TROISIÈME PARTIE, FIN ET CONCLUSION DU TEXTE
VIE ET MORT D’UN PROJET : NAQD SOURCE ET ENJEU DE POUVOIR.
La fin des années quatre-vingt dix a été marquée par trois événements : le nombre répété de massacres de populations ; les manœuvres des chefs militaires et des service secrets pour amener les groupes armés (armée islamique du salut, AIS) à la reddition ; l’éviction de Liamine Zeroual (porté en 1995 à la présidence par ses chefs), qui laissait supposer des préparatifs à une succession propre à faire rentrer l’Algérie dans l’ère de la normalisation. Le choix de Abdelaziz Bouteflika par l’armée lui garantissait le succès électoral. Il devenait ainsi un chef d’État exigeant, fort de ses relations dans les milieux diplomatiques. Jaloux de ses prétentions monocratiques, il n’hésite pas à manifester son mépris du peuple, allant jusqu’à le qualifier de médiocre sur une chaîne de télévision française.
La revue ne s’est sentie interpellée par aucun de ces sujets alors qu’ils mettaient la société dans un état de démembrement et de décomposition où toutes les violences se conjuguaient, laissant la parole et les initiatives à l’armée et aux services de sécurité et à leur prolongement dans les espaces médiatiques, associatifs et intellectuels.
Sous forme d’appel, plusieurs pétitions en faveur de « la paix en Algérie » et « contre la guerre civile » ont circulé entre 1995 et 1999. On retrouve parmi les signataires des membres de la revue sans que leur appartenance à celle-ci ne soit mentionnée. Ainsi en va-t-il de cet « APPEL POUR LA PAIX EN ALGÉRIE. CONTRE LA GUERRE CIVILE » en 1998, signé notamment par Mohammed Harbi (un des rédacteurs du texte) et moi-même. Pour répondre à ces manifestations de dénonciation prenant à témoin « la communauté internationale », les militaires s’associent à Bernard Henri Lévy qui, sous couvert d’une enquête/témoignage, leur offre le secours médiatique du quotidien Le monde pour une perception arrangée de la guerre menée contre les civils (Le monde, 8, 9 janvier 1998). L’opération, sous escorte, se répétera avec André Glucksmann et se terminera par un voyage Alger-Constantine de Benjamin Stora.
L’effet Bouteflika assorti d’opérations militaires supervisant le repentir des composantes des groupes armés installe le pays dans une paix qui, pour être trompeuse, sélective, ne fait pas moins sentir ses retombées sur la vie quotidienne. Dans ce climat mettant en confiance tous les milieux d’affaires, notamment celui de l’édition, Boussad Ouadi, chargé de la technique au sein de Naqd, constamment à l’affut, flairant les opportunités, renoue avec ses réflexes professionnels et me propose d’éditer un manuscrit rédigé durant mes fréquents séjours en Algérie sur la presse algérienne. La perspective d’une normalisation fortement désirée avec l’élection de Bouteflika lui donnait une confiance illusoire dans « la garantie de libertés retrouvées ». Quand la presse algérienne au-dessus de tout soupçon fut remis à la composition, à Reghaïa, le pouvoir présent y compris chez les typographes de l’UGTA, fera sentir à l’éditeur combien son optimisme était démesuré. Je comprendrai plus tard que ses liens avec la police de l’édition, comme ancien directeur de publication de l’ENAL, le mettaient en porte-à-faux par rapport à un engagement qu’il ne pouvait plus tenir. Il essaya à plusieurs reprises de provoquer la rupture brutale et se dégager à bon compte d’une entreprise pour laquelle il semblait enthousiaste. Si le livre parut à la fin 1999, il allait avoir une vie difficile. La censure pure et simple ayant été exclue, l’ouvrage subira une censure « tamisée » ou « perlée » : il était mis en vente discrètement dans des librairies-amies bien ciblées par l’éditeur. Sa vente fut en fait réservée à l’entre-soi de milieux universitaires. Une interview que m’a demandée Mabrouk Hamena pour le journal du FFS, Libre Algérie, mit l’éditeur devant la nécessité de composer différemment avec la demande. Tiré à six mille exemplaires, en deux tranches, la diffusion fut soumise à une assignation territoriale et à une distribution en dents de scie.
Venant après le numéro de Naqd consacré aux médias, la presse algérienne au-dessus de tout soupçon, attaqué par les plumes du pouvoir (médias et intellectuels confirmant leurs liens avec les généraux) n’a fait l’objet d’aucun commentaire, aucune présentation par la revue qui n’en signalera pas la parution. Pas plus qu’il n’a donné lieu à des discussions en privé avec les membres de la rédaction. La seule remarque m’a été faite, sous forme de confidence, par Mohammed Harbi : « Ils ne te le pardonneront jamais! ». Appelé par Boussad Ouadi à rédiger une préface, Hocine Zehouane devait, selon les interprétations alambiquées de l’éditeur, le faire bénéficier par ricochet d’une immunité attachée à une certaine perception de la légitimité historique. Il est vrai que Hocine Zehouane et Boussad Ouadi seront épargnés par les agressions déversées exclusivement sur l’auteur du livre.
Qui pétitionne, pourquoi, pour qui, contre quoi, contre qui ?
À la fin des années quatre-vingt dix, la publication La sale guerre de Habib Souaïdia, officier des services opérationnels, apporte des informations précises sur les exactions et les lieux d’exécution ainsi que sur leurs auteurs. Ce témoignage sera suivi en 2003 par celui de Mohamed Samraoui, colonel des services du DRS, qui renseignera sur la couverture tentaculaire de tout le pays par les services secrets ainsi que sur leurs us et coutumes. Les positions en apparence tranchées, dans les milieux intellectuels, ont donné lieu à deux initiatives où les fractures n’ont pas manqué de traverser l’équipe de Naqd.
La publication de La sale guerre sera suivie d’une pétition sous la forme d’une LETTRE OUVERTE AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE. Elle impliquera quatre membres de la rédaction de Naqd, à titre individuel, sans que les liens avec la revue ne fussent directement ou indirectement soulignés par la presse. Cette Lettre ouverte… est née à la suite d’une concertation entre Khalad Satour et moi-même. La rédaction finalisée après échanges est proposée à la signature que je recueille par téléphone, assortie de quelques réserves sur « le rôle de l’armée » (Benchikh) ou la nature du pouvoir (Harbi). Le 5 mars, le texte définitif est signé par Satour, Harbi, Benchikh, Talahite, Addi, Chalabi, rejoints par Mourad Bourboune et Salima Mellah lors de sa publication par Le monde (13 mars 2001) sous le titre Justice : « Depuis la parution du livre de Habib Souaïdia La Sale guerre, le débat sur les exactions de masse contre les civils en Algérie, au cours de ces dernières années, a pris un tour polémique caractérisé par l’agressivité des ripostes dans la confusion des rôles. Pour défendre l’armée, mise en cause dans l’ouvrage pour des crimes d’une exceptionnelle gravité, les attaques et les accusations fusent de toutes parts et quiconque s’interroge de bonne foi sur l’implication de l’armée dans les carnages commis se voit accusé de complots et autres machinations. Des journalistes, s’arrogeant des mandats policiers et faisant de la Maison de la presse un centre d’audition, tentent, par des procédés d’interrogatoires indignes, de recueillir d’invérifiables démentis. L’allégeance à des décideurs occultes résume les réactions de l’exécutif et des corps constitués. Quant aux parlementaires, dans une large proportion, ils ont voté une résolution de soutien inconditionnel à l’armée. L’écrasante majorité des Algériens, qui ne lira sans doute jamais le livre, interdit, n’a aucun accès au champ d’expression, monopolisé, au prix d’une mobilisation sans précédent, par la minorité qui prétend détenir l’exclusivité de l’honneur national. Or, le témoignage apporté dans ce livre concerne des crimes dont il décrit le déroulement, situe les lieux et les dates et cite le nom des coupables, aussi bien parmi les exécutants que dans la chaîne de commandement. L’état-major, des commandants d’unité, des corps de l’armée avec leur hiérarchie sont mis en cause. La précision du témoignage va au-delà de toutes les charges, déjà accablantes, recueillies par les organisations de défense des droits de l’homme, et dont le livre vient conforter la sincérité…Voilà pourquoi, nous, citoyens algériens soussignés, exigeons qu’une information judiciaire soit ouverte immédiatement pour permettre une enquête sur les mises en cause graves et précises de cadres de l’armée. Les crimes qui leur sont imputés requièrent l’attention de la justice, en raison des enjeux primordiaux de vérité et de justice… Il faut que cessent ces mœurs qui permettent aux autorités militaires, intouchables, dans leur immunité, d’instruire et de juger par elles-mêmes et pour elles-mêmes. En sa qualité de premier magistrat du pays, le président de la République algérienne a le pouvoir et le devoir de mettre en œuvre l’action publique pour que la justice fasse la lumière sur des crimes dont trop d’éléments précis et concordants attestent la réalité. Agir dans cette direction n’est pas un complot contre les institutions. À moins qu’il ne soit dit qu’en Algérie la loi ignore, voire conforte, le crime et que la justice ne sera jamais rendue au nom du peuple! ».
