-L’ARMÉE FACE À SES CRIMES-
LES PURGES INTERNES,
SUBTERFUGE D’UNE AUTO-RÉHABILITATION

À chaque rebondissement imprimé par la conjoncture, les maîtres du pouvoir mettent en place les éléments propres à garantir leur durée. La machine est relancée de plus belle en provoquant, à l’intérieur de ses rouages, secousses et affrontements. Cette technique bien rodée permet de maîtriser, en les prévenant, des manifestations de contestation incontrôlées. En coulisse, les rôles sont distribués en toute courtoisie tandis que la frénésie des propos introduit un intérêt accru pour des discours dont la véhémence tendrait à doter leurs auteurs de titres oppositionnels au nom des intérêts supérieurs de l’État et de la nation. Le relais médiatique, mettant en évidence la dramatisation des échanges,  incorpore cette sensation de véracité autorisant toutes les supputations. Sur ce fond prennent place les positions apparentes d’une opposition de façade qui multiplie des appels groupés pour les libertés en renouant avec l’idée d’un consensus national en vue d’une « transition réussie ». Si le climat d’ensemble recèle nombre de dangers, sa dramatisation, sollicitée à l’excès, finit par revêtir les aspects d’une mise en scène. Dès lors, celle-ci pousse au dévoilement de ses éléments constitutifs.

Deux éléments objectifs parcourent les manifestations et commentaires politiques depuis 2011-2012 : l’installation à vie d’un président de la République amoindri et les retombées sociales de la politique économique et financière marquée depuis quelques mois par une chute des cours du pétrole. Ce sont les deux sources nourricières d’une confrontation interne au régime laquelle fournit en prime les apparences d’un pluralisme institutionnel. À cela s’ajoute l’instabilité qui frappe l’Afrique subsaharienne, le Sahel et des États frontaliers, conduisant à une présence française en expansion sur tous les fronts : militaire, policier, économique, institutionnel.

Cela permet aux acteurs de s’adosser à certaines circonstances de fait et se faire les veilleurs d’un ordre fondé sur l’arbitraire et fonctionnant selon ses normes. En effet, nous verrons que l’exploitation des événements dans leur dimension dramatisante ne saurait aller au bout de la logique qu’elle renferme. Cela soulèverait la question de la légitimité du régime et, par conséquent, la leur.

– LECTURE DES ÉLÉMENTS APPARENTS D’UNE CONFRONTATION –

Une concertation aboutie le premier novembre 2015 réunit autour d’un texte dix neuf signataires ramenés à quinze après le retrait de quatre d’entre eux. Ce retrait et la polémique qui l’a agrémenté ajoutent à l’interrogation sur la nature de la démarche. Relèverait-elle de la simple demande d’audience auprès du Chef de l’État ou s’agirait-il d’une démarche pétitionnaire ?

DERRIÈRE LES MOTS

La requête appelant à une rencontre avec A. Bouteflika s’appuie sur une série de retombées politiques produites par des décisions à caractère économique mettant en jeu le sort de la « souveraineté nationale » et « les intérêts supérieurs de l’État ». Le contenu du document, accessible intégralement dans la presse, retiendra notre attention sur les termes essentiels qui semblent le justifier aux yeux de ses auteurs. S’affichant en « patriotes » et mobilisant « notre glorieuse guerre de libération nationale », ils appuient leur initiative sur les cinq points suivants :

*l’abandon du droit de préemption comme signe de « renoncement de la souveraineté nationale » ;

*les institutions de l’État et leur « déliquescence » ;

*une forme de trabendisme institutionnel avec « la substitution d’un fonctionnement parallèle, obscur, illégal et illégitime au fonctionnement institutionnel légal… » ;

*les manifestations de la crise économique et sociale saisies dans ses effets « sur le peuple algérien » et auxquelles est associé l’abandon du « pays, ses richesses, ses capacités aux prédateurs et aux intérêts étrangers » ;

*une mobilisation du droit en faveur des « cadres algériens livrés à l’arbitraire, aux sanctions partiales, aux violations des lois et règlements de la République et des procédures légales ».

