FRANTZ FANON,
« MISSION AU MALI »

EN HOMMAGE A L’AUTEUR DES DAMNÉS DE LA TERRE ET EN SIGNE DE SOLIDARITÉ AVEC TOUTES CELLES ET TOUS CEUX QUI SE RETROUVENT DANS LA JOURNÉE ANTI-COLONIALISTE ET ANTI-IMPÉRIALISTE LE 21 FÉVRIER

 

Dans son numéro 46 du 14 décembre 1963, Révolution africaine publie en pages 18-19 ce qui était Un texte inédit de Frantz Fanon : « Mission au Mali ». Livré pour la première fois au public, ce document sera intégré en 1964 dans une somme de notes personnelles de Frantz Fanon et publié aux éditions Maspéro.

Représentant permanent  du GPRA (gouvernement provisoire de la république algérienne) à Accra (Ghana), Fanon était chargé de prendre contact avec le gouvernement malien. L’idée qu’il se fait de l’Afrique appelée à transcender ses conflits, ses doutes et ses incertitudes met en perspective un continent en ébullition balayant la domination coloniale et jetant les bases d’un développement solidaire, unitaire.

Face à la situation actuelle de l’Afrique, la mission au Mali reste à la fois un bilan des échecs tout en invitant au réveil, aux sursauts pour, non seulement survivre mais ÊTRE enfin. Refouler les contingents de mercenaires et les régiments spéciaux d’une puissance coloniale jamais réellement partie demeure un objectif qui, par delà les années soixante, est d’une brûlante actualité. Des cendres de la mission au Mali peut un jour renaître la flamme qui ré-enfantera l’Afrique de Frantz Fanon. Partons à sa réincarnation en faisant fi des appréciations qui en faussent, à dessein, la signification.

Pour légitimes que puisse les autoriser la recherche historique, les commentaires de Guy Pervillé sur la qualité de représentant du GPRA de Frantz Fanon sombrent dans le soutien à la puissance coloniale. L’historien s’attache en effet à mettre l’histoire au service d’un objectif qui ne s’est jamais démenti dans ses travaux : le parallélisme des violences et des atrocités nivelées pour mettre sur le même plan le colonisateur et ceux qui en combattent la domination. Ce goût prononcé pour le rabaissement des engagements du mouvement de libération nationale se retrouve chez G. Pervillé quand il s’intéresse au « panafricanisme du FLN algérien » et à Frantz Fanon : « Le premier article de fond sur les rapports entre « le conflit algérien et l’anticolonialisme africain » fut publié à Tunis dans le numéro 11 du Moudjahid le 1er novembre 1957…Son auteur était-il Frantz Fanon, psychiatre antillais en poste à l’hôpital de Blida, rallié au FLN en 1956 et passé à Tunis en 1957 ? Il est le premier à croire et à faire croire, pour des raisons personnelles évidentes, à la dimension panafricaine de la révolution algérienne » (Le panafricanisme du FLN algérien , communication au colloque L’Afrique noire française : l’heure des indépendances, Aix en Provence, 26-29 avril 1990, tirée du site de l’auteur « Pour une histoire de la guerre d’Algérie »).

Dans la même édition de Révolution africaine, Josie Fanon rétablit les faits en écrivant en avant-propos de Mission au Mali : « …Pourquoi Fanon se fait-il nommer médecin en Algérie, en novembre 1953 ? Pour le « tiers-colonial » ? ou pour voir du pays ? Fanon est un colonisé… À cette époque Fanon avait compris qu’il existait en Algérie une situation pré-révolutionnaire. Déjà, en France, il avait eu des contacts avec des nationalistes algériens. Alors ce n’est pas un hasard s’il demande pour son premier poste de médecin des hôpitaux psychiatriques l’hôpital de Blida. Ces contacts pris en France, comment supposer qu’il pouvait ne pas les continuer en Algérie ? Dès les débuts de la Révolution, Fanon, avec les moyens dont il dispose, se met au service de l’organisation. Les membres du CCE [Comité de coordination et d’exécution, instance dirigeante nationale du FLN-ALN], les responsables militaires de la région, d’autres militants plus obscurs mais non moins essentiels dans les rouages de l’organisation, se souviennent de la maison de Fanon où ils se retrouvaient… ». 