L’adresse au Chef de l’État est reprise le lendemain en Algérie par Le jeune indépendant qui lui consacre presque toute sa page 5 : Sous le titre « Indignes », El Watan en fait l’éditorial de son numéro daté du 14 mars : « Plusieurs intellectuels algériens vivant à l’étranger ont rendu public à travers un journal français un appel au président Bouteflika dans lequel ils exigent qu’une information judiciaire soit ouverte sur les massacres des citoyens et sur les mises en cause de cadres de l’armée. Partant de la parution du livre La sale guerre et du tollé qu’il a soulevé en Algérie et à l’extérieur, ces mêmes intellectuels s’en prennent aux journalistes algériens qu’ils accusent de jouer le rôle de supplétifs de la police pour se livrer à des interrogatoires et recueillir, selon eux, d’invérifiables démentis.Ils poussent en outre l’outrecuidance jusqu’à affirmer que ces mêmes reporters de presse auraient ainsi transformé la Maison de la presse en centre d’audition. Jamais pires insultes n’auront été proférées avec autant de fiel à l’égard des hommes et des femmes de l’information dont le seul souci est d’éclairer l’opinion publique, ce qu’ils n’ont pas manqué de faire au lendemain même des massacres, contrairement à ce qu’affirment les signataires de l’appel destiné au président de la République. La démarche n’a d’ailleurs rien à envier au procédé utilisé par le chef de l’État et la campagne de haine qui a suivi la visite des journalistes algériens en Israël… Le plus révoltant, au delà du mépris qu’affichent ces intellectuels à l’égard des journalistes algériens, c’est assurément cette criminelle vision manichéenne à travers laquelle ils situent la presse algérienne qui ne peut être à leurs yeux que du côté du pouvoir ou de celui des intégristes armés. Dix ans après, ils ne semblent pas admettre que sans être obligatoirement dans le camp de l’armée, des journaux indépendants, en dénonçant le terrorisme islamiste, défendent ainsi les libertés. Cette même presse a d’ailleurs fait du refus de toute forme d’autoritarisme, qu’il émane du pouvoir ou d’autres forces politiques, une ligne de conduite constante ; il suffit de lire les quotidiens indépendants algériens pour s’en rendre compte ».
Dans sa chronique quotidienne, les mots du Soir, M. Hammouche, du Soir d’Algérie, traite de « La cinquième colonne du « monde » en ces termes : « un groupe d’intellectuels algériens en exil a signé un appel pour l’ouverture d’une instruction judiciaire contre les responsables de l’armée algérienne. Paraphrasant leurs inspirateurs français qui se sont déjà exprimés dans une lettre à Hubert Védrine, ils déclarent le livre de l’ex-sous-lieutenant Souaidia suffisamment probant pour qu’un tribunal soit monté à l’effet de juger les officiers supérieurs de l’ANP…Tapis dans les annexes de facultés [ces compatriotes universitaires] oublient de réagir au génocide quotidien qui décime leurs concitoyens et ne se manifestent que pour accompagner les assauts médiatiques et éditoriaux lancés par leurs chefs de chaires employeurs… »
Environ un mois auparavant, une lettre ouverte au gouvernement français intitulée « M. Vedrine et le bain de sang en Algérie » sous la houlette de Pierre Bourdieu et Pierre Vidal-Naquet réunissait des centaines de signatures. Elle est remise aux instances internationales fin mars 2001. Cette pétition se termine ainsi : « …Nous tenons à interpeller avec fermeté le gouvernement français pour lui dire que nous sommes nombreux, en Algérie, en France et en Europe, à considérer que sa politique algérienne ne relève plus de relations ordinaires entre deux États, mais d’une véritable complicité de crime contre l’humanité ».
Le 23 mars 2001, rassemblant les imprécations de la presse et des responsables politiques et militaires, un groupe d’intellectuels concentré au sein d’une enceinte de recherche universitaire, le CRASC, lance l’ Appel des intellectuels nationaux – Contre la confusion et le défaitisme, reproduit dans tous les organes de la presse francophone avec des commentaires appuyés en faveur de l’initiative : « Nous, intellectuels nationaux, producteurs et reproducteurs de culture et de sciences, qui avons l’Algérie au cœur parce qu’elle est notre seule patrie et que nous entendons que nos enfants y vivent libres et en sécurité dans une société pluraliste : condamnons de manière intransigeante les appels lancés depuis Paris par des intellectuels européens et algériens, visant à entretenir le doute et la confusion sur ce qu’endure l’Algérie depuis dix ans… Soutenons, loin de toute préoccupation politicienne, avec la plus grande fermeté, et sans aucune ambiguïté l’action menée par nos forces armées républicaines pour en finir avec le terrorisme. Dans la lutte terrible qu’elles mènent contre des infrahumains au cœur glacé, nous leur disons qu’elles ne sont pas seules et qu’elles ont le soutien de la société et de ses intellectuels nationaux… ». Parmi les signataires, on trouve les têtes de liste Mohamed Dib (écrivain), Hassan Remaoun, Abdelkader Djeghloul, Rabah Sebaa, Mahfoudh Bennoune, Claudine Chaulet (universitaires, chercheurs au CRASC), des élus ou hommes/femmes politiques, Pierre Chaulet, Zohra Drif Bitat, Mokrane Aït Larbi (avocat, sénateur du tiers présidentiel nommé par Zeroual le 27/12/1997), Nacer Djabi, membre ou ex-membre de la rédaction de Naqd, etc.
Sans être exhaustif, le renvoi à ces pétitions entend rappeler la fracture qui semble marquer les milieux intellectuels essentiellement francophones sur la lecture et l’interprétation des événements depuis 1992. Rendue schématiquement, certes, selon la division connotée d’irréductibilité entre « conciliateurs-dialoguistes » et « éradicateurs-soutiens des services de sécurité et de l’armée », une telle séparation se pliera bien vite aux retrouvailles dès le début des années 2000. Dans un entretien donné à Paris au journal L’opinion dirigé par Bachir Rezoug, Mohammed Harbi, qui connaît fort bien son monde, tire un trait par anticipation sur ce qui a pu opposer les intellectuels. L’entretien mené par Arezki Aït-Larbi porte en sur-titre « Mohammed Harbi s’exprime sur les questions de l’heure », suivi en dessous du titre-phrase tirée de l’interview, « Il faut définir les règles du jeu ». À la question « Aujourd’hui le camp démocratique se trouve divisé entre « éradicateurs » et « réconciliateurs ». Ne pensez-vous pas que cette division artificielle soit entretenue par le pouvoir pour empêcher l’émergence d’un pôle démocratique autonome ? » Réponse : « …La différence entre « éradicateurs » et « réconciliateurs » est entretenue par tous ceux qui n’ont pas compris que le temps où des hommes dans l’ombre décidaient de l’avenir du pays est révolu. Mais soyons francs : les luttes, parfois bruyantes, que se livrent « éradicateurs » et « réconciliateurs » ne doivent pas cacher les affinités qui les lient, c’est-à-dire la fonction sociale et la conscience de cette fonction. Et il ne fait pas de doute que les reclassements au sein de la société, auxquels rêve l’élite islamiste se feront contre eux tous… » (L’opinion, numéro 653, 20/9/1994, p.2).
Le Désir de colloque
Les années 2000 sonnent le retour des colloques rassemblant des intellectuels autour d’hommages à des collègues disparus parfois tragiquement. On verra que ces colloques faisant l’économie de problématiques gênantes, installent les participants dans une communauté de démarches et d’idées. Malgré les éclatements et divergences fortement soulignés par certains auteurs, le monde intellectuel fait preuve d’une cohésion dans la défense et la répercussion de choix politiques et sociaux qui l’affirment comme porteur de projet : il prétend être le gardien de la modernité par la détention du savoir qu’il ordonne pour guider la société dans la bonne voie. Convaincu d’être le moteur des avancées politiques et sociales, le milieu intellectuel poursuit la mission dont il se croit investi depuis que l’État et ses appareils l’ont installé dans ce rôle. Relève du même ordre cette conviction largement partagée selon laquelle « ils sont la démocratie ».
