrée importée, comme méthode aboutie depuis de nombreuses années en France, aux USA et en Grande Bretagne, notamment. La polémique surgie entre universitaires à l’occasion de l’affaire Drareni résume en filigrane le lien développé entre l’université française et les milieux militaires et de sécurité, où trois universitaires algériens (dont l’un est devenu ministre) sont à pied d’œuvre, le contenu des propos faisant foi. Tout est parti d’une accusation d’espionnage lancée lors d’une interview de Tebboune contre le journaliste pour la couverture professionnelle du Hirak. Drareni est arrêté, jugé et condamné à deux ans de prison [libéré depuis]. À la défense engagée par delà les frontières en soutien au journaliste, le ministre de la Communication, porte-parole du gouvernement, professeur de droit public à Alger, Ammar Belhimer, reprend les accusations d’espionnage-Hizb França, et force le trait pour mieux montrer sa fidélité à la source de sa promotion. Partie prenante à des rencontres militaro-universitaires en France, Ali Bensaâd révèle la collusion de Ammar Belhimer avec un amiral français dans le cadre de ces échanges. Il soutient cependant la nécessité de ces derniers dans une première réaction quand il écrit : « Ammar Belhimer a tissé des liens et collaboré avec des institutions militaires françaises et produit pour elles des notes longtemps avant même d’avoir pensé un jour être ministre … Les questions de guerre et de paix sont trop sérieuses pour les laisser aux seuls militaires et diplomates. En Europe, les institutions militaires se sont ouvertes aux débats avec les universitaires dont beaucoup croient, à juste titre, en la vertu du dialogue et de l’éclairage des militaires sur les enjeux des conflits. Je ne ferai donc pas grief à M. Belhimer d’avoir produit des notes stratégiques sur l’Algérie pour des institutions liées au ministère de la Défense française. Je ne crois pas qu’il ait pu ainsi menacer les intérêts de l’Algérie. Pourquoi alors les relations de Khaled Drareni avec « SOS racisme » et « Reporters sans frontières » menaceraient-elles la sécurité nationale algérienne ? » (page Facebook de Ali Bensaâd reprise dans OBS Algérie, 17 août 2020). Le 23 août 2020, sur sa page Facebook reprise notamment par Radio M Post, il revient sur la coopération entre militaires et chercheurs : « Je ne suis pas de ceux qui condamneraient le dialogue entre militaires et civils et des deux côtés de la Méditerranée. Au contraire. Mais dans la transparence. Après tout, que ces notes et la participation de M. Belhimer aient pu arriver à la connaissance d’un certain nombre de chercheurs dont moi, signifierait que cet officier n’a pas jugé les choses suffisamment délictuelles pour les entourer d’une forte protection. Mais alors que M. Belhimer s’en explique ou qu’il cite cet officier comme témoin de moralité. En quoi ces échanges de Belhimer dont je ne veux pas douter qu’ils étaient strictement intellectuels, étaient moins dangereux que les relations de M. Drareni avec « SOS racisme » et « Reporters Sans Frontières » (souligné par nous).
Cette polémique à trois, si on inclut les dédouanements apportés par Yazid Ben Hounet (Les salades d’Ali Bensaâd, agrémentées « frites McCain », Le Soir d’Algérie, 18 août 2020) en faveur et au nom de son collègue et néanmoins ministre, résume à notre sens la combinaison militaro-universitaire qui s’est développée depuis une trentaine d’années en France, à l’instar des USA, et qui n’a pas manqué de produire les clones correspondants notamment en Algérie et chez des universitaires algériens en France et ailleurs. Ce qui nous paraît remarquable réside dans cette collaboration de l’université et de la recherche avec les milieux militaires et leur gestion du phénomène sécuritaire dont on a pu mesurer l’envahissement sur le champ des libertés à l’intérieur et en dehors des frontières et ses conséquences. Or, le propre de l’université et de ceux qui l’animent repose sur l’autonomie de réflexion et de questionnement, quand bien même s’agirait-il du domaine militaro-sécuritaire. L’université et ses chercheurs sont tout à fait à même de produire les analyses en ce domaine sans ce mélange où les initiatives se déplacent nécessairement en faveur des milieux militaires. D’autant plus que si l’université s’est prise de séduction pour ce genre d’entreprise, c’est avant tout par indigence logistique et financière. Depuis une trentaine d’années, on sait que les universités sont incapables, sans sponsoring ou partenariat, de prendre en charge les colloques, séminaires et autres rencontres qu’elles assuraient jadis, y compris la publication de leurs travaux. Ces remarques valent, évidemment, pour l’université française. Il va de soi que pour ce qui concerne l’Algérie, la promiscuité entre le militaro-sécuritaire et l’université est depuis longtemps chose connue. Un tel concubinage fait de l’université l’auxiliaire des techniques et choix stratégiques des militaires et de leurs services dans la surveillance des populations. Placer ces activités derrière les échanges intellectuels de nature à éclairer les militaires et diplomates relève de la prétention et de l’orgueil, masquant les rapports réels en un domaine où le maître du secret et du pouvoir – le militaire – dicte ses lois de sponsor. Enfin, préciser sa disponibilité à l’échange sur ces questions y compris entre la France et l’Algérie et sur le pourtour méditerranéen révèle la perversité propre à ces milieux : qui ignore, surtout des chercheurs avisés, versés dans le domaine des stratégies de défense et de domination/agression, que depuis les années 1990 et la guerre faite au peuple algérien, les services français sont au fait de tous les secrets dits protégés à l’intérieur des cercles militaro-sécuritaires algériens. La collaboration des universitaires sur ce terrain vient tout simplement en soutien aux tentatives de « civiliser » les « barbaries » en cours de programmation.
L’hégémonie culturelle que se taille la France en intervenant dans le système éducatif, les assises assurées par l’élargissement de la francophonie, les initiatives en matière d’arts et de réflexions intellectuelles dans les sciences sociales par la multiplication des conférences en ses instituts, finit par s’appuyer sur une base sociale agissante. Le dynamisme des services de l’ambassade de France engagés sur les terrains culturels désertés par les autorités locales offrent des points de référence ressentis tels des havres défiant les sinistres. La demande de milieux sociaux autochtones fonctionne de la sorte en relais de l’hégémonie culturelle française et fournit aux classes moyennes la certitude de pénétrer le cœur de la culture que les gouvernants sont incapables d’encourager. Le pouvoir de pénétration de la culture planifiée par l’ambassade de France aux sons de la francophonie protectrice trouve ses relais autochtones. Le 14 juillet de chaque année représente le jour des retrouvailles franco-algériennes à Alger, Oran, Annaba. La France en Algérie publie ce compte rendu de la fête le 14 août 2018 : « À l’occasion de la fête nationale, la Résidence des Oliviers, sublimée des couleurs tricolores, a ouvert ses portes à près de 1300 convives, français et algériens, pour la réception annuelle du 14 juillet. L’Ambassadeur de France en Algérie, Haut représentant de la République française, M. Xavier Driencourt, accompagné de M. Abderrahmane Raouya, ministre des Finances et de M. Abdelghani Zaalane, ministre des Travaux Publics et des Transports, a tenu, lors de son allocution, à souligner l’exceptionnalité de la relation franco-algérienne : « La relation entre la France et l’Algérie, elle est à nulle autre pareille, car elle dépasse les questions d’intérêts particuliers, elle dépasse même les tensions historiques. C’est une relation indéfectible, exceptionnelle. Nous sommes de la même maison ; sur cette Méditerranée, nous sommes du même bateau. Alors soyons-en dignes, et donnons-lui du souffle pour qu’il continue d’avancer ». Les convives ont, par la suite, profité de l’ambiance festive de cette soirée, animée par un DJ, tout en goûtant au vaste choix de mets français et algériens proposés. En parallèle, des réceptions ont également été organisées par les consulats généraux français à Annaba ainsi qu’à Oran ».
