UNE IMBRICATION INÉLUCTABLE
ENTRE UNIVERSITÉ ET
ENGAGEMENT POLITIQUE:
LES DÉBOIRES DU MILITANTISME
– AVANT-PROPOS –

Il est de tradition de rappeler les motifs ayant incité à rendre publique une démarche dans laquelle l’auteur est directement impliqué, renvoyant à un milieu professionnel, syndical, politique et à ses protagonistes. La somme de ces réflexions obéit à une double nécessité :

*restituer l’expérience pédagogique de l’enseignement universitaire ;

* retracer le lien avec l’engagement politique et syndical comme moyen visant à en concrétiser le sens, la vision.

Cette initiative s’appuie sur une conviction : par le rôle qu’elle tient ou qu’on lui a assigné, l’Université représente la voie d’accès à l’intelligibilité de la trame faisant déboucher l’élan populaire et le soutien à la guerre de libération nationale sur une vaste tribu d’orphelins sans projet national pour l’avenir. Ces dernières années ont montré comment les plus hauts responsables – de l’armée et du gouvernement, de l’administration générale à la justice – ont organisé, sous couvert d’État et de régime politique, le pillage des ressources au détriment de générations qu’ils écrasent en prenant comme bouclier les appareils répressifs du droit. Les Algériens, spectateurs de la cession de la souveraineté nationale au plus offrant selon les lois du marché international, ont appris combien l’arbitraire est en dehors de toute limite.

L’orientation sur les études de droit n’est pas étrangère aux secousses douloureusement ressenties lors de l’été 1962 et à la violence des affrontements à l’intérieur des structures éparpillées de ce qui allait être l’État. La question sous-jacente est restée et demeure : que faire de la chose publique ? Comment lui donner un sens, une explication ? En arrière plan, comment approcher le secret de ce qui fait obéir ? Au fur et à mesure que se mettent en place les centres d’autorité et d’exercice des violences multiformes légitimées par la violence d’État, se précise le souci individuel de l’implication et ses moyens, ses rejets et ses attirances. À l’origine, il ne faut pas exclure, bien au contraire, la part de déterminisme social.

Le choix de l’Université nécessite un retour sur l’idée que je m’en faisais. Elle correspond à une représentation qui, à l’époque où ce choix est fait, n’a aucun lien avec ce qu’elle constitue réellement dans les rapports sociaux et leur traduction politique. Derrière le savoir et son investissement, germe la conviction de pouvoir et devoir peser dans ce qui est véhiculé au début de l’indépendance et de son utopie, c’est-à-dire la « construction du pays ».

Au fur et à mesure, je me rends compte que cette idéologie constructiviste bâtie sur un discours vague est frappée d’incertitude et les nécessités du « développement du pays » met en place des moyens contraires aux objectifs supposés. Dans les cercles dirigeants, l’indépendance est synonyme d’une vague entreprise d’apprentissage général à gérer, gouverner, produire et véhicule un paternalisme nourri de démagogie, soucieux d’une unité nationale paradoxalement remise en cause par le haut. Le bouillonnement confus mêlé d’optimisme et d’espoir poussant à entrevoir l’avenir sous forme de volontarisme cache les réalités sociales des composantes en situation de prendre en charge le présent et l’avenir.

Les professions de foi sur le socialisme à partir du programme de Tripoli que chacun accepte selon la lecture et l’interprétation qu’il en fait, ne permettent pas d’appréhender les forces sociales capables de s’emparer des leviers politiques et économiques pour peser effectivement sur l’avenir. En 1964, derrière la phraséologie marxisante, la Charte d’Alger annonce l’échec du projet révolutionnaire, submergé par les luttes d’appareils pour le contrôle de l’État.

L’Université devrait être regardée à partir de ce contexte au lieu de prétendre en faire un espèce d’observatoire au-dessus de la mêlée produisant un savoir correcteur. Cette face de l’idéalisme universitaire a verrouillé l’accès à l’observation sur l’Université comme source d’appropriation sociale et donc de pouvoir.

