QUESTION PRÉALABLE
À UNE CONSTITUTION SANGLANTE

L’histoire constitutionnelle est plus riche en drames, tricheries et manipulations de l’idée constitutionnelle, du contenu des constitutions que de leur nombre.

En réalité, l’Algérie n’a pas connu plus de trois constitutions : 1963, 1976 et 1989.

La constitution de 1963 consacrait la victoire politique du « groupe de Tlemcen » face  aux autres qui, à défaut de pouvoir réaliser leur hégémonie sur le FLN et l’État se sont convertis au cours des affrontements en partisans du pluralisme. Cette constitution qui devait assurer le succès des options économiques et sociales s’est convertie en instrument de dictature. L’article 59 qui prévoyait sa propre mise en sommeil fut mis en œuvre un mois après son adoption.

La constitution de 1976 ajuste les proclamations solennelles aux configurations du pouvoir selon les enseignements du coup d’État du 19 juin 1965. Elle confine le suffrage populaire dans un rôle mineur par rapport aux objectifs du « pouvoir révolutionnaire ».

Les années quatre-vingt sonnent le glas du socialisme, mettant fin à son « irréversibilité » constitutionnelle par l’inauguration de l’ère des réformes, qui persiste toujours. Le point culminant des réformes sera l’inauguration, après les journées sanglantes d’octobre 1988, d’une ère faussement libérale sur le plan politique avec la constitution de 1989. Elle instaure le pluralisme politique, garantit l’exercice des libertés et le respect des droits qui semblent accéder à une réalité frappée d’incertitudes. À l’appui, elle laisse entendre l’indépendance de la magistrature et introduit le contrôle de constitutionnalité avec la mise en place d’un Conseil constitutionnel. Elle pose, plus que les précédentes, la question de sa nature exacte. Si on se réfère à ses dispositions, dans l’abstrait, elle prétend au rôle de pacte social et politique garantissant droits et libertés pour tous avec la vigilance et les sanctions d’un garant.

Le sort réservé à la constitution en 1992, défaite par ceux-là mêmes qu’elle chargeait de sa protection et de son respect, a conduit les spécialistes sous les ordres à user de la constitution comme si rien ne s’était passé. Depuis, le texte de 1989 a joué le rôle d’une poupée russe dans laquelle les dirigeants emboitaient d’autres poupées selon les convenances. L’armature reconduite est assortie de broderies ou de détricotage.

La révision que députés et sénateurs réunis en parlement se préparent à entériner soulève quelques remarques. Il ne s’agit point ici de rentrer dans le jeu du commentaire pour apprécier la validité de telle ou telle disposition et ses retombées sur le champ politique.

Il importe de rappeler seulement à l’appui du questionnement ce qu’est une constitution. Pour cela, nous nous en remettons aux termes retenus en 1989. Ils sont repris en 2016 dans le texte prétendant à la nouveauté :

« En approuvant cette Constitution, œuvre de son génie propre, reflet de ses aspirations, fruit de sa détermination et produit de mutations sociales profondes, le peuple entend ainsi consacrer plus solennellement que jamais la primauté du droit.

« La Constitution est au-dessus de tous ; elle est la loi fondamentale qui garantit les droits et libertés individuels et collectifs, protège la règle du libre choix du peuple et confère la légitimité à l’exercice des pouvoirs. Elle permet d’assurer la protection juridique et le contrôle de l’action des pouvoirs publics dans une société où règne la légalité et l’épanouissement de l’homme dans toutes ses dimensions ».

Dans la version 2016, les auteurs ajoutent : « Elle (la Constitution) consacre l’alternance démocratique par la voie d’élections libres et régulières ».

Définie dans ces proclamations solennelles, la Constitution met ensuite la source de tout pouvoir entre les mains du peuple, détenteur de la souveraineté nationale et siège du pouvoir constituant, c’est-à-dire du pouvoir de décider, donc de choisir ou de réviser la constitution.

En y prêtant attention, on se rend compte à quel point chaque expression est imprégnée de sang : qu’il s’agisse de celles figurant dans ses proclamations ou bien celles qui composent le corps des articles de la constitution. En effet, sur la base de ces principes et de ces règles, les Algériens ont cru pour la première fois qu’ ils allaient se donner des institutions représentatives à une échelle jamais atteinte. L’armée décide par la simple disposition de la force, dans sa brutalité, que les proclamations constitutionnelles ne doivent pas franchir le seuil du simple exercice déclamatoire. Elles ne doivent pas se transformer en expression volontaire, gagner le peuple qui, soudain, s’est autorisé à croire qu’il est le siège de la souveraineté. Le peuple s’est mis à lire au premier degré, refusant le viol, se réclamant des principes affichés. Différents moyens attestent d’une résistance pacifique, d’une révolte sans violence. Les forces spéciales se mettent à l’œuvre, l’engrenage propice à tous les coups montés d’une armée rodée en ce sens atteint son but. L’Algérie progressivement est transformée en champ de bataille de toutes les expérimentations pour services secrets et escadrons de la mort. La résistance populaire est démembrée dans la capitale et sa périphérie. La hargne se transforme en ressentiment et l’esprit de vengeance aveugle fait place aux  moyens pacifiques prêtant le flanc à toutes les pénétrations de contre guérilla. Tortures, enlèvements, exécutions, massacres furent le lot quotidien d’un peuple qui a eu l’innocence, teintée d’audace, de faire enfin sien ce qui lui revient.

Une minorité accaparant le monopole des armes et des richesses nationales, constituée en État, établie en dynasties militaires depuis 1962, domestique le droit dans ses symboles et ses différentes expressions. Déshumanisant la société, elle se taille des corps constitués à la mesure de ses ambitions et selon le marché offert par la vénalité des consciences.

Dans ces conditions, l’idée de constitution, lourdement endettée du sang de milliers de victimes peut-elle restituer au peuple l’intégralité de ses attributs ?

Il est impossible de lire quelque proposition constitutionnelle que ce soit, sans la renvoyer au serment violé qui a ensanglanté le pays et dont les retombées ne sont pas épuisées, loin de là.

Dès lors, quand on retient le peuple comme source de tout pouvoir et comme siège de la souveraineté nationale, il faut poser la question : de quel peuple s’agit-il ? De quelle souveraineté ? De quels représentants du peuple ? À suivre l’histoire récente que l’on essaye d’enterrer, il faudrait remplacer le peuple agissant par peuple obéissant, la souveraineté devient délégation permanente sans mandat et l’élection n’est que désignation.

Il reste à poser l’ultime question à ceux qui proposent la constitution, à ceux qui la commentent et à ceux qui sont prêts à l’entériner : qui garantit la constitution ? son respect ? son application ? Qui la garantit, alors que l’on fait cohabiter sa solennité avec le crime de forfaiture, prélude à tous les crimes ?