Naqd s’inscrit dans cet élan de rencontres consensuelles ménageant toutefois les pratiques concurrentielles dictées par le souci de notoriété. Trois revues – Naqd, L’AADRESS (association algérienne pour le développement de la recherche en sciences sociales) et Insanayat avec l’appoint d’éditeurs tel « Casbah »– animent la multiplication d’échanges répétés avec la volonté d’enterrer toute approche soulevant le désastre qui a dévasté le pays, déstructuré la nation, par la main de l’État et de ses organes. Au contraire, dans leur ensemble, ces colloques, célébrations, ont réaffirmé les liens des intellectuels avec l’État, source de leur reconnaissance et objet de leurs ambitions.
*Le colloque Abdelhamid Benzine : directeur d’Alger-Républicain, Abdelhamid Benzine reste assurément un grand militant dont l’expérience plonge au cœur du mouvement national depuis 1945 et le 8 mai qu’il a vécu à partir du collège Eugène Albertini de Sétif. Laissons parler ceux qui lui rendent hommage suite à son décès, le 10 mars 2003 dans Le Quotidien d’Oran : « …En son itinéraire se fondaient le militant de parti, le maquisard de l’ALN, l’écrivain et le journaliste L’atmosphère de la première jeunesse de Abdelhamid Benzine fut formée par la tradition généreuse du populisme des années 1940 et le monde spirituel des damnés de la terre… Par son engagement, il a toujours fait « partie du bond, pas du festin » (René Char)…Nous qui l’avons connu dans le combat pour le socialisme et contre l’exploitation de l’homme par l’homme et l’oppression culturelle, nous saluons sa mémoire… » (Mohammed Harbi, Sadek Hadjeres, Lemnaouar Merouche, Henri Alleg, Abdelmadjid Bennaceur, William Sportisse, Tahar Zeggag, membres fondateurs de l’ORP [organisation de la résistance populaire]). Depuis, est née l’ « Association Les Amis de Abdelhamid Benzine » (ALAAB), présidée par Belkacem Mostfaoui, laquelle décerne chaque année suite au colloque devenu traditionnel, le « Prix du journalisme Abdelhamid Benzine ». Le dernier colloque à la bibliothèque nationale d’El-Hamma, les 7-8 mars 2015, portant sur « cartographie syndicale – 25 ans de pluralisme en Algérie », s’est tenu sous la présidence de Nacer Djabi. Les 7-8 mars 2013, le colloque-hommage se tenait avec le programme « Art et engagement ». Le silence et le non-dit par évitement entérinent un engagement, des comportements et des positions qui démentent la générosité attribuée à l’auteur de Lambèse prison forteresse, symbole d’infinies souffrances infligées aux détenus par le colonisateur. Devenue Tazoult, Lambèse fut le théâtre de massacres par l’armée et les services secrets en 1994. Signant un éditorial intitulé « Et maintenant ? », le directeur d’Alger Républicain écrivait le 11 octobre 1992 : « …Répondons donc à la question : que faire pour notre pays, chaque jour et tout de suite ? La réponse, à notre avis, est simple sans être simpliste. Il nous faut très vite – car c’est une course contre la montre – mettre sur pied une deuxième ligne de défense, celle de millions de citoyens et citoyennes organisés qui viendraient et viendront soutenir la seule ligne de défense que nous avons, c’est-à-dire nos forces armées… » . Cet appel, prélude à la formation de milices armées aux pouvoirs illimités, sera suivi deux années après d’une déclaration sans équivoque, lors d’un entretien au Bulletin des Amis d’Alger Républicain en France (numéro 2, mars 1994, p. 6). À la question « Peux-tu nous décrire la situation réelle du journal », Abdelhamid Benzine répond « La situation est très difficile et fragile pour le journal. Le problème principal est d’ordre financier…Les difficultés résultent également d’une faible masse publicitaire. Contrairement aux autres journaux, Alger Républicain ne bénéficie que d’une page à une page et demie de publicité alors que les autres journaux en reçoivent dix quotidiennement. Les services de sécurité et parfois l’ANP alimentent notre journal en matière publicitaire en reconnaissance du combat que nous menons depuis toujours contre l’intégrisme et le terrorisme » (souligné par moi). Cet exemple invite à un rappel sur le mode et les origines du financement de toutes les organisations : des associations aux partis politiques, en passant par les revues, journaux, maisons d’édition. Le rapport à la société étant d’une extrême faiblesse, le financement par l’État est déterminant que ce soit de manière relativement transparente (cas pour les partis politiques), ou occulte, derrière l’écran d’appareils spécialisés. Il ne faut pas omettre non plus le financement par des institutions étrangères lequel a pris une ampleur considérable en empruntant des trajectoires obliques.
Le cas de Naqd est à cet égard instructif. Il faut reprendre ici les termes de la lettre adressée par son directeur au président du centre national du livre (CNL) à Paris, le 12 janvier 1997 : « …Nous avons dû différer la sortie d’un numéro thématique (Intellectuels, pouvoirs et sociétés) car beaucoup de ceux qui ont été sollicités comme auteurs d’articles ont dû quitter le pays tandis que d’autres se sont recroquevillés sur eux-mêmes attendant des jours meilleurs pour écrire. Pour ces raisons, nous nous sommes décidés à réaménager notre planning de travail. Tout en maintenant au programme de l’année 1997 la sortie des numéros prévus pour 1996 ( le numéro précédemment cité ainsi que le numéro sur « Désordres urbains »), nous sommes en phase de sortir un numéro 10/11 tournant autour du problème de la vision de l’Autre ou sur l’Altérité, thème d’une certaine actualité dans un pays où le refus de l’Autre a amené toutes ces dérives insoutenables. Nous vous communiquons ci-joint les premières pages des articles dont nous disposons en vous précisant que certains d’entre eux seront traduits du français à l’arabe et inversement (Vous pouvez lire la liste des titres ci-dessous en N.B.). Le numéro ne sera pas très équilibré mais nous sommes convaincus que son contenu rencontrera un certain écho, en tout cas dans les pays du Maghreb. Pour toutes ces raisons, nous vous demandons, Monsieur le Président, de reconduire au bénéficie de Naqd l’aide financière que vous lui avez jusqu’à présent accordée les années précédentes… » Ainsi, le pourvoyeur d’aide financière devient superviseur, exerçant un droit de regard, un choix sur les thèmes de la revue, sur les auteurs et sur les articles. Dès lors que le comité de rédaction s’est volatilisé, le contrôle des sources de financement étant liquidé, le directeur de la revue s’est donné toute latitude avec la complicité de Mohammed Harbi pour solliciter et recevoir des subsides d’un peu partout. En dehors des relations tissées personnellement avec les bureaux culturels des ambassades et consulats des États européens et américain, il faut souligner l’étroite collaboration entre le directeur de Naqd et la fondation Mohamed Boudiaf.