– Du « char de la révolution » à l’ambassade de France –
Les chancelleries, représentations diplomatiques à Alger, fonctionnent comme un recours, instance d’appel politique, vis-à-vis du pouvoir algérien. Cette voie est offerte aux partis politiques, syndicats, associations de différents secteurs. Elle s’est établie à partir de données de fait selon le schéma institutionnel algérien apparent assorti de ses innombrables corruptions. Conçu pour fonctionner verticalement, celui-ci répond à un ordre de contrôle préventif dans la mesure où toutes les organisations sociales et politiques émanent de lui sur autorisation. Cela suppose un contrôle sur la direction (choix du personnel dirigeant), ses orientations (choix politiques, sociaux) et se traduit par un système de récompenses/subventions financières (les formations reconnues n’ayant pas de base sociale, militante qui les finance) ou politiques (ouverture d’un quota de représentation aux assemblées nationales, locales, accès à des portefeuilles ministériels). La carrière politique, la vie d’un parti, ne sont en définitive possibles qu’en échange d’un respect mesuré des volontés des gouvernants. La proximité sociale des composants politiques et associatifs avec les puissances dirigeantes – notamment les chefs de l’armée et des services de sécurité – verrouille les ouvertures réelles sur la société et réduit le discours oppositionnel à tonalité réformatrice à une double courroie, régénératrice du régime : dynamisante vers le haut, de transmission-étouffoir vers le bas. Le système politique, fortement marqué par l’unanimisme du parti unique, a réussi à se redéployer par la mise en place par le haut d’un pluralisme formel sans autre impact politique sur la société que celui de la corseter. L’absence de légitimité du pouvoir est la conséquence criante de ce système, communiquée aux composantes partisanes et associatives qu’il s’évertue à qualifier de société civile. La vraie société civile, inconnue de ce schéma politique, est tenue en souverain mépris par l’arrogance de généraux en renouvellement constant et leurs exécutants ministériels : elle se cherche en se débattant dans d’inextricables souffrances quotidiennes qui laminent tous les aspects de l’existence. Cette multitude, en dehors de toute représentation, expulsée des prévisions et gestions budgétaires, pèse tout de même par son poids et par ses conditions de vie sur l’échiquier politique qui socialise dans l’entre-soi des discours au caractère oppositionnel calculé. Cela conditionne son existence. Sans attache sociale vers le bas, tenues en laisse par le haut, les formations politiques trouvent des oreilles intéressées dans les chancelleries qui animent leurs propres programmes d’aide à la démocratisation. Dès lors, sans répondant au sein de la société, les appels en légitimation se tournent vers les puissances extérieures. Aux marques de sympathie, d’encouragement et de soutien assorties de mises en garde rappelant les intérêts protégés des protecteurs dans les relations d’États, font écho les audiences accordées aux formations politiques et sociales par les ambassades et les consulats de France, des USA, et des autres pays d’Europe. Ces attaches, ententes et soutiens se dessinent au profit des catégories gouvernantes et de leurs satellites au détriment des masses algériennes expulsées du champ politique où se décident les choix de gestion de la cité.
Les représentations diplomatiques auprès desquelles les acteurs du monde politique et associatif algérien ont pris l’habitude de présenter leurs doléances prêtent une oreille attentive et néanmoins intéressée, suffisamment pour ne pas perdre de vue les profits avantageux qu’ils savent entretenir en encourageant de telles rencontres. La pénétration des milieux politiques et associatifs devient une pratique tellement courante que le fonctionnement du système de gestion nationale, en toutes matières, ne renferme plus aucun secret. Bien au contraire, les détenteurs du secret c’est-à-dire du pouvoir de savoir, d’orienter, donc de manipuler, sont les membres conseillers des missions diplomatiques dont le champ d’action est désormais sans limite. Les chefs des missions diplomatiques se permettent des tournées dans les régions du pays, vont à la rencontre de populations soigneusement encadrées au même titre que les responsables politiques algériens. La couverture « protectrice » du terrain algérien est d’autant plus solide qu’elle est secondée par le dynamisme de nombreuses ONG. L’efficacité de toute organisation dans le champ politique et social est mesurée à ses capacités relationnelles avec le monde prometteur des cercles consulaires prolongés en des lieux de convivialité sociétale élargie au-delà des bureaux officiels.
Un regard scrutateur sur l’extension des pratiques de reconnaissance tutélaire renvoie naturellement aux ambitions claironnées dans les années soixante. Nul autre moment ne semble plus emblématique, par la jeunesse des acteurs et par les projets dont ils se disaient garants, que le VIème congrès de l’Union nationale des Étudiants algériens (UNEA) présenté par Le Peuple (quotidien du FLN) dans son éditorial (4 août 1964) comme « Le Congrès des travailleurs de nos universités ». L’ouverture de ces travaux, salle Ibn Khaldoun, rassemble « 1500 étudiants » et une tribune officielle de personnalités du parti et du gouvernement cités dans cet ordre par Le Peuple : Hadj Ben Alla, membre du bureau politique du FLN, responsable de l’Orientation du FLN et des organisations de masses, président de l’Assemblée nationale, Cherif Belkacem, ministre de l’Orientation nationale, Bachir Boumaza, ministre de l’Économie, Hocine Zehouane, responsable de la Commission d’orientation du parti [à ce titre membre du bureau politique], Tewfik El Madani, ministre des Habous, Sadek Battel, sous-secrétaitre d’État à la Jeunesse et aux Sports…
Tribune officielle. VIème congrès de l’UNEA.
Tour à tour, après le discours – programme de Houari Mouffok, président de l’organisation, les responsables politiques se relayent, maniant paternalisme et orientations de « combat », selon le ton donné par Hadj Ben Alla (« L’UNEA doit être et rester une organisation de combat »). Hocine Zehouane donne l’orientation à suivre : « Que donnera ce congrès ? Personne n’a le droit d’anticiper. Vous allez aborder des problèmes syndicaux, notamment au cours de vos travaux, il vous appartient de les étudier en fonction des lignes de forces desquelles aucune institution algérienne n’a le droit de s’en écarter, car elles sont l’aspiration de tout le peuple. Elles sont contenues dans la Charte d’Alger. Vous devez les approfondir. Le temps n’est plus où être étudiant, c’est vouloir forcer les portes d’une classe par l’approbation des connaissances et s’assurer une vie de facilité, aujourd’hui, bien au contraire, si on est étudiant, on est le délégué du peuple, un soldat qui cherche à s’armer pour mieux servir les intérêts du peuple. L’Algérie est à l’heure du choix, choisir la voie du combat et se battre tout de suite, c’est l’alternative qui reste à ce peuple qui ne cesse d’étonner le monde et qui a donné le meilleur de lui-même. Le chemin du socialisme n’est pas un chemin semé de roses, il est difficile. Le char du socialisme peut se trouver embourbé, le rôle de l’étudiant élément d’avant-garde de la Révolution est de s’atteler à remettre le char de la Révolution en marche et d’accélérer sa vitesse… » (Le Peuple, 4 août 1964, p. 3).