À l’instar des moyens de production – terres agricoles, biens vacants immobiliers, richesses du sous-sol, possession des moyens de gestion fonctionnant en propriété indirecte – l’Université fait l’objet de convoitises attisées par le tremplin irremplaçable qu’elle offre comme distributrice de capital symbolique et de capital social : elle est le sésame ouvrant la voie à la conquête dans les diverses sphères de l’administration économique, culturelle, judiciaire, et de l’administration générale des services publics, et au pouvoir de commandement. Dès lors, l’encadrement, comme moyen de domination faisant fonctionner tous les appareils d’État, représente un atout négociable rythmant l’offre et la demande. L’Université a servi de moule à la fabrication d’un type d’encadrement possessif engrangeant la fonction comme patrimoine individuel. En fabricant des diplômes et des diplômés à la mesure de l’usage privatif des domaines de souveraineté de l’État, la fonction universitaire a façonné le système de dédoublement se référant au jargon scientifique et technique en guise de légitimation, masquant les pratiques marchandes sur la base d’un objectif : le principe d’acquisition de titres par tous moyens, gommant les frontières entre la légalité et le délit ou le crime.

Le lecteur comprendra que ce repérage aura guidé le besoin de le traduire en un ensemble cohérent. D’où les raisons qui poussent à cette investigation se sourcent dans une continuité : celle des interrogations et des constatations tirées de l’expérience de l’enseignement à la Faculté de Droit et des luttes à l’intérieur de l’université d’Oran, soumise à un régime de féodalité appliquée à la culture et aux sciences dont elle a le pouvoir de délivrer les titres.

Les réflexions, fruits de l’expérience des lieux pédagogiques, n’ont pas vocation à être isolées de l’usage réservé au titre et à la formation. Elles conduisent à lier les phénomènes de pouvoir aux différents espaces et structures étatiques, intermédiaires, subalternes ainsi qu’aux organisations relevant en principe de l’espace horizontal (partis, associations, syndicats). L’étendue couverte par ces phénomènes de pouvoir, au fur et à mesure de leur appréhension, met en lumière tout ce qui relie les différents champs d’arbitraire, leur similitude, leur permanence.

Le regard sur le droit s’en trouve bouleversé ou, d’une certaine façon, redimensionné : les attributs qu’il délivre relèvent du bon vouloir et les violations s’habillent en légalité adaptée selon le maître du lieu et du moment. C’est ce qui a justifié à mes yeux la nécessaire complémentarité entre l’enseignement du droit et l’engagement puis le militantisme politique. Ce dernier ne manquera pas de produire ses déboires parce qu’il reste inséparable d’un ordre politique et social.

Cette réflexion sur l’Université suivie de l’imbrication avec le militantisme et l’engagement est dictée par le souci d’en retracer le prolongement par la confrontation entre l’engagement et l’appareil politique. En se définissant comme avant-garde, ce dernier porte la promesse d’une culture politique frappant d’obsolescence les pratiques en vigueur. Or, l’avant-garde révélera sa vulnérabilité à la contamination allant jusqu’à redonner un regain de vigueur à ce qu’elle semblait combattre.

Ici apparaît l’affrontement entre l’engagement et l’appareil politique. D’abord diffus, plus ou moins refoulé, il est incontournable. Si la cause crée l’engagement, l’appareil s’approprie le tout : il organise la possession de la cause et de l’acteur engagé. La cause de l’engagement se dilue dans l’appareil qui l’absorbe. Un véritable encerclement se tisse autour du militant encadré par des impératifs exclus du questionnement : discipline, intérêt de la lutte, solidarité autour du chef suprême et de l’intermédiaire.

La cause de la paysannerie se déplace, devient la chose de l’appareil qui l’absorbe pour en faire un moyen de gouverner les esprits, tandis que le parti de la classe ouvrière commande de partir à la recherche de celle-ci et de celui-là.

La cause du peuple se confond avec la figure du chef que l’on admire pour son talent d’organisateur, d’orateur, de musicologue annonçant la dimension de sa culture. La cause du peuple disparaît derrière la peinture faite du chef de l’extérieur, par les médias, les gens de lettres, les spécialistes des figures politiques. Tout un arsenal de moyens jumelés à des compétences débouche sur la statue soudainement élevée entraînant naturellement l’admiration traduite en obéissance. Selon des glissements successifs, la cause de la nation, celle de l’indépendance, disparaissent derrière une / des figure (s) de chef (s). L’exigence de l’ordre ainsi établi épouse le degré de la hiérarchie et se diffuse de haut en bas.

Dès lors, entre la captation de l’Université, le gisement des avantages sociaux et politiques qu’elle recèle et le fonctionnement du parti politique, ses représentations, ses promesses, existe une corrélation dont la nature réelle ne se révèle qu’à l’expérience aussi douloureuse qu’elle soit. Ce n’est pas un hasard, un effet de circonstance si mon expérience politique s’est jumelée à l’expérience universitaire. En effet, ma rencontre avec le PAGS  ne doit rien au hasard. Elle est l’effet d’éléments subjectifs – mes prédispositions politiques et sociales – et objectifs –  la renommée de ce parti était une réalité dans les enceintes universitaires -. Cela s’explique à la fois historiquement et sociologiquement.