La publication par Révolution africaine, organe du FLN, n’échappe nullement à l’instrumentalisation à des fins politiques servant une dictature qui n’hésite pas à se draper de toutes les légitimités. Mais là encore, la mission au Mali recèle des mises en garde et des condamnations sans équivoque.

 

MISSION AU MALI (notes extraites du journal de bord tenu par Frantz Fanon pendant le voyage au cours de l’été 1960 à la frontière algéro – malienne et remises par sa femme, Josie Fanon, à l’hebdomadaire Révolution africaine ) :

Mettre l’Afrique en branle, collaborer à son organisation, son regroupement derrière des principes révolutionnaires. Participer au mouvement ordonné d’un continent ; c’était cela, en définitive, le travail que j’avais choisi.

La première base de départ, le premier socle était représenté par la Guinée. Puis le Mali, décidé à tout, fervent et brutal, cohérent et singulièrement acéré, étendait la tête de pont et ouvrait de précieuses perspectives.

À l’Est, Lumumba piétinait. Le Congo, qui constituait la deuxième plage de débarquement des idées révolutionnaires, se trouvait pris dans un lacis pénible de contradictions stériles. Il fallait attendre encore avant d’investir efficacement les citadelles colonialistes qui s’appellent Angola, Mozambique, Kenya, Rhodésie, Union Sud-Africaine.

Tout était pourtant en place. Et voici que le système de défense colonialiste ranimait les vieux particularismes et émiettait la lave libératrice.

Pour l’instant il fallait donc tenir au Congo et avancer à l’ouest.

Pour nous, Algériens, la situation était claire. Mais le terrain demeurait difficile. À partir de l’ouest il nous fallait prouver par des manifestations concrètes que le continent était UN. Que derrière les options générales des dirigeants, il était possible de déterminer où les peuples, les hommes et les femmes, pouvaient se rencontrer, s’épauler, construire en commun.

Le spectre de l’Occident, les teintes européennes étaient partout présentes et actives. Les zones française, anglaise, espagnole, portugaise demeuraient vivantes. Oxford s’opposait à la Sorbonne, Lisbao à Bruxelles, les patrons anglais aux patrons portugais, la livre au franc, l’Église catholique au protestantisme ou à l’Islam. Et au-dessus de tout cela, les États-Unis qui  s’enfonçaient partout, dollars en tête, avec Armstrong comme hérault et les diplomates noirs américains, les bourses, les émissions de la Voix de l’Amérique… Et n’oublions pas l’Allemagne travailleuse, Israël défrichant le désert.

Travail difficile. Heureusement dans chaque coin des bras nous font signe, des voix nous répondent, des mains nous empoignent. Ça colle.

Le bruit rapide et tranquillisant des cités libérées qui rompent leurs amarres et s’avancent grandiloquentes mais nullement grandioses, ces anciens militants aujourd’hui admis définitivement à tous leurs examens qui s’asseyent et…se souviennent.

Mais le soleil est encore très haut dans le ciel et si l’on écoute, l’oreille collée au sol rouge, on entend distinctement des bruits de chaînes rouillées, des « Han » de détresse et les épaules vous en tombent tant est toujours présente la chair meurtrie dans ce midi assommant.

L’Afrique de tous les jours, oh pas celle des poètes, pas celle qui endort mais celle qui empêche de dormir car le peuple est impatient de faire, de jouer, de dire. Ce peuple qui dit : je veux me construire en tant que peuple, je veux bâtir, aimer, respecter, créer. Ce peuple qui pleure quand vous dites : je viens d’un pays où les femmes sont sans enfants et les enfants sans mères et qui chante : l’Algérie, pays frère, pays qui appelle, pays qui espère.