VIème congrès de l’UNEA. Vue sur la salle Ibn Khaldoun.
Ce congrès a été marqué par l’exclusion de la délégation de Paris pour son manque d’ardeur révolutionnaire : « … la délégation de Paris n’a pas pris justement conscience de l’orientation politique du FLN sur la base de la charte d’Alger. Le FLN est un parti de toutes les forces authentiquement révolutionnaires … Le grief essentiel que les délégués dans leur majorité ont fait à la délégation de Paris, c’est justement de s’être coupée de la véritable réalité algérienne et des aspirations profondes de nos masses populaires exprimées par l’orientation engagée du Parti d’avant-garde du FLN » (Le Peuple, 8 août 1964, p. 3). L’exclusion de la délégation de Paris a été un des moments clé de l’avenir politique pour tous dans la mesure où a été scellé le sort de la liberté de pensée et son expression publique. Les délégués à ce congrès ainsi que leurs supporters qui applaudissaient au verrouillage de l’opinion devront payer, pour nombre d’entre eux dans leur chair, le soutien aux formes totalitaires de l’expression politique. Houari Mouffok décrira, bien des années après, le traitement inhumain que lui a fait subir la police politique. On y trouve en continu les mêmes pratiques auxquelles sont confrontés des militants du hirak aujourd’hui. Quand son « Parcours d’un étudiant algérien – de l’UGEMA à l’UNEA » paraîtra en 1999 (Alger, Éditions Bouchène), beaucoup de cadres de l’organisation et sa base auront constitué les bastions idéologiques de la logistique ministérielle (directions, secrétariat de ministères), celle des entreprises et sociétés publiques, de l’université ou des différents conseils, officiant en conseillers techniques de la corruption multiforme. Adeptes du chauvinisme national à son heure, ils en prennent le contre-pied sans état d’âme quand leur avenir, liés à celui de leurs maîtres, passe par l’affiliation retrouvée à leur mère patrie intellectuelle. Installés en élite, catégorie esquissée en commun avec des généraux criminels, ils ont, de génération en génération, construit les fondements culturels de Hizb França, contaminant de larges pans des couches moyennes auxquelles ils ont communiqué l’art répétitif des mots et des slogans. Polluant les associations de toute nature, ils ont créé un style de « partis démocrates » obéissant aux deux critères suivants : la déclaration d’appartenance francophile et la reconnaissance par les chefs de l’armée.
L’étau comprimant la société de la dépendance, de l’aliénation, n’a aucun échappatoire interne qui permettrait de desserrer l’étouffoir auquel sont soumises les populations. Aucune structure, qu’elle soit politique, judiciaire, arbitrale, n’est en situation de répondre aux souffrances quotidiennes. Le jeu des relations internationales permet alors l’introduction de l’arbitrage des États dominants dans leurs rapports avec les cercles dirigeants. C’est ainsi que l’on a vu depuis la visite du président Jacques Chirac se dessiner une relation à deux degrés, installant des rapports dits d’État à État d’un côté, et des rapports avec la société algérienne derrière ce qui représente en réalité suffisamment de proximité avec les autorités françaises pour que celles-ci y donnent suite. L’ambassade et les consulats français jouent un rôle très actif soit directement, soit à travers des organisations socioculturelles et des organisations non gouvernementales. On se souvient de cette scène où, en visite dans le quartier de Bab El Oued (encore sous le choc des dégâts humains et matériels causés par les inondations de novembre 2001), un habitant crie à Jacques Chirac, en désignant Abdelaziz Bouteflika, « M’sieur, c’est un voleur! » ; derrière cette détresse prend forme le mépris affiché par les gouvernants algériens à l’égard de nationaux sans droits, tandis que se projette l’espoir diffus vers une puissance extérieure réputée être respectueuse des souffrances des populations et de leurs droits pour donner suite en « corrigeant » le comportement d’un élève président en dessous des responsabilités de sa charge. C’est cette spontanéité dans l’expression affichée de la détresse vécue par une population sinistrée que l’on retrouve en prolongement, exploitée à une autre échelle par des organisations des droits de l’homme et des associations de différentes obédiences. Les réceptions de l’ambassade de France qui drainent des noms de la très surfaite « société civile » ne se limitent pas, on s’en doute, à la simple courtoisie. Un système de pénétration, enveloppant la société algérienne et ses parties les plus réceptives à la mixité française s’est établi et renforcé au fur et à mesure que l’indépendance a pris les formes honnies d’exploitation et de mépris assorties d’un pillage en règle de toutes les ressources publiques, détournées de leur affectation au bien commun. En recevant des personnalités des arts et lettres ou des représentants des associations et des partis politiques, les présidents français, depuis le voyage de Jacques Chirac, apparaissent à la fois comme un recours auprès de ces formations et, en même temps, comme une autorité de domination qui fait naviguer les gouvernants comme leurs contestataires réels ou supposés selon les orientations qui lui assurent la garantie de ses intérêts et leur extension. Une politique de rattachement de l’Algérie à la France a été systématiquement développée par Jacques Chirac dans son discours devant les parlementaires algériens. On retrouve cette ligne directrice chez ses successeurs, encouragés par les dirigeants algériens qui y trouvent leurs intérêts personnels au détriment de ceux de la nation.
Lors de sa conférence de presse à Alger le 19 décembre 2012, François Hollande retrace les signes de dépendance en mettant l’accent sur les liens unissant les deux pays, l’attention portée sur les droits de l’homme et la société civile et enfin sur le rôle et les qualités qu’il attribue à la presse : « J’ai invité le président Bouteflika à venir en France pour une visite d’État au moment où il lui paraîtra possible de le faire. À ce moment-là, il aura aussi à s’adresser à la France. Je suis ici comme président de la République, je m’adresse à l’Algérie mais aussi à la France pour dire que je suis lucide sur le passé, je suis surtout désireux de faire avancer la France et l’Algérie, de donner une nouvelle impulsion, un nouveau souffle, un nouvel élan, ce que j’ai appelé un nouvel âge. Sur les droits de l’homme, je recevrai un certain nombre de représentants de la société civile algérienne et j’aurai aussi des discussions avec la jeunesse algérienne … les communications entre la France et l’Algérie, au-delà de l’échange humain sont tellement nombreuses. Je ne dis pas cela pour influencer les chaînes de télévision françaises, mais vous êtes très regardées en Algérie. La vie politique française est très connue en Algérie. Donc il y a une espèce d’intimité qui est créée et donc la question de la démocratie, des droits, je pense à une question présente partout et en Algérie, il n’y a pas de limites au droit de l’information, il y a une presse libre, une presse indépendante, comme peu de pays les connaissent. Je veux la saluer parce que c’était aussi un combat pour cette presse de rester libre et indépendante pendant les périodes les plus éprouvantes de l’histoire algérienne … ». Il n’y a donc pas de mystère à ce que les directeurs des quotidiens algériens fassent partie des invités de l’ambassade de France à chaque occasion de rassemblement festif, comme pour faire le point avec un président français de passage sur la situation d’ensemble du pays. Lors de son voyage en septembre 2013, le président François Hollande pose pour une photo de famille, au milieu de la « société civile ».