Chaque constat soumis au président de la République est assorti de rappels successifs, faisant de ce dernier le combattant en première ligne contre tous les méfaits en cause. Les signataires apparaissent comme de fidèles militants de l’engagement présidentiel qui inspire toutes leurs doléances :

*le droit de préemption « auquel vous avez toujours été âprement attaché » ;

*les institutions de l’État « à la construction desquelles vous avez tant consenti » ;

*le fonctionnement institutionnel légal « en faveur duquel nous connaissons votre engagement » ;

*les prédateurs et intérêts étrangers « contre lesquels vous avez tant lutté » ; »

*le climat d’oppression « que vous haïssez tant » ;

*tout ce qui précède « n’est conforme ni à votre qualité de moudjahid, ni à votre éthique, ni à vos convictions, ni à votre sens de l’État, ni à votre pratique de Président »…

Le Chef de l’État, substitué aux principes, est en réalité la source de toutes les inspirations. Sur sa seule personne se fixent les intérêts de l’État et de la nation et leur traduction en actes politiques. Chef suprême et source de tout pouvoir, il incarne la toute puissance de l’autocrate auprès de qui sont introduites les doléances. Cette puissance centrale est disputée à d’autres cercles qui bénéficient de l’écoute et de la proximité du Chef. Les contestataires se situent dans un autre cercle du pouvoir, éloignés des prérogatives de décision après les avoir exercées dans certaines de leurs  manifestations, comme ministres ou comme conseillers écoutés. Leur initiative s’inscrit bien dans l’appartenance de serviteurs du maître. De celui-ci ils requièrent plus de considérations, au détriment de rivaux dont ils combattent l’influence, néfaste à leurs yeux, sur l’autocrate trompé. La référence à la phraséologie sur l’État, la nation, les atteintes à la souveraineté, aux droits et libertés ou aux droits économiques et sociaux, sert de paravent, crédibilisant les auteurs aux yeux d’une opinion volatile qu’ils tentent de courtiser. À l’égard du président de la République, nous sommes face à un vulgaire acte d’allégeance lui attribuant le rôle de protecteur de symboles alors qu’il est le pilier et la source, via l’armée, de leurs multiples violations.

AU-DELÀ DES NOMS

Nous sommes enclins à nous interroger sur les origines de la démarche, son élaboration et ses initiateurs réels. Dans toute entreprise de ce genre, il y a toujours un ou des leviers de commande, des adhérents disponibles à souscrire et une maturation plus ou moins longue. Même si les réponses demeurent inaccessibles, les questions méritent d’être soulevées. Le contenu d’un texte une fois examiné oriente nécessairement l’attention sur la qualité des signataires. Ils appartiennent tous au système avec des apports spécifiques pour chacun. Si les uns servent de caution via la légitimité historique, celle-ci fait depuis longtemps bon ménage avec l’affairisme qui a fleuri avec toutes les entreprises totalitaires. C’est le cas de Zohra Drif Bitat, véritable caution du régime, de Mustapha Fettal depuis sa nomination comme préfet de police d’Alger le 11 septembre 1962, ou de Lakhdar Bouregaâ. Ancien commandant de l’ALN (armée de libération nationale), il étrenne sa légitimité en même temps que la déchéance dont elle est frappée et qui lui laisse ce bilan chargé d’amertume : « … quand tu fais ton bilan, tu te rends à l’évidence que le pouvoir a des longueurs d’avance et que nous, nous ne sommes que les idiots utiles de ce système. Depuis 1962, ce système nous a prouvé qu’il est plus rusé que tout, pour s’accaparer de tout. Moralement, intellectuellement, économiquement » (entretien à El Watan, 6/12/2015, p. 4-5). Loin d’être naïf, enfant d’un vivier maquisard où le coup bas sert de véhicule à la survie au sein de la troupe, l’ancien commandant s’est reconverti dans les affaires comme le plus grand nombre des  compagnons bien introduits. De cette reconversion, il gardera comme précepte de ne pas toucher à l’essentiel quand il aborde le sujet du pouvoir et « le danger mortel pour le pays » en « refusant de parler de l’armée » « Il est certain qu’il y a de nouveaux rapports de force qui se sont établis. Il est loisible de le constater, surtout dans la manière dont les tenants de l’argent sale se mettent en avant. Lorsqu’un entrepreneur connu se mêle de politique, intègre les délégations officielles, etc. , on sent nécessairement la manipulation. Je n’en dirai pas davantage. Vu les menaces, la conjoncture et le contexte dans la région, il n’est pas opportun de parler de l’armée au moment où justement, plus que jamais, l’ANP est sollicitée sur le terrain. Et nous avons besoin d’une institution sécuritaire des plus fortes pour y faire face. Vous me voyez désolé de ne pas parler de l’armée alors que j’ai eu une longue histoire avec elle… »  (El Watan précité).