*Naqd en sous-traitance : la fondation Boudiaf
Ayant statut d’association, la fondation Boudiaf fait l’objet d’un récipissé d’enregistrement du ministère de l’intérieur le 23 février 1997, sous le numéro 01/DGLPAJ/DVA/SDAC/S (El Watan, 25 mars 1997, encadré, p.3 et les documents de la fondation). Présidée par Mme veuve Fatiha Boudiaf, l’association compte parmi les membres fondateurs des figures consacrées par les épisodes tragiques de 1992 devenues des soutiens emblématiques des militaires : Mohamed Mechati, Mostefa Lacheraf, Ahmed Doum. Daho Djerbal s’y installe comme directeur d’études, inaugurant les journées du 28-29 juin 1998 célébrant la mémoire du Président du Haut Comité d’État sous l’angle « mémoire et histoire ». Les deux font évidemment l’objet de traitement sélectif. Celui qui finira sous les balles commanditées par des chefs militaires qu’il a accepté de servir en endossant leurs crimes fait l’objet d’une mythologie appuyée sur« L’Algérie avant tout », slogan galvaudé bien avant l’arrivée de Boudiaf, sous une forme légèrement différente, « L’Algérie d’abord » (voir Rachid Debouci, El Moudjahid du 19-20 avril 1991). Parmi ses fidèles, la fondation Boudiaf compte Abderrahmane Mahmoudi qui reçoit cet hommage « … Le journaliste s’est éteint mais ses écrits et ses œuvres resteront pour l’éternité » (d’après La voix de l’Oranie.com). Le choix des membres ayant occupé les sièges du Conseil consultatif national en 1992, nommés par Boudiaf, résume le rapport entre l’État, les intellectuels et la perception qu’ils en ont. Ils répondent aux sollicitations d’un président usurpateur, s’estimant les porte – étendard de sa politique, dès lors qu’il leur fait miroiter les gadgets de la consécration. Placée sous tutelle des services de sécurité, de ceux-là même qui ont mis au point la stratégie des multiples coups de force, la fondation Boudiaf pérennise les violences imposées à la nation en janvier 1992 et ratifiées par celui dont elle porte le nom, sans doute au titre d’une revanche sur l’histoire. Le symbole le plus édifiant restera l’ouverture de camps d’internement, dits « centres de sûreté », dans le sud : Aïn-M’guel, Reggane, et par dessus tout, Tsabit, dans les lieux mêmes où le serviteur du coup d’État a été interné en juillet 1963 comme opposant à la dictature de Ben Bella et des militaires (« Enfin nous sommes tout de même arrivés à découvrir le lieu de notre séquestration…TSABIT, plus au sud que Timimoun, situé à 65 km au nord d’Adrar, capitale du Touat… », in Où va l’Algérie, Paris, Librairie de l’Étoile, p. 45). Ouvert le 29 avril 1992, le centre de sûreté de Tsabit sera fermé le 2 décembre 1992, du moins officiellement (J.O. n°89, du 16/12/1992, p.1868).
Naqd est impliqué à travers son directeur dans d’autres manifestations, tel ce colloque organisé les 11 et 12 mai 2001 au siège de la fondation Boudiaf qui prend en charge la publication, en 2004, des communications sur « L’armée de libération du Maghreb, 1948-1955 ». Par sa résonance maghrébine le thème de la rencontre ne manque pas d’attrait. Cependant, celle-ci est placée sous la maîtrise directe de Mohamed Mediène, qui finance toute l’opération. C’est ce que me révèlera Mohammed Harbi quand, apprenant le déroulement des travaux, je lui demande s’il a été invité au colloque ou s’il a été ignoré comme je le fus. Il dit avoir refusé de participer parce que « Mohamed Mechati m’a assuré que tout est payé par Toufik (Mediène) ».
*Des colloques révélateurs : intellectuels et militaires
Le désir de colloque saisit l’espace intellectuel comme le désir d’enfant . On s’y précipite après avoir enduré l’abstinence. Le directeur de Naqd en résume médiatiquement l’annonce et les ouvertures, en porte-parole investi du pouvoir d’auscultation : « Nous arrivons, encore une fois, à l’accumulation de travaux, de préoccupations et de recherches universitaires qui permet d’aborder des questions importantes dans « l’interdisciplinité ». On peut organiser des rencontres entre sociologues, politologues, historiens et économistes autour d’un thème. Cela était à peu près impossible il y a quinze ou vingt ans. Il y a eu des crises successives qui ont porté des coups mortels à l’institution universitaire. La machine se remet difficilement mais résolument à tourner… » (entretien à El Watan, 8 avril 2002, p. 5). Le colloque sur Saïd Chikhi, les 9-10 mars 1999, invitait à une sorte de cohabitation et même de renouvellement de rapports entre des universitaires qui, avec le lancement de Naqd, étaient plus enclin à la rivalité qu’à la bonne entente. Ainsi en va-t-il des animateurs de l’AADRESS. Le colloque sur Chikhi devient un colloque alibi, levant les obstacles entre collègues qui, sous couvert d’hommage et d’approches scientifiques, scellent une même vision sociale et politique dans la terrible crise ouverte depuis 1992. La manière adéquate de manifester cette orientation consiste, au mépris de la sincérité, à user du non-dit, spécialité fort appréciée du monde universitaire. Le non-dit et le procédé allusif ajouté à l’addition d’individualités qui ont toujours marqué leur soutien aux forces de sécurité et à l’armée installent les colloques sur Djillali Liabes, Mostefa Lacheraf et M’Hamed Boukhobza au sein d’un ensemble solidaire, célébrant ententes et appartenances à un monde d’où sont exclus ces islamistes qu’on n’évoquera que par allusion, en traçant les périmètres de la vindicte bien-pensante contre « la barbarie ». Les colloques sur Djillali Liabes et M’Hamed Boukhobza sont un hommage mérité à deux figures intellectuelles de l’université, de la recherche et de l’appartenance à de hautes instances de l’État. Les deux ont en commun leur destin tragique, assassinés l’un après l’autre alors qu’ils servaient le think tank du système militaro-policier, l’INESG (institut national d’études de stratégie globale). Djillali Liabes a été également ministre des universités (juin 1991-juillet 1992). Les titres des ouvrages et actes de colloques qui ont eu pour objet leurs carrières de chercheurs ne laissent pas indifférents : La quête de la rigueur pour l’un (Liabès sous la direction de Daho Djerbal et Mohamed Benguerna, Alger, Casbah Éditions, 2006), Connaître et comprendre sa société pour l’autre ( Boukhobza, Casbah Éditions, 2009). L’assassinat de ces deux intellectuels pose, au moment de l’hommage, la question de leurs rapports réels au pouvoir, à la société et les choix qu’ils ont opérés. Les formes de célébration interdisent l’accès aux éléments en litige par l’idéalisation des parcours. On structure de la sorte un espace frappé de censure sous l’autorité d’un inconscient collectif et on laisse prospérer les thèses officielles sur les assassins qui n’appartiendraient pas au groupe de Bachir Tartag mais aux terroristes islamistes. L’occultation des autorités d’appartenance des deux serviteurs du pouvoir obstruent toute tentative d’interroger la recherche de la vérité sur le programme d’assassinat des intellectuels et des massacres de masse. La présence d’un Abdelkader Messahel au colloque sur M’Hamed Boukhobza en dit long sur la volonté des milieux ministériels de l’antiterrorisme soucieux de veiller à la maîtrise des vérités officielles. Les questions fondamentales exclues du débat portent notamment sur le circuit qui conduit des chercheurs/universitaires à collaborer avec des services occultes jusqu’à l’accès aux plus hautes fonctions de l’administration. Comment devient-on directeur de l’INESG ? Comment devient-on ministre ? Là se tapit la problématique sur l’univers intellectuel, sa fonction sociale et les aspirations qui l’animent. Que visait le « rapport sur la corruption » dans la vaste étude de prospective « Algérie 2005 » ? qui en était le commanditaire, qui ciblait-il et qui avait intérêt à sa destruction ? Les formes dans lesquelles le journal officiel traite des nominations et des fins de mission de Djillali Liabès et de M’Hamed Boukhobza laissent penser que les autorités de l’État se souciaient beaucoup plus du rapport sur la corruption et de sa récupération que des conditions tragiques qui balisent les nominations et les retraits des deux chercheurs.
Djillali Liabès est ministre des universités dans le gouvernement Sid Ahmed Ghozali, du 18 juin 1991 (J.O. n°30, du 18 juin 1991, p.920-921) au 19 juillet 1992, arrivée de Belaïd Abdesselam (J.O. n° 56, du 22 juillet 1992, p. 1254). Liabès sera ensuite nommé directeur de l’INESG à compter du 11 octobre 1992 par décret présidentiel (Ali Kafi) du 28 octobre 1992 (J.O. n°80 du 8 novembre 1992, p.1690). Il remplace ainsi M’Hamed Yazid dont les fonctions prennent fin le 11 octobre 1992, par décret présidentiel (Ali Kafi) du 28 octobre 1992 (J.O. n°80, du 8 novembre 1992, p.1690).
Le « rapport sur la corruption », passé des mains de Djillali Liabès à celles de M’Hamed Boukhobza, reste lié à leur assassinat alors que le journal officiel s’installe dans une nonchalance nécrophage. Il n’est mis fin aux fonctions de Liabès, assassiné le 16 mars 1993, que par un décret du 3 octobre (J.O. n°65, du 13 octobre 1993, p.10). Assassiné le 22 juin 1993, M’Hamed Boukhobza est appelé « à exercer une autre fonction » par décret de la même date (3 octobre 1993), le déchargeant « de la section des relations économiques et sociales à l’institut national d’études de stratégie globale » (J.O. n°65, du 13 octobre 1993 précité, même page). Le nom de M’Hamed Boukhobza disparaît ensuite du J.O. tandis que l’INESG ne retrouvera un directeur (Lounès Bourenane, ex ministre du Travail et de la protection sociale dans le gouvernement de Rédha Malek) que le 10 octobre 1994 (J.O. n°70, du 30 octobre 1994, p.5).