On y reconnaît Abderrahmane Arar, président du réseau algérien de défense des droits de l’enfant ( NADA), qui, selon l’APS (21 septembre 2020), « salue les importantes réformes apportées par le projet de constitution en ce qui concerne la société civile » ; Hocine Zehouane, président d’un lambeau de la ligue algérienne de défense des droits de l’homme, laquelle s’est tronçonnée en trois ou quatre itinéraires devenus le labyrinthe où se perdent lesdits droits ; Abdelouahab Fersaoui, président de RAJ (Rassemblement Action jeunesse) ; Nacera Dutour – Yous, présidente de SOS Disparus ; Rachid Malaoui du SNAPAP (syndicat national du personnel de l’administration publique) ainsi que des militantes d’organisations de femmes. Il n’est pas utile de chercher à savoir précisément comment se fait la sélection auprès des milieux demandeurs. Elle n’est certainement pas extérieure au parcours interne de relations « franco-algériennes types ». Le 6 décembre 2017, le Président Emmanuel Macron, guidé par Benjamin Stora, historien de toutes les entrées des « guerres d’Algérie », se fait escorter le long de la rue Larbi Ben M’hidi par un bain de foule sur mesure. Le moment de vérité éclabousse la fête lors d’un échange entre le président français et un jeune Algérien probablement installé de manière calculée sur le parcours. À la question « pourquoi la France n’assume pas son passé colonial en Algérie » (qui est en partie fausse parce qu’elle assume bien les bienfaits de la colonisation) et le reproche qui lui est fait d’esquiver la question, le jeune président rétorque : « Vous, vous avez quel âge ? [réponse, 25 ans] Vous n’avez jamais connu la guerre. Qu’est-ce-que vous venez m’embrouiller avec çà ? Votre génération doit regarder l’avenir. Il ne faut pas être prisonnier de l’histoire ». Sous-entendu il faut avoir un regard arrangé sur l’histoire, conforme à un avenir tracé par la France. Invités à déjeuner à l’ambassade, Boualem Sansal, Kamel Daoud, Ali Dilem, Maïssa Bey rassurent sur l’avenir en construction. L’écrivain Mohamed Magani a bien cerné le portrait de cette trempe d’auteurs, « La génération des informateurs locaux » (Le Soir d’Algérie, 23 novembre 2017) : « l’outrance dans les propos contre la religion, la culture, l’histoire, la politique, la mentalité du lieu d’origine ne connaît plus de limite afin de s’attirer les bonnes grâces des journalistes, éditeurs et public déjà acquis aux représentations négatives de notre être et de notre société … [les éditeurs français] viennent chercher, dans les textes littéraires, la confirmation du réalisme sordide exposé par leurs auteurs autochtones, la validation des préjugés et des idées reçues déjà solidement enracinés dans leurs sociétés ». La course à la reconnaissance dans cette voie étant ouverte, la concurrence acharnée nous offre un type de chroniqueur qui, ne trouvant pas de limite à la bassesse, croit inventer une approche historique en agitant l’emblème sioniste : « La réalité est blessante et l’Histoire nous enseigne et nous renseigne. Il faut regarder autour, il faut fixer le dedans, lire le passé et prophétiser le futur. Et si les Juifs algériens n’avaient pas quitté le pays ? Depuis longtemps cette réflexion me hante, m’habite. Je l’ai montée à maintes reprises. Démontée. Remontée. Et je suis certain que cette question dérangera pas mal de monde de chez nous. L’Histoire sociale du Maghreb nous apprend une conclusion qui est la suivante : le développement de notre société maghrébine ne peut se concrétiser qu’avec la présence de deux facteurs primordiaux : la communauté juive et la laïcité. Toute société, n’importe laquelle, qui n’a pas dans sa composante socioculturelle une communauté juive active et libre peine à accéder à un développement solide sur les plans économique, social, culturel, artisanal, scientifique, commercial, politique, médiatique … L’Histoire nous renseigne. Il faut avouer que la communauté juive, à travers l’histoire de l’humanité, par sa rigueur, par son savoir-faire, par le sens d’entre-aide, par la persévérance, apporte à sa société, à sa patrie, une vitalité exceptionnelle. Apporte à la société, peu importe la majorité qui domine, un souffle de renouvellement, de stabilité, de défi et d’optimisme historique… » Cet exercice prétendant s’inspirer de « l’Histoire » est publiée par Liberté sur sa page « culture » sous le titre « Et si les juifs maghrébins n’avaient pas quitté le Maghreb ? » (27 mai 2017). Amine Zaoui présente toutes les ficelles chargées en provocations de services spéciaux et reconstitue l’exact réplique de la supériorité ethnique, cultivée en Israël et attribuée, hier encore, à l’Allemand-Aryen. Il récidive sous une autre formule en sautant par dessus le fait historique dans une interrogation fantasmatique en comparaison avec l’Afrique du Sud, « Que se serait-il passé si les juifs algériens et les Européens d’origine algérienne étaient restés ? » (Liberté, 10 août 2019).