Rachid Boudjedra qui a toujours su jumeler le talent de l’écrivain et celui de laudateur des gouvernants ne saurait s’attirer les inimitiés de « l’homme providentiel » qu’il appelait de ses vœux en 1999. Khalida Toumi et Louisa Hanoune offrent chacune dans sa spécificité l’élargissement des assises du régime. Avec elles, le repentir n’est plus circonscrit à l’islamisme armé. Il gagne en diversification par l’aspiration des adeptes de l’éradication des islamistes, intimes de Bernard Henri Lévy et d’André Glucsman et de trotskystes pourfendeurs du « régime militaire ». En réalité, Khalida Toumi n’a fait que « civiliser » son engagement en échange d’un portefeuille ministériel. La mue de Louisa Hanoune mérite plus d’attention. Il faut revenir aux années quatre-vingt-dix pour mesurer le chemin tortueux de celle qui anime la scène politique depuis quelques mois en décernant des brevets d’héroïsme aux généraux ayant à leur actif des crimes contre l’humanité : « … l’armée algérienne est un acteur central du conflit…pour des raisons historiques, en Algérie c’est l’armée, ou plus précisément les généraux qui la dirigent, qui sont le pouvoir réel, et c’est ce pouvoir-là qu’ils défendent. Pour le garder, ils ne craignent pas d’utiliser la violence, par la répression féroce, notamment dans les quartiers les plus pauvres et donc les plus contestataires, le tout sous prétexte de « lutter contre le terrorisme »… Les institutions militaires ne sont soumises à aucun contrôle civil et détiennent de fait un droit de vie et de mort sur n’importe quel citoyen jugé, selon leurs propres critères, suspect… » (Louisa Hanoune, Une autre voix pour l’Algérie. Entretiens avec Ghania Mouffok , Paris, La Découverte, 1996, p.13). Le bénéfice d’un quota à l’assemblée nationale, gracieusement accordé à son parti, de l’intérieur d’un système dénoncé auparavant, ajouté à sa sélection assurée comme candidate aux différents scrutins présidentiels, lui ont fait découvrir les charmes d’une alliance avec les militaires et ses avantages. En chemin, elle aura retrouvé Khalida Toumi et l’histoire ne fait que rétablir, derrière les renversements dont elle a le secret, la profondeur des appartenances sociales. Relayée par des articles de presse au quotidien, elle revêt la tunique de la prêtresse d’un patriotisme écorché au nom de généraux en déconfiture.

Enfin, le recours au droit, ses violations et la nécessité de son respect justifie la présence de N. Benissad,  président d’une LADDH dont on oublie de préciser que le même sigle recouvre trois ligues et compte trois présidents consacrés par la presse. Le journaliste qui lui donne la parole sur deux pages (Le Soir d’Algérie, 3 novembre 2015, pages 8-9) n’y fait aucune allusion et passe sous silence les dénonciations dont il a fait l’objet de la part de membres du comité directeur. Le président en question, signataire de l’appel, croit sans doute se poser en instance du droit espérant du même coup faire oublier les accusations et plaintes dont il fut l’objet de l’intérieur même de l’organisation qu’il préside (lire sur ce site Droits de l’homme et militants sans droits).

On peut soutenir, en définitive, que les signataires de cette supplique au président de la République ne sont que l’émanation de catégories sociales au sein desquelles le pouvoir trouve ses assises. C’est pour cela qu’ils confondent les intérêts de l’État et de la nation avec les privilèges qui leur sont concédés dans les domaines de la politique, de l’économie et de la haute administration.