Summum de ces rassemblements, renouant avec les solidarités de toujours, le colloque Mostefa Lacheraf accueille l’émergence d’un intellectuel collectif face à « la barbarie islamiste ». Figure d’imperator de la pensée derrière lequel se rangent pêle-mêle les fidèles d’un ordre intellectuel unifié, l’auteur de « L’Algérie, nation et société » symbolise une conception figée de l’État et de la politique. Le titre des actes de la rencontre (Une œuvre, un itinéraire, une référence, AADRESS-NAQD, coordination Omar Lardjane, Alger, Casbah Éditions, 2006) appelle à un inventaire loin de toute allégeance. En effet, le trait dominant qui caractérise Mostefa Lacheraf se résume dans de savantes sinuosités masquant le devoir d’obéissance. Derrière des bouderies périodiques, il n’a jamais failli à sa soumission aux appareils. Associant Boumediène et Boudiaf, il signe, dans le style singulier qui domine son oeuvre, sa conception de l’appartenance politique : « Boumediène et Boudiaf : sans vouloir les idéaliser et en tenant compte tout simplement de l’implacable logique selon laquelle devait se conduire l’Algérie pour échapper au désastre colonial et à ses retombées persistantes comme le sous-développement, l’anarchie, l’aliénation, ainsi qu’aux maladies infantiles de l’indépendance, ces deux hommes, malgré ceux qui veulent les opposer – après avoir trahi le premier nommé et tenu en échec et saboté ses projets tout en étant à ses côtés et en bénéficiant de sa confiance – ces deux hommes, donc, ont su prouver une nette prédisposition dynamique… » (« Le H.C.E. et le retour de Boudiaf », in Les ruptures et l’oubli, Alger, Casbah Éditions, 2004, p.12). Membre fondateur de l’Alliance nationale républicaine (ANR 6 mai 1995), il est, en compagnie de Rédha Malek, Ali Haroun et Salim Saâdi l’inspirateur de la politique des milices. En 2007, l’ANR rejoint une « Coordination républicaine » (25 avril 2007) : on y retrouve Ali Haroun, Slimane Chikh, Mohand-Saïd Mazouzi, Louisette Ighilahriz, Amar Azouz, Khalfa Mameri, Pierre Chaulet, Hassan Remaoun, Mohand Issad, Abdenour Laraba, Merzak Bektache, Zineb Laouadj, Omar Boudaoud, Omar Menouer, Ahmed Doum, Ahmed Akache, Hamid Aït-Amara, Lyazid Khodja…
Orfèvre dans l’art du camouflage, rompu à toutes les combines du sérail, artisan endurci des cellules de réflexion en cabinets annexes, M’Hamed Yazid constitue le trio, avec Mostefa Lacheraf et Redha Malek, des intellectuels conseillers et plumes des maîtres du pouvoir depuis l’indépendance. Il n’est pas étonnant qu’il soit célébré comme « L’homme des libertés » par le quotidien Le Matin : « Le jeune homme de 80 ans n’a pas quitté le métier d’informer au plus fort des répressions. L’ancien ministre du GPRA n’avait pas fini de vivre son rêve de créer la Maison des libertés qui lui tenait à cœur et qui le faisait venir, chaque matin, à la Maison de la presse » (édition du 3 novembre, 2003, p.1 et 24). La même édition publie l’ « hommage à M’Hamed Yazid » où on lit notamment : « …Il sera incontestablement pour les générations d’aujourd’hui et de demain le modèle de l’homme politique intègre et libre. Inlassable combattant de la dignité, et pendant que beaucoup d’autres de sa génération se livraient à la prédation de l’Algérie, lui a consacré une partie de ses modestes biens à l’édification d’une « Maison des libertés », projet sur lequel il a veillé personnellement et pour lequel il se battait encore à la veille de sa mort contre une administration stupide qui voit en tout homme critique un détracteur et un ennemi ». Outre le directeur de Naqd, cette note qui fleure l’allégeance est signée au nom des membres fondateurs de la « Maison des libertés » par Louisa Aït-Hamou, Ali Boudoukha, Rachid Boudraï, Fodil Boumala, Fadela Chitour, Ihssène El Kadi, Farid Farah, Baya Gacemi ( Le Matin, op. cité, p.5). En pédagogue averti des arcanes du pouvoir, M’Hamed Yazid délivrait cette leçon inspiratrice sans doute de « la maison des libertés » : « L’ANP est la seule institution du pays qui appartient à tous les Algériens. Un président, même élu, ne peut se prétendre le président de tous les Algériens. Il est le président de l’État, il incarne un programme et des idées » (entretien à El Watan, 5 janvier 1999).
Une parentèle et son ascendance
Pour ajouter au bourdonnement de toutes ces célébrations, le colloque international d’Alger sur le terrorisme se tient à Alger, au Palais des nations, du 26 au 28 octobre 2002. Il associe des généraux, des responsables des services secrets algériens et étrangers et des universitaires pour passer au crible « par une manifestation scientifique le terrorisme islamiste et porter un éclairage sur la résistance de la société civile et des services de sécurité… » Dans un espace de « libre débat sans tabou » (d’après les organisateurs, cités par Le Quotidien d’Oran, 24 octobre 2002), Claudine Chaulet, Hassan Remaoun (CRASC), Zoubir Arous (Naqd, CREAD), Liess Boukraâ (INESG), Mustapha Benchenane (consultant à l’INESG, Paris 5), Nadir Maârouf (Université d’Amiens) côtoient André Gluksman, le lieutenant-colonel Bouzghaïa (directeur de recherche à l’institut supérieur d’études de sécurité nationale – ISESN), le colonel Ali Tounsi, les généraux Abderezak Maïza (chef d’état-major de la première région militaire qui viendra relater ses exploits dans Le Soir d’Algérie du 22 février 2016), Mohamed Touati, Yves Bonnet (ex directeur de la DST)…
Le 19 mai 2011, le colloque en l’honneur de Claudine Chaulet, placé « sous le signe de la conquête de la citoyenneté », rassemble dans le même élan, la quintessence intellectuelle issue de toutes les universités et centres de recherche pour ovationner, remercier, celle qui a laissé son empreinte de sociologue sur des générations d’étudiants et de chercheurs. Unifiés dans leurs hommages à Claudine Chaulet, ces intellectuels (parmi lesquels on note les interventions sur la nationalité et la citoyenneté de Mohammed Harbi et de Daho Djerbal) célèbrent, dans le même temps et en connaissance de cause, une « citoyenneté » qui n’a manqué aucune occasion de proclamer son soutien aux généraux responsables de milliers de morts. D’où la question fondamentale sur la nature de la citoyenneté rebondit et montre à quelle citoyenneté sont attachés Claudine Chaulet et ceux qui viennent saluer les fruits de sa riche carrière. La permanence des canons de la colonisation, retouchés par les faits de guerre de libération nationale, sont toujours l’axe déterminant dans la conscience sociale des élites. Celles-ci définissent un type de citoyenneté qui en est la négation à la racine : c’est celle de la citoyenneté censitaire barricadée, face au peuple, derrière les batteries de généraux criminels.