– L’expertise française, maîtresse du diagnostic politique :
la filière des ONG et de la presse locales –
Les rencontres organisées entre un président de la République française de passage à Alger et les célébrités objet d’attentions particulières présentent un intérêt politique évident. Qu’il s’agisse du président Macron ou de ses prédécesseurs, tous sont renseignés sur l’état du pays « visité ». L’intérêt manifeste de ces conciliabules réside dans la forme que les Algériens du banquet donnent aux informations et commentaires pour lesquels ils entendent capter l’oreille élyséenne. Les invités du 6 décembre 2017 comptaient parmi eux le président d’un fragment de la LADDH, dénoncé pour sa gestion notamment par Ali Yahia Abdennour (cf sur ce site, « Droits de l’homme et militants sans droits), Noureddine Benissad qui sollicite « l’attention » d’E. Macron sur « le régime des associations selon la législation de 2012 ». Si on considère que le procédé ne relève pas de « l’acte isolé », exceptionnel, on admettra que des Algériens sélectionnés en aval et en amont adressent à la France gouvernante des doléances sur l’Algérie gouvernante aux fins d’amendements, de correctifs. Ce qui devrait être l’objet d’un traitement politique impliquant la société face au pouvoir est déplacé, par le jeu de couches sociales privilégiées à cheval entre Alger et Paris où elles sont également choyées parce que reconnues, devient un moyen de sur – représentation par lequel l’État protecteur achemine l’État protégé vers les berges de la bonne gestion. Deux exemples montrent combien la France tient à son rôle impérial en Afrique :
*le premier se passe en Tunisie en 2014 lors d’une conférence organisée par l’IRMC (l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain fonctionne avec deux centres, Tunis et Rabat) sur le thème Penser la transition en Tunisie. Jean-Louis Debré entendait apporter son expérience de président du Conseil constitutionnel français « dans la résolution des conflits juridiques politiquement sensibles ». Pour convaincre les Tunisiens de se tourner vers les conseils prodigués par le spécialiste qu’il est, J.-L. Debré passe par une citation d’Anatole France : « Heureux ceux qui n’ont qu’une vérité. Plus heureux et plus grands, ceux qui ont fait le tour des choses et qui ont assez approché la réalité pour savoir qu’on n’atteindra jamais la vérité. Alors, enrichissez-vous de la vérité des autres ». Et le rédacteur de la lettre de l’IRMC de conclure comment la citation ci-dessus « a permis à Jean-Louis Debré de souligner l’importance d’insérer les débats sur la transition tunisienne dans un cadre qui dépasse les frontières nationales et historiques, démontrant ainsi une nouvelle fois la pertinence de l’approche comparative adoptée par le présent cycle de conférences de l’IRMC » (rapporté dans La Lettre de l’IRMC, décembre 2014, n°14).
*Le second exemple porte sur un conflit politique en République Démocratique du Congo (RDC) : la Cour constitutionnelle de la RDC rend deux décisions, l’une acceptant le report des élections qui, selon la commission électorale, ne pouvait avoir lieu avant décembre 2016, l’autre conduisant au maintien du président en exercice, par prorogation de mandat jusqu’à la tenue de nouvelles élections. Le 9 décembre 2016 à l’initiative d’une Congolaise du barreau de Paris, Waleka Kitoko, deux juristes de renom, spécialistes en matière constitutionnelle, Jean Dubois de Gaudusson, ex-directeur de recherche de l’avocate, et Didier Mauss, ancien conseiller d’État et professeur à Aix-Marseille, se concertent pour apprécier, comme instance d’appel, la pertinence des décisions rendues par la Cour constitutionnelle congolaise et les remous politiques connexes. Derrière des « réflexions doctrinales sur les arrêts des 11 mai et 17 octobre 2016 rendus par la Cour constitutionnelle de la RDC » à l’hôtel Le Bristol à Paris, en présence d’un parterre de juristes d’affaires, de politiciens et de chefs d’entreprises, partie prenante aux débats, la leçon de droit constitutionnel est administrée, toujours aux fins de guider les choix politiques des contrées lointaines selon les intérêts des maîtres dominants (D’après Congo Panorama, magazine bimestriel d’actualités paraissant à Bruxelles, n°22, novembre-décembre 2016, qui titre en UNE « Les arrêts rendus par la Cour constitutionnelle vus de l’extérieur ».
On a vu comment, en Algérie, le Conseil constitutionnel a fait appel à une célébrité en la matière pour deux conférences en pleine propagande en faveur d’une « révision constitutionnelle » qui, finalement, a été rejetée à une écrasante majorité (Lire sur ce site, La toge du savant pour couvrir les crimes des généraux).
Président du Conseil constitutionnel français, Jean-Louis Debré est convié à plusieurs reprises par le Conseil algérien élargi aux cadres de la haute administration afin de délivrer les leçons de son expérience. Le Conseil d’État est l’objet des mêmes prévenances. La revue du Conseil d’État publie les textes de conférences de spécialistes français et accueille des réflexions doctrinales dont voici quelques échantillons :
*Marie-Aimée Latournerie (Conseillère d’État, présidente de section),« les missions consultatives du Conseil d’État français » (Revue du Conseil d’État, n°2-2002). Cette éminente juriste appartenant à une famille de juristes renommée s’est spécialisée dans les modes de transmission du droit.
*Rémy Schwartz (conseiller d’État), « Le juge français des référés administratifs », « Les droits et obligations du fonctionnaire » (ibid, n°4-2003 et n°5-2004).
*Jean-Louis Fort (ancien secrétaire général de la Commission bancaire française, président du GAFI), « L’organisation du contrôle bancaire » (ibid, n°6-2005).
*Racine (président de la Cour administrative de Paris) « Le contrôle juridictionnel de l’action des organes de l’État dans les secteurs bancaires et des assurances » (ibid.)
La place de la pédagogie technicienne venue d’ailleurs s’explique par la permanence d’appareils gérant la carrière de magistrats voués à l’obéissance. Sur un droit phantasmatique, les interventions hautes en couleur s’obstinent à insufler un semblant de réalité qu’elles savent d’avance sans aucun rapport avec le terrain. Le cordon ombilical du savoir expurgé de ses contradictions sert à masquer les bouffoneries juridiques et juridictionnelles locales et leur cortège d’arbitraire.