– L’ARMÉE, SES ANNEXES ET SES QUARTIERS PROTÉGÉS –

Un conflit larvé agite l’intérieur des structures militaires qui se déchargent sur les civils/politiques pour détailler les termes de la confrontation. En effet, l’impression première laisse penser que des clans en formation d’affrontement abandonnent l’essentiel de ce dernier qui est traité en dehors d’eux. Depuis deux années, au moins, des coups directs sont portés par le Chef d’état-major de l’ANP contre des généraux qui sont soit à la retraite soit en activité. Une avalanche de décisions frappe l’entourage du patron des services secrets, le DRS, et met à l’écart ses collaborateurs directs, lui ôtant progressivement l’essentiel de ses pouvoirs. Le couronnement s’est concrétisé le 13 septembre 2015 avec la mise à la retraite du général Mohamed Mediène dit Toufik dit Rabb Dzayar. Cette reconsidération du rapport de forces à l’intérieur des cercles de commandement est relayée par des politiques comme par des organes de presse qui portent la contestation contre l’état-major et l’entourage du Chef de l’État. À ce noyau qui s’inquiète de la fragilisation ainsi causée à l’État et du danger que l’on fait courir au pays, il faut ajouter les gens de loi, principalement recrutés dans le milieu des avocats.

Depuis janvier 2014, l’état-major s’est appliqué à recomposer le commandement des services secrets et ses attaches avec le général Mohamed Mediène. Une succession de mises à la retraite aura rythmé la vie des régions militaires et de l’état-major en réactivant leurs courroies de transmission dans les différents milieux de la politique, de l’économie et des médias. La bataille, diffuse à l’intérieur des casernements, est exportée : elle se prolonge sous d’autres symboles qui ne font que confirmer la puissance de l’armée et la place qu’elle tient dans les ramifications sociales d’un pouvoir qui renvoie toujours vers elle. Les fournées successives de mises à la retraite apparaissent non pas comme le terme normal d’une carrière  mais comme des évictions. Les généraux ou colonels objets d’un rejet de la maison- mère appartiennent tous à une génération qui s’est illustrée dans les activités relevant de « l’anti-terrorisme », celle qui a versé dans les procédés de répression de masse, d’extermination, d’exécutions extra-judiciaires, de tortures et d’enlèvements. Mohamed Mediène dit Toufik, Bachir Sahraoui dit Athmane Tartag, Djebbar M’Henna, Abdelkader Aït Ouarabi dit Hassan. Ces destitutions ne sont pas exemptes du jeu trouble qui consiste à remplacer Mohamed Mediène par un retraité qui a sévi sous ses ordres, Bachir Sahraoui. Au delà des règles spéciales enveloppées de mises à la retraite, ce qu’il faut retenir c’est la volonté manifeste d’assortir les évictions de procédés qui ternissent publiquement leurs destinataires. Au bannissement, à la dégradation et à l’exécution, on substitue le traitement judiciaire administré à un « vulgaire délinquant ». L’affrontement est transposé hors des enceintes militaires et s’exprime à travers la mobilisation des relais correspondant aux affinités entretenues par les antagonistes. L’émoi provoqué au sein des médias et des milieux judiciaires n’est pas une vue de l’esprit. Même si l’armée donne l’impression d’en déléguer le traitement à ses serviteurs sous forme de sous-traitance politique, le conflit se pose en termes de pouvoir à l’intérieur de sa hiérarchie. En effet, il révèle bien la nature d’un régime entièrement organisé autour de l’armée et par elle, même si elle laisse le soin à ses serviteurs politiques d’habiller les dagues de principes sur les libertés, le respect du droit, l’État de droit, le patriotisme, la protection de la nation et de sa souveraineté. Ainsi, des généraux devant la justice en appellent à une convocation du droit.

– LA CONVOCATION DU DROIT AU PROFIT DE GÉNÉRAUX EN PROCÈS –

Le 30 septembre 2015 le général à la retraite Hocine Benhadid, ancien commandant de la huitième division blindée et chef de la 3ème région militaire (Bechar), est arrêté. Salima Tlemçani, journaliste d’El Watan  spécialisée dans le vaste secteur de la raison d’État qui couvre tout ce qui se rapporte à l’armée, aux services de sécurité et aux grosses affaires de corruption, tantôt reporter, tantôt enquêtrice ou chroniqueuse judiciaire, décrit les conditions de cette arrestation : « …dans un guet-apens dressé par les gendarmes sur l’autoroute. Ils ont encerclé sa voiture, l’ont fait descendre brutalement pour l’embarquer à bord d’un de leurs quatre véhicules qui seront dirigés vers le siège du commandement de la gendarmerie à Cheraga ». Sous le titre « Accusé de divulgation de secrets militaires – L’ex général Benhadid sous mandat de dépôt » celle qui imprime sa marque à la ligne éditoriale d’El Watan divulgue le lieu d’« incarcération » (la prison d’El Harrach) et précise que l’intéressé est poursuivi aussi pour « atteinte au moral des troupes » selon la chambre d’accusation près la cour d’Alger qui confirme le 14 octobre le maintien en détention (éditions des 1er et 2 octobre 2015).