Historiquement, se présentant comme héritier du parti communiste algérien (PCA) rejoint par des éléments du FLN, surtout des jeunes, le PAGS a fait jonction dans une certaine mesure avec les étudiants et leur organisation, l’UNEA, (Union nationale des étudiants algériens) qui s’est largement opposée au coup d’État du 19 juin 1965.

Sociologiquement, la composition petite bourgeoise/bourgeoise de l’UNEA et de sa direction est au centre d’une double appréhension due à ses revendications. Celles-ci ont pour objectif la démocratie, opposée à la volonté du régime de « mettre au pas » l’Union, alors qu’il ne cesse de flatter, chez les étudiants, leurs capacités à être le fer de lance de l’État. L’UNEA finira d’ailleurs par contribuer directement à mettre en place le service militaire, dit national, sans soupçonner l’immense machine de répression sociale qu’il allait être contre la jeunesse.

Outre leur sensibilité à la liberté de s’organiser dans leurs assemblées, les étudiants font de la démocratie politique, syndicale, leurs slogans de proue qui rencontrent les appels en ce sens du PAGS. L’activisme de l’organisation étudiante lui accordera un capital de sympathie à l’intérieur de l’Université qui s’étend aux enseignants. En réalité, beaucoup de ces militants sont des libéraux de gauche (des sociaux-démocrates) influencés par le marxisme ou de droite puisant leurs références dans les démocraties occidentales, alors que le parti ne cesse de se définir comme celui de « la classe ouvrière et des masses populaires ».

Les étapes et les épreuves politiques se chargeront de révéler ces réalités auxquelles j’ai consacré les développements qui s’imposaient. La question transversale de la démocratie et de la démocratisation rejoint les formes d’accès choisies et le soutien, voire l’alliance pratiquée avec le régime, pose nécessairement la question de la nature du PAGS et de ses composantes sociales.

Le questionnement que j’entreprenais en solitaire pendant quelques années trouvera un répondant d’envergure quand j’ai fait la connaissance de Monique Gadant. Le croisement de nos expériences respectives, l’observation des rapports du monde étudiant à l’égard du pouvoir, ajoutée à celle du PAGS qui couvrait politiquement l’alliance, incitaient à creuser et à affiner la recherche sur la complexité du parti, sa direction, ses bases déclarées et leur identité réelle.

Trop tôt disparue lors d’un accident, Monique Gadant m’a laissé une documentation et un témoignage qui furent l’occasion d’échanges passionnants. Il est naturel qu’ils trouvent leur place le long de cet essai.

L’une des questions posée souvent sous forme d’énigme porte sur les rapports entre les étudiants du PAGS (militants et sympathisants) et les maîtres de l’État. Les étudiants des années 60-70 sont des promotions issues de l’enseignement colonial. Le discours politique d’alors les désignait comme les cadres de l’Algérie, le ferment du développement futur, quand ce n’est pas l’avant-garde révolutionnaire. Le dialogue entretenu avec les représentants de l’État se décline de plus en plus comme offre de services, une reconnaissance de délégations sous bonne garde, assurant l’accomplissement du programme politique. La nomination à de hautes fonctions, la désignation au sein de commissions de réflexion pour le gouvernement ou des autorités parallèles, la consécration à la tête des postes de décision à l’Université, flattant les promotions de carrière, sont les instruments de la fidélité à un ordre politique et social. D’où l’extrême pauvreté de la recherche en direction de la société (qui lui demeure toujours inconnue) et des instruments / appareils de pouvoir et de violence.

Le projet avant-gardiste de transformation des conditions économiques et sociales est investi dans des entreprises d’ascension individuelle, utilisant le syndicat ou le parti comme tremplin, renforçant le régime de l’État prédateur.

Durant la guerre de libération, le MALG (ministère de l’armement et des liaisons générales, dirigé par A. Boussouf) et ses services spéciaux devaient sélectionner au sein des étudiants les plus aptes à répondre aux objectifs politiques et militaires, notamment en matière technique et de renseignement. On trouve plusieurs illustrations de ces formations ayant évolué entre 1956 et 1962 dans des entretiens auxquels se prêtent d’anciens membres de groupes opérationnels de l’ALN (Voir sur ce point l’interview de Ali Hamlat recueillie par un officier supérieur du DRS, diplômé de Science politique, Chafiq Mesbah, dans Le Soir d’Algérie du 23-24 juin 2008, reprise le 13 février 2022 après le décès de Ali Hamlat).