Les relations ainsi décrites entre un pouvoir algérien qui se perpétue et l’ancienne puissance coloniale qui a pris le temps de réadapter sa domination se répètent avec d’autres puissances même si les formes diffèrent. L’immixtion en tous domaines, bien accueillie par la presse, s’adosse à l’activité spécialisée des ONG. Derrière les spécificités crédibilisées par des apparences teintées d’une morale qui emprunte aux droits de l’homme, l’activité des ONG offre une complémentarité avec les États dominants et s’insère dans le marché du néo-libéralisme. Leur stratégie est celle d’une entreprise à la conquête d’espaces et de groupes ciblés sur lesquels un type d’action est préalablement mis au point avant d’en exécuter les étapes. Prenons l’exemple du Comité international de soutien aux populations, basé à Rome, et qui intervient en Algérie sur deux registres : celui de la santé, et celui des droits de l’homme, comme il le fait à Tizi-Ouzou, auprès de la LADDH version Hocine Zehouane et la Maison des droits de l’homme. Son « rapport d’évaluation de l’action du CISP en faveur de la promotion des droits humains en Algérie – 2006-2015 », ausculte « la société civile algérienne en mouvement », selon le résumé signé Antoinette Chauvenet (sociologue CNRS/EHSS, Paris). La lecture de ce document n’est pas sans rappeler la guerre d’indépendance et l’utilisation, par les services d’action psychologique, des sections administratives spéciales ou SAS dont l’intervention avait pour but la maîtrise des populations en agissant sur le plan socio-culturel (santé, école, vie communautaire). Hors du contexte de guerre, on pourrait baptiser les moyens d’intervention du CISP de service d’action sociale. Terre en friche, l’Algérie est fertilisée en sa « société civile » par un programme en profondeur avec comme partenaire Hocine Zehouane et les deux associations ci-dessus qu’il pilote et anime par des sessions « d’université d’été » et des cycles de conférences. Le condensé produit par Antoinette Chauvenet est au cœur d’un ouvrage ayant pour titre « La promotion des droits humains en Algérie » (Paris, L’Harmattan, 2017, 348 pages) coécrit avec Faïza Cherfi, chargée de mission au CISP et Marie-Claude Michaud, fondatrice et responsable de l’association École et Famille. « Les experts en action ont mis en place une série de formations : certificat des droits de l’homme, « clinique de concertation », « Travail Thérapeutique de Réseau ». Ceux qui ont suivi les formations au certificat des droits de l’Homme ont pris conscience de l’importance des contenus traités. C’est ce que nous disent plusieurs jeunes rencontrés lors d’un focus group et qui renchériront les uns sur les autres : « Nous, algériens [sic], nous sommes des têtes vides. La formation nous a ouvert les yeux sur l’intérêt de l’économie, de la sociologie, de l’histoire. » À la lecture du rapport d’évaluation de son action, le CISP sème les germes du savoir et de l’élévation morale, la civilisation est diffusée dans des espaces et des milieux où le principe de justice, l’éthique dans les relations descendent de haut en bas : « Clinique de concertation et Travail Thérapeutique de Réseau, issus de la thérapie contextuelle, fonctionnent à partir de l’éthique relationnelle, c’est-à-dire à partir du donner-recevoir/prendre-rendre selon un principe de justice. À partir de quoi on peut affirmer que la « Clinique de Concertation » peut-être considérée comme la matrice de relations démocratiques … En « Clinique de Concertation » l’éthique relationnelle est démocratique parce que la parole des différents membres de la famille et celle des professionnels ont la même valeur…l’action du CISP apprend la démocratie concrète dans les relations. Elle apprend le fonctionnement démocratique au sein de la famille, à l’école, dans le fonctionnement professionnel et dans le fonctionnement des associations. Dans l’ensemble de ses formations est également présente la part faite au conflit, inhérent au pluralisme caractéristique de la scène démocratique, où est visée la substitution, aux affrontements violents, des affrontements civils ou civilisés… En donnant aux citoyens les moyens de s’approprier une culture commune, elle contribue à une identité commune. Si les générations actuelles ne connaissent pas leur passé en raison des multiples ruptures qu’a connues son histoire, ce travail d’appropriation des œuvres actuelles et passées, tout comme l’apprentissage de son histoire politique permettent de construire cette identité en tant que projet et de transmettre ce patrimoine aux générations futures … Le CISP et ses partenaires concourent à la construction d’une avant-garde, d’une élite engagée et d’une société civile dont l’importance est généralement sous-estimée. Il s’agit notamment de combler certaines cassures et trous de la mémoire algérienne. Aux trous de l’histoire déjà évoqués, s’ajoute la cassure générationnelle qui s’est produite dans la transmission du militantisme politique et syndical à la suite des années noires et de la régression culturelle au sens large qui a accompagné cette cassure. Il y a l’absence de représentation de la guerre civile sur cette période par les médias et les intellectuels, il y a les cassures liées à la langue et à l’arabisation de l’Algérie. Celles-ci séparent les groupes sociaux entre eux ; la langue de l’arabisation n’est pas la langue parlée qui a permis au peuple algérien de conserver la conscience de son identité pendant les deux périodes coloniales qu’elle a connues. C’est à combler nombre de ces trous et cassures que le CISP s’attelle avec ses partenaires à travers ses différentes formations et les journées-débats qu’ils organisent, comme celles qui sont consacrées, par exemple, à la langue maternelle « . Nous avons, en résumé, un large éventail des actions menées sur le tissu social sans qu’il ne soit donné aucune information des crédits et autres moyens mobilisés dans une entreprise de conquête morale. Le développement de cette ONG s’est appuyé, comme elle le déclare, sur la guerre civile, « les années noires » profitant de la désarticulation en profondeur des organisations dues aux menées répressives du régime auxquelles s’ajoute un opportunisme manifeste des organisations en quête de reconnaissance à moindre frais. La LADDH, en crise profonde dès 2005, incapable d’agir sur la société, se met sous la tutelle d’une organisation européenne, le CISP, laquelle est partie prenante de la fondation Anna Lindh à fort budget puisqu’elle a son centre dans l’Union Européenne qui en a permis l’institution en 2005. Le but est de rapprocher individus et organisations des deux côtés de la Méditerranée, avec un objectif politique de coopération, d’échange, de mobilité, de compréhension mutuelle et de paix. Elle couvre un réseau de plus de 3000 organisations dites de la société civile dans 43 pays, outre les 27 membres de l’UE, l’Algérie, l’Égypte, Israël, la Jordanie, le Liban, la Libye, le Maroc, les territoires palestiniens occupés, la Syrie, la Tunisie. Si on met cet assemblage avec les problèmes d’instabilité de toutes sortes vécus dans ces pays, la coopération bénéfique pour le pourtour méditerranéen n’est rien d’autre qu’une surveillance des populations et de leurs États. Le savoir et les techniques descendent d’Europe pour y diffuser la démocratie dont le secret est révélé à l’intérieur d’une vaste investigation sur et autour de soi : l’identité, la mémoire, l’histoire, le militantisme associatif, syndical, politique. On y forme des défenseurs des droits de l’homme certifiés, y compris chez des avocats. Bref, on fabrique des élites en investissant matériel et capitaux sans aucune allusion sur les motivations : l’intégration d’une périphérie paisible, docile au sein du marché libéral dont le souci est de se développer sans entraves. Ces missions d’encadrement et de formation opèrent sur la société et sur l’État. La contestation, la mobilisation contre la violation des droits, contre l’arbitraire des gouvernants se fait sous forme de pression, en jeu de rôles où chacun est soigneusement « orienté » par l’intériorisation des limites fixées. C’est pour cela que l’usage du concept de « transition vers la démocratie » est central dans ce rapport à trois : ONG, État, société civile.