Le général Hocine Benhadid, après s’être investi dans des batailles politiques contre le troisième et le quatrième mandat de Abdelaziz Bouteflika, s’est constitué en donneur d’alerte sur les menaces exercées par le frère du président de la République et ses affidés. Deux interviews, des 12 février 2014 (El Watan et El Khabar) et 21 septembre 2015 (Maghreb Émergent ), décrivent à la fois les affrontements à l’intérieur de l’armée et leur implication sur les centres de pouvoir y compris la présidence tout en défendant le rôle pivot de Toufik Mediène en qui il voit un chef hors du commun qui aurait raté sa mission ultime en ne fournissant pas une relève à Abdelaziz Bouteflika. Dans ses derniers entretiens, l’ex- général met en lumière la fragilisation de l’armée en pointant le commandement et en particulier l’état- major général. Si Benhadid est poursuivi pour ses déclarations et maintenu en détention, il n’en est pas de même des généraux Aït Ouarabi et Kehal Medjdoub qui font l’objet de procès expéditifs au cours desquels ils sont condamnés respectivement à cinq et trois ans de prison ferme par les tribunaux militaires permanents d’Oran et de Constantine. Dans un renversement des méthodes en pratique à l’intérieur des services spéciaux, l’état- major utilise contre le général Aït Ouarabi ce qui a toujours été de pratique courante contre « les activités terroristes ». En effet, l’accusation le charge de « constitution de bandes armées et leur manipulation en Tunisie et au Sahel, détention et rétention d’armes de guerre, fausses déclarations sur le stock d’armes utilisées ou mises à sa disposition dans le cadre de ses prérogatives ». Quant au général Kehal Medjdoub, il est au centre d’un imbroglio renvoyant à  « un attentat », « une tentative de coup d’État » à partir de la résidence présidentielle de Zeralda. La condamnation retiendra en définitive les faits de « négligence »et « infraction aux consignes militaires ».

Ce qui frappe dans ce face à face entre des détenteurs de la force armée et le choix des moyens pour vider la querelle c’est bien la mobilisation de franges de l’opinion à travers la presse. Dans cet exercice, le rôle dévolu aux avocats pour mettre en avant le respect des procédures et la préservation des droits des accusés inscrit la demande de justice en première ligne. On finirait presque par oublier la mise en perspective du droit et de la justice avec un vivier de généraux pour qui la chasse à l’homme a constitué le tremplin aux citations et promotions.

Le ton, imprimé par les médias, atteint son point d’orgue avec le regard porté sur le chef des services secrets. Celui qui était aux commandes de toutes les entreprises de répression par tous moyens visant l’élimination physique depuis 1992, bénéficie d’un portrait flatteur, non dénué d’une affection teintée d’admiration (lire la biographie que lui consacre El Watan du 18/9/2015). Passant par des « témoignages » de compagnons de route, de collaborateurs élevés dans l’admiration du chef, le journaliste nous restitue une figure attachante, riche en qualités justifiant la consécration qui l’accompagne : « mémoire hors du commun », un « scanner vivant », « l’exemplarité dans la discipline », « un patriote », « il n’a jamais trainé de scandale », « ce n’est pas quelqu’un qui a ramassé du fric », « Mediène est un soldat…c’est un enfant du MALG et de l’ALN ».