Si on devait résumer les interférences entre le langage savant de l’université et celui, plus « technique », des services de sécurité, on s’arrêterait à cette conférence de Liess Boukraâ, directeur de l’INESG depuis septembre 2014, sociologue militarisé et champion de la lutte antiterroriste : « L’Algérie a affronté seule le terrorisme et n’a pas cessé de dire que le phénomène est une menace transnationale. Malheureusement beaucoup de pays n’y avaient pas cru…Le terrorisme est une menace hybride complexe qui prend racine dans les terreaux qu’offre la société. Le traitement de cette question doit être puisé dans des aspects multidimensionnels, culturel, idéologique, religieux, social et médiatique » (Horizons, 24 juillet 2015). Tout indique que l’Algérie a servi d’une « Terre-Cobaye » pour une expérimentation de gestion politique par le terrorisme, au même titre que d’autres pays d’Amérique latine. Le séminaire tenu au Hilton (8-9 novembre 2005) sur « la coopération entre l’Algérie et l’OTAN, évaluation et perspectives », organisé par l’INESG et la Division de la Diplomatie publique de l’OTAN », imprime le sens des objectifs sécuritaires. Ceux-ci servent dorénavant de clé à toute perspective politique. Le cas algérien est un excellent exemple qui montre comment une minorité qui tient l’État et son armée peut réduire tout un peuple à la condition de terroriste en criminalisant les sources de sa culture. L’association nationale des universitaires algériens pour la promotion des études de sécurité (ASNA) entretient et élargit ce rapport entre l’univers sécuritaire et l’université qui est appelée à fonctionner selon les postulats et les commandements des services de sécurité et non sur le questionnement et les exigences d’une pensée libre. Sous couvert de « conférences-débats sur les questions de société » (voir celle du 19 janvier 2015), l’INESG constitue la base de rassemblement des intellectuels au profit d’activités de soutien à la politique sécuritaire et à la vision d’une surveillance élargie de la société. À partir des journées d’études parlementaires sur la défense nationale et la sécurité, initiées depuis 2001 par Abdelhamid Latrèche en passant par l’ASNA et l’INESG, se tisse la toile de fond qui s’étend aux centres de recherches en sciences sociales
Dans cet environnement où les rôles sont distribués à l’effet d’introduire des nuances calculées, le directeur de Naqd s’emploie à envelopper l’épaisseur hégémonique de l’armée à l’intérieur d’un halo que diffuseraient d’autres puissances, des oligarchies privées : « Je ne veux pas fonctionner dans cette logique, la logique d’une armée superpuissante qui contrôle tout et qui est au centre de tout ce qui bouge dans ce pays : l’armée est de moins en moins la colonne vertébrale de l’État. Dire le contraire est absolument faux. La masse des capitaux dans le secteur privé est devenue de plus en plus importante. Ces oligarchies commencent à contrôler plus de 50% de l’activité économique nationale… » (entretien à La Tribune, 13 décembre 2001). Cette affirmation est reprise lors de l’entretien, déjà cité, avec El Watan (8 avril 2002, p.5) : « Oui, je crois qu’on est en train d’assister à la naissance de nouveaux pouvoirs qui seront peut-être en mesure de transformer l’armée en auxiliaire et non plus en centre de décision… ». Les propos tenus l’ayant été sous le titre et au nom de « Daho Djerbal directeur de Naqd », j’ai réagi dans un e-mail du 10 avril : « Monsieur le directeur d’El Watan, Lors d’un entretien publié par El Watan du 8 avril, le directeur de Naqd a cru opportun de développer ès qualités des opinions qui risqueraient d’être attribuées, dans le silence et la confusion, à l’ensemble de la rédaction de la revue. Aussi,je tiens à porter à la connaissance de vos lecteurs la mise au point suivante : je ne saurai être associé, de quelque façon que ce soit, ni dans l’initiative prise, ni dans le contenu de l’analyse présentée par Daho Djerbal ». Mohammed Harbi à qui j’avais envoyé une copie, me répond le 2 mai 2002 : « Cher ami, j’ai reçu ton communiqué à El Watan. Je ne trouve pas l’initiative heureuse. Tu ne peux interdire à un journal de présenter un interviewé comme il l’entend ni faire endosser le texte du chapeau de l’interview à Dahou sans même l’avoir entendu. J’aurai mieux compris que tu adresses à El Watan un texte, en ton nom propre et non en tant que membre de la rédaction, pour t’en démarquer s’il y a lieu. Ne nous trompons pas de combat. Amicalement. Mohammed Harbi ».
Cette forme de relation à la presse dominée par le souci de se la concilier en la préservant est une des hantises majeures chez Mohammed Harbi parce qu’elle accompagne tout simplement l’autre hantise, jumelle, celle de sombrer dans l’indifférence après avoir trôné dans toutes les publications. Depuis 1997 et son proche départ à la retraite, il n’a plus qu’un objectif, la tenue d’un « jubilé ». L’université se désintéressant de toute cérémonie espérée par le politologue, une première rencontre se tient dans une salle de la Sorbonne en 1997 autour d’amis, de militants et d’inconditionnels. Animés par l’ami de toujours et conseiller des moments difficiles, André Akoun qui donne le tempo, Aïssa Kadri et Nadjat Khadda en présence de René Gallissot, Fatiha Talahit, Houari Touati et d’autres universitaires et amis comme Tahar Zeggag, les échanges se sont noyés dans un élan d’éloges et congratulations à répétition sur des sujets ultra sensibles traités sous forme de pensée unique. Seule Fatiha Talahite jettera à Mohammed Harbi une petite pierre discordante vite oubliée, à propos de ses « relations avec les femmes ». Les intervenants ont été choisis à l’avance par les organisateurs en accord avec Harbi. Je quittais la salle au bout d’une heure, interpellé au passage par René Gallissot : « comment ? Tu t’en vas ? ». Une deuxième rencontre organisée par l’institut Maghreb-Europe eut lieu le 20 novembre 1999 à laquelle je n’ai pas assisté. En dehors d’une rencontre au CRASC, il faut surtout noter le colloque « Mohammed Harbi, un historien à contre-courant » tenu au « Royal » d’Oran les 30-31 janvier 2008, financé et mis au point grâce à Avempace Institut (dirigé par Houari Touati) « en partenariat avec le journal El Watan et le Centre culturel français ». Y ont participé Lemnaouar Merrouche, Gilbert Meynier, Jean Leca, James Mac Dougall, Fouad Soufi, Omar Carlier, Benjamin Stora, Fatma Oussedik, Adelmadjid Merdaci et Mohamed Hachemaoui. En dehors du Centre culturel français, l’entente Harbi – El Watan marquera longuement les années 2000 émaillées de soutien à Benchicou et à Belhouchet oubliant les implications des deux directeurs de journaux dans les campagnes sécuritaires. Le partenariat politique avec El Watan scelle une entente qui reproduit complaisamment les communiqués du quatuor/« cercle » Nedjma (Mohammed Harbi, Madjid Benchikh, Aïssa Kadri, Ahmed Dahmani). Ce partenariat atteint son apogée avec le colloque organisé par El Watan et l’université Paris 8 sur « Le printemps arabe entre révolution et contre révolution » (23-25 septembre 2011). Évincé de la rencontre, Daho Djerbal confirme sa distanciation à l’égard de Mohammed Harbi et s’éloigne momentanément d’El Watan en dénonçant le traitement médiatique de la mise à mort de Moâmar El Kadafi. Il réserve ses préférences aux quotidiens Liberté puis El Moudjahid, en attendant sa sélection, en octobre-novembre 2015, par la télévision algérienne (ENTV).
NAQD en apothéose de la pensée uniformisée
Naqd retrouve, avec son directeur, les honneurs d’El Watan le 27 février puis le 5 mars 2016 sous la signature d’un adepte du lyrisme médiatique, Mustapha Benfodil, coutumier de penchants esthétiques douteux. Rendant compte des méfaits de Belmokhtar, il n’hésite pas à écrire « …l’odieux forfait de Mokhtar Belmokhtar et sa bande de chacals infâmes » (El Watan en ligne du 22 janvier 2013).