– À qui profitent les ONG bien pensées –
L’activité des ONG et leur représentation ont fait l’objet de critiques relativement datées mais à la pertinence toujours vivace, comme celle que l’on doit à Bernard Hours qui écrit, en introduction à L’idéologie humanitaire ou le spectacle de l’altérité perdue (Paris, L’Harmattan, 1998) : « Le développement de l’idéologie humanitaire se présente comme un phénomène contemporain qui recycle des représentations anciennes en même temps que le sens de ces représentations se lit dans le contexte de la fin du XXème siècle … Mêlant à la fois des morceaux d’idéologies anciennes et une lecture actuelle du monde contemporain, cette idéologie, ensemble de représentations dominantes, ne naît ni du hasard, ni de la nécessité. C’est une vision de certains hommes d’aujourd’hui -occidentaux- sur les hommes du monde en général et du monde global en particulier » (p. 13). Ce propos introduit bien à l’étude, hors connivence, du rôle des ONG à l’exemple du CISP. Cette organisation fait étalage de la satisfaction que lui procure son influence sociale sur une grande partie du territoire. La pédagogie en mouvement met en lumière la variété des sinistres culturels qui frappent la société et qui trouvent le guérisseur miracle, maître de toutes les techniques, en mesure de mettre à niveau une société en décomposition. Or, celle-ci, loin d’être un effet du hasard, est le résultat d’une politique de désertification pratiquée par l’État inséré dans les relations internationales. Ce dernier, par le jeu d’accords, de partenariats régissant les intérêts réciproques avec l’UE, concède, contre standing de légitimation bon marché, son territoire, sa population, à des formes de sous-traitance aux fins d’éducations citoyennes dont on a dressé un aperçu à partir du rapport du CISP. L’aide fournie par les ONG représente ce que l’aide aux pays en développement, au lendemain des indépendances, a toujours été : le moyen de domination néocoloniale. Les morceaux de souveraineté concédés en sous-traitance ne sont rien d’autre que la participation de l’État à sa colonisabilité, secondé par des figures anciennes traînant une carrière politique bloquée, et converties dans les droits de l’homme et la « bonne gouvernance ». Les envolées occasionnelles sur l’ingérence répertoriées ici ou là ne sont que des manifestations de camouflage de réalités que tous les acteurs/partenaires mesurent à leur juste signification, sans conséquences sur les rapports réels de domination. Dès lors, les ONG ne sont que l’un des relais, recouverts d’une dimension morale à but de bienfaisance, de puissances soucieuses de leur extension. Des liens institutionnels, dont le financement n’est pas le moindre, en font des intervenants stratégiques pour prévenir les conflits et en préparer la gestion. L’explosion du phénomène sécuritaire et le besoin de veiller au déploiement sécurisé du libéralisme mondialisé conduit à des programmes d’envergure. Tel est l’exemple, fourni par les États-Unis, de la « civilianization » : « L’expression (relations entre civils et militaires) est communément utilisée en référence à l’équilibre des pouvoirs entre les autorités militaires et civiles, équilibre devant prévaloir au profit de ces dernières, dans un contexte de transparence. S’inscrivant dans une approche résolument libérale, la civilianization fait donc partie des incitations internationales à la démocratie, vouées à la promotion de cadres d’action à la fois respectueux des fondements de l’État de droit et des règles d’une économie de marché ». Cette étude que l’on doit à Niagalé Bagayoco-Penone, (« L’implication accrue des acteurs civils et non étatiques africains dans la gestion des politiques de sécurité – Les ambiguïtés de l’approche américaine, Journal des anthropologues, 94-95/2003, p. 53-73) montre à quel point les stratégies mises au point par les USA pour maîtriser territoires, populations et gouvernements, conjuguent la mobilisation d’ONG américaines et ONG locales : « En réalité, plus qu’un instrument efficace de gestion des conflits, on doit voir dans la civilianization le moyen d’une stratégie d’influence, à défaut d’une politique de présence, qui passe par une tentative de pénétration et d’instrumentalisation des réseaux civils par l’appareil militaire américain, qui coordonne l’action des autres agences américaines, gouvernementales et non-gouvernementales. Les actions civilo-militaires à destination de la société civile organisée, menées par le biais des ONG, sont parfois un moyen détourné de se livrer à des pratiques de renseignement. Se pose ainsi la question du rôle des ONG dans la conduite de la politique des États-Unis en Afrique. En effet, dans le domaine du renseignement, l’administration américaine a tiré un très grand profit de son financement des ONG locales ou américaines. Elle a compris que sa politique étrangère ne pouvait pas dépendre des seules relations diplomatiques et des ambassades : ses relations avec les ONG lui permettent de ne plus recourir au seul canal de l’information officielle. Le rôle des ONG américaines impliquées dans la mise en œuvre de la civilianization est particulièrement problématique. Il convient en effet de se préoccuper des stratégies d’infiltration politique assez fines développées par les États-Unis, qui instrumentalisent le discours humaniste et démocratique au profit de leurs intérêts politico-économiques et cherchent à étendre leur modèle culturel. Dans le cadre des programmes civilo-militaires, cette stratégie d’infiltration passe tout d’abord par la sélection de domaines à forte légitimité politique, puis par l’identification d’acteurs clés pour l’empowerment [sorte d’autorité concédée]. Les ONG américaines deviennent ainsi de véritables poissons-pilotes de l’État américain car elles travaillent de concert avec les ministères nationaux, ce qui permet également de satisfaire les stratégies de conquête des marchés locaux … » (p. 2 et 10). En résumé, cela nous donne des États dominés où la corruption est garantie sous couvert de démocratie et de droits de l’homme détournés de leur idéal.
L’intervention des ONG, notamment celles des droits de l’homme, agissent à l’intérieur d’un ensemble institutionnel, qu’il soit interne ou international. Elles agissent et prospèrent dans le monde propre à leur intervention et à leur vision-programme (enquêtes, échanges, rapports, formations, réflexions), suivant un complexe de relations politiques passant par des majorités politiques, la haute administration et les groupes économiques et financiers. Le domaine est suffisamment vaste pour opérer un croisement entre monde de la recherche, de l’université et les objectifs stratégiques sur le plan militaire et d’exportation/importation de modèles culturels en politique. Nous devons, en la matière, à Nicolas Guilhot une étude fouillée sur les ONG américaines et l’enchevêtrement de leurs rapports au sein d’un vaste périmètre englobant les intérêts d’État, centres de recherches universitaires, think tanks, associations professionnelles, fondations des partis politiques, organismes syndicaux. Les intérêts américains font l’objet de « programmes internationaux de promotion des droits de l’homme et d’aide à la démocratisation » brassant des centaines de millions de dollars (700 millions de dollars en 2000) : « Ces fonds, qui alimentent un marché international de la réforme des institutions d’État en pleine expansion, servent à financer des missions d’observation électorale, des groupes de défense des droits de l’homme, des organes de presse indépendants, des ONG, la formation de magistrats ou encore la vulgate économique dominante … nombre de ces organisations se sont lancées dans l’exportation de la vertu politique à la suite d’agences telle que la branche du département d’État chargée de la coopération (USAID) ou la Banque mondiale dont elles sont financièrement dépendantes et dont elles recyclent d’anciens fonctionnaires. Car au-delà de la pluralité des lieux institutionnels, c’est un personnel relativement homogène, occupant des positions contiguës dans l’espace social américain et souvent cumulées qui fournit le gros des professionnels de la démocratisation. Politologues spécialisés dans les problèmes de « transition » à la démocratie ou dans une branche des area studies, juristes des droits de l’homme, activistes politiques, ces acteurs sont aussi, au-delà des appartenances affichées et à travers des jeux d’affiliation multiples ou des missions ponctuelles, placés dans l’orbite d’une politique d’État qui se distingue d’autant moins de leur activité qu’elle se construit autour d’un même discours prescriptif » (Nicolas Guilhot, Les professionnels de la démocratie – Logiques militantes et logiques savantes dans le nouvel internationalisme américain, Actes de la recherche en sciences sociales, 2001/4 n°139, p. 53-65, citation p. 53 qui décrit le système de concurrence à l’intérieur des spécialistes de l’expertise). Quand, en 1983, l’administration Reagan crée la National Endowment for Democracy (NED, Fondation nationale pour la démocratie), on ne se doutait pas des révélations apportées une dizaine d’années plus tard par celui qui en a été le premier président, l’historien Allen Weinstein : « Une grande partie de ce que nous faisons aujourd’hui, la CIA le faisait clandestinement il y a vingt-cinq ans » (Washington Post, 22 septembre 1991, cité par Hernando Calvo Ospina, Des Caraïbes à l’Afghanistan, en passant par l’Europe – Quand une respectable fondation prend le relais de la CIA, 11 septembre 2007, sur Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine). La NED prend appui sur des productions savantes destinées à « apporter une caution scientifique à l’industrie de la démocratisation … » (N. Guilhot, op. cit., p.59). Les réflexions appuyées au point de se répandre en idéologies visent une meilleure connaissance des pays ciblés et « légitiment scientifiquement une conception à la fois modérée et réformiste du changement social et de l’autorité politique … Exportées dans les universités étrangères ou enseignées aux futurs dirigeants étrangers venus parfaire leur légitimité sur les campus américains, elles servent aussi le dessein hégémonique de créer une internationale des élites éclairées » (ibid.). C’est dire que ce concubinage de la recherche avec des organismes d’État et des ONG comme moyen de domination est étendu aux territoires visés comme le nôtre. À l’image des programmes américains, des initiatives similaires sont entreprises par la France et les pays dominants de l’UE. On remarquera que les projets unifiant la pensée de chercheurs occidentaux et algériens sur les thèmes de l’État de droit, l’indépendance de la justice et de la presse ne font pas place à l’analyse que ces énoncés-vérités exigent sur le terrain des pays exportateurs pour en mesurer le sens, la place réelle et les contradictions qu’ils secrètent (Lire sur ce site, Fin et finalité de l’État de droit).