C’est bien l’Afrique, cette Afrique-là qu’il nous fallait lâcher dans le sillon continental, dans la direction continentale ; cette Afrique là qu’il fallait orienter, mobiliser, lancer à l’offensive. Cette Afrique à venir.

L’Ouest, Conakry, Bamako. Deux villes inertes en surface mais en dessous la température est insupportable pour ceux qui calculent, qui manœuvrent, qui s’installent. À Conakry et à Bamako des hommes frappent l’Afrique, la forgent avec amour et enthousiasme.

Le colonialisme et ses dérivés ne constituent pas à vrai dire les ennemis actuels de l’Afrique. À brève échéance, ce continent sera libéré. Pour ma part, plus je pénètre les cultures et les cercles politiques, plus la certitude s’impose à moi que le grand danger qui menace l’Afrique est l’absence d’idéologie.

Depuis près de trois ans, j’essaie de faire sortir la fumeuse idée d’Unité africaine des marasmes subjectivistes, voire carrément fantasmatiques de la majorité de ses supporters. L’Unité africaine est à la fois un rêve, un mythe, un cauchemar, une volonté de puissance et j’en passe.

L’Unité africaine, c’est un principe à partir duquel on se propose de réaliser les États-Unis d’Afrique sans passer par la phase chauvine bourgeoise avec son cortège de guerres et de deuils. Pour amorcer cette unité toutes les combinaisons sont possibles. Certains comme la Guinée, le Ghana, le Mali et demain peut-être l’Algérie mettent au premier plan l’action politique. D’autres comme le  Libéria et le Nigéria insistent sur la coopération économique. La R.A.U., de son côté, insisterait davantage sur l’aspect culturel. Tout est possible et les uns et les autres devraient éviter de discréditer ou de dénoncer ceux qui voient cette unité, ce rapprochement des États africains d’une façon qui diffère de la leur.

Ce qu’il faut éviter, c’est la tension ghanéo-togolaise, la tension somalo-éthiopienne, maroco-mauritanienne, congolo-congolaise. En réalité, les États colonisés qui ont accédé à l’indépendance par la voie politique semblent n’avoir d’autre préoccupation que de se trouver un vrai champ de bataille avec des blessures et des destructions. Il est clair, toutefois, que cette explication psychologique qui fait appel à un hypothétique besoin de défoulement de l’agressivité ne nous satisfait pas. Il nous faut encore une fois revenir au schéma marxiste. Les bourgeoisies triomphantes sont les plus impétueuses, les plus entreprenantes, les plus annexionnistes qui soient. Ce n’est pas pour rien que la bourgeoisie française de 1789 a mis l’Europe à feu et à sang.

MOUMIÉ. Le 30 septembre, nous nous sommes rencontrés à l’aérodrome d’Accra. Il allait à Genève pour de très importants entretiens. Dans trois mois, me disait-il, on assistera à un reflux en masse du colonialisme au Cameroun. À Tripoli, le brouillard interdisait tout atterrissage et trois heures durant l’avion tourna au-dessus de l’aérodrome. Coûte que coûte, le pilote voulait atterrir. La tour de contrôle refusait la permission sollicitée. Mais le pilote courageux et inconscient avait décidé de poser ses dizaines de milliers de tonnes. « Ces gars-là jouent avec la vie des gens » me dit Félix.

C’était vrai. Mais nous, ne jouions-nous pas également avec la nôtre ? Qu’était cette intrépidité en comparaison de nos vies perpétuellement en suspens ? Aujourd’hui, Félix est mort. À Rome, quinze jours après, on devait se retrouver. Il n’était pas là. À mon retour à l’aérodrome d’Accra son père debout me voyait revenir seul et l’angoisse envahissait son visage.