La continuité des procédés sera un fait après l’indépendance, par le transfert à la sécurité militaire du système de sélection et de prélèvement dans les milieux étudiants, de cerveaux nécessités par les domaines spécialisés des appareils de l’État. Cette pratique a pris une autre dimension par le recours au visa préalable des services secrets à toute nomination à de hautes fonctions politiques, économiques, administratives, judiciaires ou diplomatiques.

La fluidité des rapports entre le monde mi-clos des services secrets et celui des espaces universitaires et des écoles supérieures expliquent les promotions dans les nombreux ministères et structures spécialisées ainsi que la mise en place des cellules de réflexion et de prospective. Il faut ajouter à cela les liens de parenté qui recoupent les positions de pouvoir dont le pouvoir de police et ses privilèges dans une société où les différenciations de classe, relatives, ne s’appliquent guère aux services de police chez qui parents et amis trouvent un recours et un soutien au sein de l’édifice bureaucratique. La société, sortie de la période de guerre, n’a pas mis les distances nécessaires vis-à-vis des appareils répressifs chargés de la tenir en respect. Elle n’était pas en état de le faire, car tout ce qui appartenait au domaine de la guerre d’indépendance bénéficiait naturellement d’une légitimité indiscutable.

La construction de la puissance de l’État et de ses appareils répressifs était voilée par l’exploitation du réflexe patriotique. Ce dernier servait de coiffe aux appareils de l’État, y compris ceux de la police et des services spéciaux. Il n’est pas étonnant de voir le PAGS compter des amitiés au sein de l’appareil répressif qu’il courtise au même titre que les appareils politiques dans une société où compter des relations parmi les officiers de la sécurité militaire est considéré comme un atout. Cela ne veut nullement dire que tous les militants ont été sous protection de ce secret des dieux. Beaucoup ont connu la prison et la torture. La clandestinité et ses pratiques du secret ont produit au sein du PAGS des statuts différenciés entre militants obscurs restés dans l’ombre et mâchant le travail de base pour des cadres à qui revenaient les bénéfices des rapports présentés aux responsables des appareils officiels (assemblée nationale, commissions parlementaires, gouvernement, présidence de la république). Ici se tapit le secret de cette contradiction au sein des milieux militants à la fois réprimés et adulés.  Mustapha Mekidèche, président de transition de l’UGEMA (Union des étudiants musulmans algériens) – UNEA en 1963, devenu vice président du CNES (Conseil national économique et social) n’est pas le seul exemple à qui l’Institut militaire de documentation d’évaluation et de prospective fait appel pour ses compétences de conférencier. La vie de Houari Moufok, président de l’UNEA, a été broyée dès lors qu’il a refusé d’appeler l’organisation à reconnaître le fait accompli du 19 juin 1965 (Lire son autobiographie Parcours d’un étudiant algérien, Alger, Éditions Bouchène, 1999).

Mon expérience d’universitaire à Oran a mis en lumière le conflit entre engagement et militantisme. Au demeurant, ce conflit que j’arrive à expliciter aujourd’hui s’est matérialisé à différentes étapes de mon existence :

* avec le FLN durant la guerre de libération nationale et à la fin de celle-ci ;

* avec le parti communiste algérien (PCA) durant les années 1962-63, à Sétif et à Alger, me poussant à partir pour la France en quête de réponses à des interrogations sur lesquelles je butais : l’exercice du pouvoir d’État construit sur la crise politique du FLN-ALN, celle du parti et des organisations de masse, le façonnement des chefs et des chefferies politiques et militaires …

Cette réflexion sur des faits passés, restitution d’une implication syndicale et politique et de ses motivations, n’est rien d’autre que la suite annoncée aux développements déjà livrés sur UNE STRUCTURE DE FORMATION DANS LES ANNÉES 1974-1976 : LA FACULTÉ DE DROIT D’ORAN. J’avais alors exclusivement traité des questions d’enseignement et des moyens d’ordre matériel et pédagogique ainsi que des règles de fonctionnement révélées par la conjonction de différents paramètres inhérents au parcours universitaire.

Dans ce qui suit, il s’agit de l’activité menée sur le terrain syndical et politique au sein de la Faculté de Droit et de l’Université. Elle pousse à rechercher en quoi consiste le parti d’avant-garde, sa nature réelle et comment il finit.

Le temps séparant ces deux parties/publications s’explique simplement par les difficultés à réunir les documents nécessaires depuis longtemps enfouis au milieu d’archives personnelles amassées depuis cinquante ans.