*
* *
La France a formé, soutenu et encouragé des élites intellectuelles et gouvernantes, les nourrissant d’un amour, à la fidélité récompensée en retour, l’amour de la colonisation douce coulée dans le moule de la mission civilisatrice en politique, religion, culture, langues… Celle-ci est répandue à la faveur d’un système politique répressif dont la bestialité a été largement illustrée par la pratique ininterrompue de la torture, des assassinats et des massacres de population. Ajoutée à la domestication de la justice et de l’administration, cette férocité signe sa parenté avec les pratiques répressives du colonialisme. La douceur dont cette colonisation s’entoure et avec laquelle elle s’est protégée jusqu’ici réside dans la récupération des symboles de la guerre de libération nationale, de ses martyrs et de ses héros, la célébration des batailles et des sacrifices qui ont marqué toutes les régions. La volonté – faiblement contrariée à différents moments – de reconstruire le paysage politique que l’on croyait condamné par les objectifs de la guerre et de l’indépendance se concrétise pleinement à partir du coup de force du 11 janvier 1992. Ministère de la Défense, état-major, directions de la sécurité, hiérarchies sensibles du commandement obéissent à des rapports de soumission au profit de la puissance française. L’embrigadement de l’armée se fait selon le programme d’intervention et de guerre menées en terre africaine par la France qui ne cache plus ses impatiences de voir l’ANP en campagne contre des populations voisines au nom d’une « industrialisation des machines sécuritaires » (Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur – La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2009, 2011).
Parallèlement à la guerre faite au peuple par l’usage calculé du terrorisme et du contre-terrorisme formulé et diffusé par les médias en tout sécuritaire, s’élaborent travaux, réflexions et théories qui réhabilitent l’Algérie des composantes sociales et politiques antérieures à 1954. La relecture savante des libertés publiques, des droits individuels, du pluralisme politique et de la presse apporte un confort secourable au contexte des années 1990-2000. La fin du XXème siècle et le début du XXIème font revivre la bonne colonisation : celle des élites évoluées, héritières de leurs aînés, les Jeunes Algériens des années 1920-1950. La doctrine des saint-simoniens remise à jour trouve ses parangons chez ceux qui se font appeler – souci de communion oblige – les historiens des deux rives. L’historiographie des années 1990-2000 est marquée par une orientation notable du regard historien et sociologique. Les disciplines de pouvoir – droit et science politique – leur emboitent le pas. Des réévaluations sont programmées sur les forces politiques d’avant 1954 ainsi que sur les leaders des formations réformistes telle que l’UDMA, partisans d’une autonomie interne au lieu de l’indépendance. Ferhat Abbas est perçu comme un président injustement déchu que l’Algérie a raté. Tout renvoie à la construction d’une république libérée de ses entraves et s’ouvrant aux rudiments de cultures répertoriées pour leur collusion avec le colonialisme. Cette approche, fortement instrumentalisée par les laboratoires des généraux au pouvoir, s’adosse à une idéologisation caricaturale des notions de république et de démocratie et cultive une propagande sur le retour d’une Algérie pluriethnique redéfinissant la communauté politique. Ce programme aux ambitions de recomposition de l’identité nationale a ses béquilles au sein de toutes les institutions élevées sur la forteresse sécuritaire. Loin d’être des garde-fous à la répression, les juridictions en constituent le rempart, puisant dans le passé colonial recomposé.
Sans enracinement dans la société, fonctionnant en réseaux et circuits fermés autour d’équipes resserrées, les partis politiques comme les associations diverses sont activés ponctuellement, selon un mode de « gouvernement » alterné : s’y succèdent l’emprise locale des autorités militaires et politiques et le dynamisme inoculé par les organismes de contrôle extérieurs (ONG, ambassades, personnalités). Cette réalité complexe est présente, par sa nature interclassiste, nationale, dans le mouvement Hirak depuis le 22 février 2019. On perçoit et on dénombre des personnalités de l’université, du barreau, des ligues des droits de l’homme et des partis politiques toujours prompts à patrimonialiser les notions de démocratie et de république en y mêlant civilisation et civilités. Les hésitations et le refus de se propulser en représentants du Hirak confirment en tous points la nature et le régime de ces organisations : bridées par le système politique auquel elles doivent leur émergence, elles sont aussi guidées par des puissances protectrices ayant leurs objectifs propres derrière une programmation porteuse de rationalité politique (aide à des réformes démocratiques, à une transition politique, aux droits de l’homme, etc).
L’irruption du peuple – ceinturé et muselé jusque là – déborde des lieux désertés et inconnus de cet establishment politico-associatif. Les tentatives de disqualification par l’usage stigmatisant du concept de « populisme », aux résonances censitaires, ne résistent pas devant les composantes sociales qui portent le Hirak. Sa puissance, les revendications politiques et sociales rythmant des slogans tranchants de vérités bloquent toute entreprise prétendant à une représentation à risque. La forte mobilisation populaire – marque d’une conscience des enjeux – est la garantie d’une réelle représentation, loin des calculs « obscurs » de milieux politiques/associatifs nourris par un régime au changement duquel ils disent vouloir apporter leur concours. Tant que l’initiative dominante revient à la mobilisation, la transition – qui ne revêt pas la même signification pour tout le monde – pourra être acheminée, sous bénéfice d’inventaire, vers l‘indépendance. Les slogans du Hirak rappellent à quel point elle a été trahie, transformée en recolonisation en moins de quarante ans. La conscience nationale renaît avec la conscience historique et la construction de la citoyenneté conquise sur le terrain politique et social. C’est le propre de toute citoyenneté arrachée pacifiquement, avec détermination, appelée à en finir avec la citoyenneté censitaire fabriquée en laboratoire par des missions internes et internationales.