Deux jours après, une dépêche nous apprenait que Félix était hospitalisé. Puis qu’on soupçonnait un empoisonnement. Kingué, vice-président de l’U.P.C.[Union des populations du Cameroun, mouvement national indépendantiste], et Marthe Moumié décidaient de se rendre à Genève. Quelques jours après, la nouvelle nous parvenait : Félix Moumié était mort

Nous n’avons guère senti cette mort. Un assassinat mais exsangue. Il n’y a eu ni rafale de mitraillette ni bombes. Empoisonnement au thallium. ςa n’a pas de sens. Thallium ! Comment saisir cette cause ? Une mort abstraite, frappant l’homme le plus concret, le plus vivant, le plus impétueux. Le ton de Félix était constamment haut, agressif, violent, coléreux, amoureux de son pays, haineux pour les lâches et les manœuvriers. Austère, dur, incorruptible. De l’essence révolutionnaire prise dans 60 kilos de muscles et d’os.

Le soir, nous sommes allés réconforter les camarades du Cameroun. Le père, le visage buriné, impassible, inexpressif, m’écoutait lui parler de son fils. Et progressivement le père cédait la place au militant. Oui, disait-il, le programme est net. Nous devons coller au programme.

Le père de Moumié en cet instant me rappelait ces parents d’Algérie qui écoutent dans une sorte d’hébétude le récit de la mort de leurs enfants ; qui, de temps à autre interrogent, réclament une précision puis retombent dans cette inertie de communion qui semble les happer vers où, croient-ils, leurs fils se sont rendus. 

 L’action est là pourtant. Demain, tout à l’heure, il faudra porter la guerre chez l’ennemi, ne lui laisser aucun repos, le talonner, lui couper la respiration. Partons.

Nous voici à Bamako, capitale du Mali. Modibo Keita, toujours militant, comprend rapidement. Pas besoin de grands discours. Nos séances de travail vont vite… Nous sommes huit. Un commando. L’armée, les transmissions, les commissaires politiques, le corps sanitaire. Chacun des couples doit prospecter selon sa propre discipline les possibilités de travail.

Notre mission : ouvrir le front sud. De Bamako, acheminer armes et munitions. Soulever la population saharienne. S’infiltrer jusqu’aux Hauts-Plateaux algériens. Après avoir porté l’Algérie aux quatre coins de l’Afrique, remonter  avec toute l’Afrique vers l’Algérie africaine, vers le Nord, vers Alger ville continentale.

Ce que je voudrais : de grandes lignes, de grands canaux de navigation à travers le Sahara. Abrutir le désert, le nier, rassembler l’Afrique, créer le continent. Que du Mali s’engouffrent sur notre territoire des Maliens, des Sénégalais, des Guinéens, des Ivoiriens, des Ghanéens. Et ceux du Nigéria, du Togo. Que tous grimpent les pentes du désert et déferlent sur le bastion colonialiste. Prendre l’absurde et l’impossible à rebrousse-poil et lancer un continent à l’assaut des derniers remparts de la puissance coloniale.

Faire vite. Le temps presse. L’ennemi est encore tenace. En réalité, il ne croit pas à la défaite militaire. Mais moi, je ne l’ai jamais sentie aussi possible, aussi à portée de pas. Il suffit de marcher, de foncer. Il ne s’agit même pas de stratégie. Nous avons des cohortes mobilisées et furieuses, amoureuses de notre combat, ardentes au travail. Nous avons l’Afrique avec nous.

Mais qui s’en préoccupe ? Un continent va se mettre en branle et l’Europe est langoureusement endormie. Il y a quinze ans c’était l’Asie qui s’ébrouait. Alors les Occidentaux s’amusaient. Aujourd’hui l’Europe et les États-Unis se hérissent. Les 650 millions de Chinois, tranquilles, possesseurs d’un secret immense, bâtissent à eux seuls un monde. Accouchent d’un monde.