En exploitant la souffrance provoquée par les années de massacres et de tortures sans toutefois les nommer et les cerner directement, Naqd reprend le thème du numéro 17 publié en 2002. « L’esthétique de la crise », présentée sous une autre affiche, « La production esthétique dans les sociétés en crise », entend restituer la « relation entre l’art, la mémoire et l’événement traumatique ». Sponsorisé par une entreprise publique du ministère de la culture, l’agence algérienne pour le rayonnement culturel (AARC), co-auteur, le colloque (25-27 février 2016) organisé à l’École des Beaux-Arts et à Dar Abdeltif sous le label Naqd, réunit des chercheurs et des artistes sur le thème « Que peut l’art face à la barbarie ? » Selon Daho Djerbal, (El Watan, 5 mars 2016) « le travail des artistes quel que soit leur médium, est en quelque sorte le travail de la société…Il y a des sociétés qui connaissent ces moments d’antagonisme et de passage à la violence extrême dans la longue durée. Et c’est malheureusement le cas de l’Algérie. Que nous en soyons conscients ou pas, la société algérienne, nord-africaine plus généralement, a connu depuis le XIXème siècle des périodes de crise permanentes, avec l’usage de la violence comme fait ordinaire. Cela veut dire que la violence est passée dans la culture, à tel point que l’on ne s’aperçoit même plus sauf dans les moments paroxystiques. Et ces moments paroxystiques, si on n’y réfléchit pas, ils reviennent, ils se répètent. D’où la nécessité de penser ces violences car, quelque chose qu’on n’a pas pensé, on le répète de manière mimétique ». En dehors du stéréotype récurrent faisant de l’Algérien un condensé de violence, ces rencontres privilégient le mode de traitement sélectif : outre la sélection des lieux, la sélection des artistes, Daho Djerbal sélectionne les chercheurs et le public. Les huit artistes retenus, sur « appel à candidature », s’inscrivent dans la mouvance militaro-policière selon l’interprétation courante de la violence et son utilisation/administration. Parmi eux, signalons Amar Bouras et Nawel Louerrad. Le premier, dans un entretien à El Watan (17 décembre 2014) présente le thème de l’intolérance dans une installation multimédia intitulée « Taghout » : « c’est par ce mot Taghout (infidèle, mécréant) que les islamistes à l’époque, traitaient tous ceux qui étaient différents d’eux ou en opposition avec leur idéologie. Le taghout, c’était l’enseignant, l’artiste, le journaliste, celui qui travaille dans le secteur public… c’était « l’autre » qu’on refusait, qu’on menaçait, qu’on éliminait! « l’autre » qui n’avait pas le droit d’exister…ça me fait peur, car j’ai l’impression que les mêmes violences peuvent se déclencher dans l’avenir… ». La seconde, dans une interview à « Mémoires algériennes.com » déclare, entre autres, à la question « pourquoi ce rapprochement entre l’indépendance et les années noires dans votre album « Vêpres algériennes ? » : « …il y a une omniprésence de la Révolution. Notre pays est jeune et s’est construit sur ces années de révolution…ce qui peut unir les Algériens. Mais la violence au sens large, celle de la colonisation, de la guerre d’indépendance, de la décennie noire est toujours là… ». On se demande qui reprend les paroles de l’autre dans cette permanence de la violence et de l’indistinction historique, Daho Djerbal ou Nawel Louerrad. En amont, les deux s’abreuvent, notamment, chez Benjamin Stora.
Dans les thématiques de Naqd, nous avons toujours, à la suite d’un « topos » bricolé par le directeur, des contributions inégales pouvant contenir des approches intéressantes, accrocheuses, nourrissant la réflexion et orientant vers la critique. Mais l’ensemble est axé sur un objectif central dominé par l’instrumentalisation générale et le souci d’aller dans le sens attendu par les « bienfaiteurs » de la revue et désiré par un type de lecteurs. Sur tous les numéros de Naqd, les interventions de spécialistes à base de questionnements pertinents et outillés d’une culture sur tel ou tel aspect est certainement d’un apport à évaluer en tenant compte des penchants du directeur de la rédaction et de la récupération/orientation de la thématique. En voulant traiter de « l’esthétique de la crise » reprise en colloque, la crise est saisie sous forme de tourbillons et de manœuvres. Cela ne fait que confirmer la « politique » de la revue et de son directeur. Le recours à la parole spécialisée, légitimée par le parcours, la formation, la compétence, autoriserait le contournement des vrais problèmes, exclus du questionnement.Tout en ciblant les années quatre-vingt-dix, « le trauma » ne dit pas de quel crise il s’agit, il ne nomme pas les acteurs, les auteurs, les victimes. Mais il laisse glisser le cheminement qui mène à « la barbarie islamiste ». Les lieux de la célébration, (Les Beaux-Arts et Dar Abdeltif), le choix des plasticiens sous des angles privilégiés, le partenaire co-organisateur drivé par les pouvoirs officiels, les annonces relayées par l’agence de presse APS, la couverture dans El Watan par un spécialiste de l’enfumage, montrent que Naqd s’est aligné sur les procédés de braconnage où la légitimité se harponne, comme la légalité, pour finir dans le dévoiement. L’objectif poursuivi par le directeur de Naqd est de faire croire qu’il pose la question de la crise et qu’il la traite de manière conjointe avec l’art. Les scientifiques présents lui servent de caution pour une entreprise qui, au contraire, multiplie les confusions et barre l’accès à l’intelligibilité des crimes contre l’humanité en camouflant leurs auteurs. Ainsi, « l’esthétique de la crise » finit dans la réhabilitation des criminels et élargit un peu plus les moyens de leur protection. Le « trauma », l’expression et les outils de l’esthétique font la ronde, emmêlant concepts et couleurs. Agencement conceptuel et tourbillon épistémologique se mobilisent au profit des auteurs des massacres. Ils apportent une pierre supplémentaire à l’impunité et appartiennent au registre de la mission. Or, celle-ci exige des moyens. C’est le rôle du prestidigitateur que d’être un esthète de l’émerveillement. Son but ne réside-t-il pas dans l’orientation du regard vers la crédulité admirative ? Au lieu de partir à la recherche des questions simples sur les origines des massacres et cerner les victimes en nommant leurs assassins, les panneaux du multimédia s’élèvent en muraille de l’impensé. Le procédé leste de poids supplémentaires la surlégitimité dont s’entoure l’ordre militaro-policier et rejette la parole des victimes punies pour islamisme, les enfermant dans le déni de toute légitimité. La chaîne qui relie les intellectuels, prêts à épauler ces constructions, aux manifestations du pouvoir et de ses acteurs visibles ou occultes, finit toujours par s’offrir en spectacle. Ainsi en est-il de cette opération sur « le trauma » qui s’est fait débloquer les moyens de détournement du savoir et du questionnement en leur faisant dire, aux yeux d’observateurs/spectateurs sélectionnés, ce qu’ils ne disent pas nécessairement. Contribution de plus au déni de justice, la recherche à but esthétique finit, selon une série d’opérations calculées, en œuvre de vulgaire propagande. L’intellectuel mercantile, sensible à toutes les compositions, familier de toutes les vénalités, construit son échec en même temps que celui de sa société et de l’État dont il se fait le serviteur.
Réduite à son logo et à la pratique surérogatoire de la « pensée audacieuse » de ses débuts, Naqd évolue dans un rapport de plus en plus étroit avec les médias. Familier des quotidiens dont la ligne éditoriale croise les arguments des militaires et des services de sécurité, entretenant des relations d’échanges suivis avec les journalistes vedettes des comités de rédactions, le directeur de Naqd multiplie les interventions dans la presse dite « libre et indépendante ». La relation installée entre le journaliste et l’intellectuel spécialiste, directeur de revue, brasseur d’idées en forme éditoriale, se traduit par un jumelage qui marque l’activité des deux acteurs. Producteur de réflexion, orientant celle-ci en fonction de ses intérêts éditoriaux, l’intellectuel fournit des pistes, affine des canevas, installe le chroniqueur dans une méthode. En contrepartie, ce dernier tient porte ouverte pour l’intellectuel et lui fournit l’accès direct sous forme d’entretien ou indirect sous forme de citations choisies. Cette hybridation marque les articles de quotidiens comme El Watan, Liberté, La Tribune, notamment, dans lesquels on retrouve des fils directeurs inspirés d’entretiens de proximité avec le spécialiste/intellectuel. Et c’est ce qui marque nombre de chroniques politiques, culturelles quotidiennes de cette certitude du journaliste à détenir un pan de vérité indiscutable. Une pensée complice, une entente étudiée, rejaillissent également sur la revue dans la mesure où son directeur peut compter sur le véhicule médiatique pour conforter une orientation voire une présence. Cette pratique a été affinée par la suite avec la collaboration de Mohamed Hachemaoui, dont l’incorporation au sein de Naqd dans les années 2000 prendra fin rapidement. Ce journaliste free lance drivé par Daho Djerbal à Alger, puis par Mohammed Harbi à Paris, bénéficiera du tutorat des mandarins de sciences Po et de l’École des Hautes Études en Sciences sociales (EHESS), jusqu’à son recrutement par l’université Paris 8. Avant de présider aux Débats d’El Watan, il se livrera pendant deux ans, pour ce quotidien, à un exercice suffisamment curieux pour être souligné : une chronique hebdomadaire sous forme de philosophie politique reprenant le cheminement de l’émancipation politique en occident, comme source d’inspiration à suivre pour des lecteurs désireux de transformer leur société. En réalité, « cette nouvelle sorte d’individus écrit dans une langue ésotérique et barbare avec pour objectif principal la promotion de sa carrière universitaire et non le changement social…L’autorité sociale ne sert pas à promouvoir le débat mais à établir des réputations et à intimider les non spécialistes » (Edward W. Saïd, Des intellectuels et du Pouvoir, Paris, Édition du Seuil, p.86-87).
Conclusion
Conçue pour échapper à ce schéma et pour y porter la critique, Naqd s’est fondue dans un monde intellectuel porté par une identité historique, une identité sociale, s’accommodant de la raison d’État en se construisant en groupe exclusif. La crise qui frappe l’Algérie des lendemains de l’indépendance a sa source dans le dualisme que les idéologues ont limité à la seule agriculture, divisée en secteurs moderne et traditionnel. Or, depuis l’indépendance, l’Algérie est gouvernée à partir de cette approche politique de traitement du dualisme modernité/tradition. Enraciné dans la modernité coloniale et ses travers, le monde intellectuel a servi de support et de relai à l’expression matérielle et idéologique du pouvoir d’État. Cela explique que les intellectuels, inspirateurs et véhicules des choix étatiques, considèrent qu’ils ont pour mission de tirer la société traditionnelle de ses profondeurs vers leur perception du monde (un excellent exemple est fourni par les comités de volontariat étudiant et leurs rapports aux paysans durant les années « révolution agraire »). Se constituant en garants de modernité, ils regarderont la société qu’ils côtoient comme un monde de régression, sans porte-parole intellectuel, à qui ils appliqueront le mode de direction autoritaire : la société n’est pas étudiée et ne relève pas du souci de recherche afin d’être découverte dans ce qu’elle est. Nourris aux acquis scientifiques de la colonisation, les intellectuels administrent la société au lieu de puiser en elle les sources d’une démarche problématique. La modernisation autoritaire n’aurait pu devenir pratique d’État sans ses véhicules intellectuels. La jonction entre monde intellectuel et pouvoir militaire se fait sur le mode consensuel dans la détermination des tâches et de leurs objectifs.
La part de la culture traditionnelle liée à l’islam et à la langue arabe, bénéficiant d’hypertrophie dans le discours politique, s’inscrit en réalité dans le programme de maîtrise de la société à qui il fallait donner l’impression trompeuse que l’État parle son langage, croyant ainsi lui faire admettre que ses préoccupations culturelles sont prises en charge. Les agressions répétées, de plus en plus violentes, contre la langue arabe et leurs références à une scientificité puérile n’ont d’autre but que l’installation hégémonique forcée de la langue française, laquelle n’a jamais cessé d’être la langue de l’ « Autorité.
Le pouvoir a toujours maîtrisé cette dualité tradition/modernité en faisant tracter l’ensemble par des élites unies, convaincues d’appartenir à une identité solidaire de langue, de pensée et de perception du monde qu’ils ont la charge, non pas de partager, mais de protéger, contre des classes dangereuses qu’ils essayent de convaincre de continuer, comme par le passé, à obéir aux savants et aux puissants.
La possession et la maîtrise du langage juridique et politique autoritaire appuyées sur l’histoire et la sociologie ont mis en place un leurre : la prétention émancipatrice sur les droits et libertés ou le règne de l’individu. Or, il ne s’agit que de l’accentuation du système autoritaire de connivence avec un encadrement intellectuel chargé des opérations de marketing. Il reste prêt, cependant, à marchander un élargissement du champ des droits et libertés pour des intérêts exclusivement limités à ses composantes. La pédagogie des droits et libertés se fait contre la masse « inculte », « inaccessible » à ce stade d’émancipation.
Naqd devait, comme projet, prendre le contrepied de cette vision du monde intellectuel et de ses pratiques. L’entreprise a sombré dans la déconfiture, somme toute prévisible, quand on a une vue d’ensemble sur la nature de classe de l’intelligentsia.
L’échec de Naqd rassemble et résume celui de trois générations d’intellectuels : les intellectuels de pouvoir des lendemains de l’indépendance, acteurs d’envergure d’une politique du parti unique. Défaits à l’issue de confrontations d’appareils, réprimés par leurs adversaires, ils resteront des exemples surfaits pour la génération suivante, celle des années soixante-dix. Issue de l’Union nationale des étudiants algériens et de la jeunesse du FLN, elle fournit les intellectuels d’État, contestés par quelques démarcations d’expression trotskyste. « Gauche » de pouvoir et « ultra gauche », se définissant par emprunt mimétique au langage politique de leur formation et de ses sources, se disputent en réalité les faveurs et reconnaissances de l’État. De la gauche française dont elles usurpent la parenté, elle n’ont, historiquement tout au moins, aucun rapport avec les couches populaires en qui elles voient une menace habillée d’archaïsme. La troisième génération, composante de l’échec de Naqd, appartient au temps du basculement libéral qui finira par absorber les trois figures générationnelles face à la menace islamiste. L’alliance avec les militaires, maîtres de l’État depuis toujours, se fait de manière plus ou moins nuancée, non sans subtilité, selon les générations : de manière directe, assumée, biaisée ou sélective, tapageuse ou discrète. Dans l’ensemble, l’alliance des intellectuels de Naqd avec les militaires a pour moteur une origine commune : la peur de « la horde inculte ». Les intellectuels n’ont fait que servir les forces de domination à l’intérieur de l’État et de l’armée dans la constitution d’élites coupées de la société traditionnelle, rejetant en elle l’archaïsme et la religiosité, croyant se préserver d’une multitude enfermée dans un marché bazardisé couplé à un lumpen-islam. Entamées dans les années quatre-vingt, les formes de libéralisation mises en œuvre en laboratoires spécialisés peuplés d’intellectuels à l’écoute des maîtres de toujours, ont normalisé la surveillance « bénéfique » des États et organismes occidentaux (européens et américains). D’abord « conseillers » et « accompa-gnateurs » de la mise en forme de l’ordre libéral, ils deviennent les censeurs et les protecteurs auxquels il est fait appel pour tout sujet relevant normalement des « institutions » comme du « mouvement social ». Ce processus extérieur qui prétend greffer l’enseignement du passage vers la démocratie et l’État de droit, à l’abri de toute démarche de questionnement problématique, a été intégré par l’État, ses appareils et ses intellectuels. Les faces multiples de la crise puis le recours à la violence généralisée des années quatre-vingt-dix ont conduit les Algériens à s’en remettre au savoir et aux soutiens exogènes. Ce qui était apparenté à des institutions étatiques est submergé par des formes de pénétration extérieure que l’on aurait de la peine à comptabiliser. Dans de telles conditions, l’espace associatif et ses innombrables ramifications a basculé vers un système de parrainage et de tutorat : il y puise une légitimité, une efficacité et des raisons d’existence, le tout entièrement tourné vers lui-même, sans rapport à la société, exceptés les embrigadements de circonstances calculés pour justifier soutiens matériels et financiers (offerts par l’Union Européenne, les consulats et ambassades des États d’Europe et des USA, sans oublier l’OTAN). Derrière la façade d’ouverture au sens progressiste du terme, du souci de modernité et de modernisation, toutes les formes d’organisation ne cherchent plus de réconfort et d’espoir que dans les offres des bureaux spécialisés de l’ordre libéral.
L’organisation politique et sociale, qu’elle se situe à l’échelle des organismes d’État, des wilayas ou des communes, des associations comme des partis politiques, se démet entièrement du besoin de représentativité et de représentation. Mise hors de portée d’une société gérée sur la base des incapacités, la légitimité se sous – traite dans des formes de protection externes. À l’ordre politique du parti unique est substitué un ordre bénéficiant de présomptions, leurres sur l’ouverture démocratique et « l’ordre du droit » pour livrer le pays à d’autres centres de domination : les intellectuels ne sont pas les derniers à répondre aux offres de service substituées ou jumelées à celles de l’État. Naqd n’échappera pas à cette trajectoire.
Intellectuels de pouvoir, les générations réunies au sein de Naqd risquaient de saborder leur raison d’être en s’abandonnant à un projet qui avait pour ambition de déconstruire et de repenser les lignes forces de démarche intellectuelle vis-à-vis du pouvoir et de la société. Autant dire qu’il s’agissait d’ausculter, en le mettant en cause, leur propre pouvoir. Cela exigeait des capacités ancrées dans des perspectives historiques qu’il fallait faire émerger ; ce qui ne correspondait nullement aux ambitions étriquées d’intellectuels songeant avant tout aux protections immédiates pour lesquelles Naqd ne sera qu’un tremplin parmi d’autres. Cherchant des sources de légitimité en dehors de la société et contre elle, auprès des instances de l’ordre libéral, ils accompagnent l’échec de l’État national. État, nation, intellectuels, selon des initiatives appropriées, organisent, en les multipliant, les recours en légitimation auprès d’instances impériales. Celles-ci ont déjà signifié aux quémandeurs dans quel sens elles statuent, faisant sombrer l’Algérie et ses élites dans le gouffre de la soumission.