Le subordonné conduit sur le banc des accusés, le simple bon sens en appellerait au témoignage de son chef. La défense de Aït Ouarabi s’y emploie par voie de presse en une, avec la photo de l’ex numéro un du DRS : « Le témoignage de Toufik est nécessaire » (Mokrane Aït Larbi, Liberté, 18/11/2015). Le tribunal militaire ayant refusé la requête de la défense, Rab Dzayar se dévoile et livre un témoignage a posteriori : « Consterné par le verdict prononcé par le tribunal militaire d’Oran à l’encontre du général Hassan, et après avoir usé de toutes les voies réglementaires et officielles, j’ai estimé qu’il est de mon devoir de faire connaître mes appréciations à l’intention de tous ceux qui sont concernés par ce dossier, ainsi que tous ceux qui le suivent de près ou de loin. Le général Hassan était le chef d’un service érigé par décret agissant sous l’autorité de mon département. À ce titre il était chargé d’une mission prioritaire avec des prérogatives lui permettant de mener des opérations avec les objectifs fixés. Les activités de son service étaient suivies régulièrement dans le cadre réglementaire. En ce qui concerne l’opération qui lui a valu l’accusation d’ « infraction aux consignes générales » , j’affirme qu’il a traité ce dossier dans le respect des normes et en rendant compte aux moments opportuns… Il a géré ce dossier dans les règles, en respectant le code du travail et les spécificités qui exigent un enchaînement opérationnel vivement recommandé dans le cas d’espèce. Le général Hassan s’est entièrement consacré à sa mission. Il a dirigé de nombreuses opérations qui ont contribué à la sécurité des citoyens et des institutions de la République. Sa loyauté et son honnêteté professionnelle ne peuvent être mises en cause. Il fait partie de ces cadres capables d’apporter le plus transcendant aux institutions qu’ils servent. Au-delà des questions légitimes que cette affaire peut susciter, le plus urgent, aujourd’hui, est de réparer une injustice qui touche un officier qui a servi le pays avec passion, et de laver l’honneur des hommes qui, tout comme lui, se sont entièrement dévoués à la défense de l’Algérie. Les médias ont abondamment traité de cette affaire en faisant preuve de beaucoup d’à-propos, malgré l’absence d’éléments d’appréciation officiels… »  (Extraits tirés de la « déclaration du général à la retraite Mohamed Mediène, dit Toufik, sur l’affaire du général Hassan », Liberté, 4-5/12/2015).

Sous les auspices d’une connivence rodée aux préceptes de « liberté «  et d’« indépendance » , la rencontre entre les médias et les généraux  confirme les ramifications d’un système. Venant après les titres consacrés à la réaction de l’ex-ministre de la Défense Khaled Nezzar qui déclare « criminelle et infamante » la condamnation du général Hassan(El Watan, Liberté, Le Soir, 29,30/11/2015) les commentaires sur « la déclaration » du général Mediène sont des manifestations de soutien drapées dans « la liberté d’informer ». Dans « Le message codé de l’ex-chef du DRS » (Salima Tlemçani, El Watan, 6/12/2015) et « L’opinion à témoin » (Omar Ouali, Liberté, 4-5/12/2015), il est question de « réparation d’injustices », d’ « honneur », de « morale » au profit des généraux poursuivis et condamnés tandis que l’opinion publique est invitée à se prononcer contre « la forfaiture » ordonnée et commise envers des « cadres exemplaires ».
Les positions se fixent dans une suite de relais et d’appuis poussant dans le sens des clameurs : « Nous pensions que seules les institutions civiles étaient bloquées…mais le général Toufik nous apprend que toutes les voies réglementaires qu’il a utilisées pour défendre le général Hassan n’ont mené à rien. Des cadres de l’institution militaire des plus intègres sont non seulement poursuivis mais aussi condamnés à des peines de prison alors qu’ils n’ont fait que leur travail pour préserver le pays. Dans les rangs de l’armée, il y a aussi des cadres qui souffrent d’injustice. Jamais le Président n’aurait permis que des cadres de l’armée soient traînés en justice ou mis en prison… » (Salima Tlemçani, « Selon « le groupe des 19 » – « La lettre du général Toufik démontre « la gravité » de la situation », El Watan, du 6/12/2015).

Aurait-on mis en cause le général Mediène en lui reprochant par sa déclaration de faire intrusion en « commentant une décision de justice » que l’on a vite trouvé des « spécialistes » pour fournir les explications savantes et les nuances réparatrices! Le général est d’emblée classé parmi les spécialistes de l’exégèse à cheval entre doctrine et jurisprudence : « La justice est rendue au nom du peuple et le citoyen a donc le droit de commenter les décisions de justice…même les étudiants en droit ne font, le long de leur cursus, que commenter les décisions de justice…ce sont les commentaires positifs des décisions de justice qui font avancer les choses et améliorer les prestations de l’institution judiciaire » (N. Benissad, Liberté, 8/12/2015). Interrogé sur le même sujet, un autre avocat « expert » en la matière ajoute : « Les propos contenus dans la lettre du général Toufik ne portent pas atteinte à l’intégrité de l’instance judiciaire en charge de l’affaire du général Hassan ni à celle du magistrat qui a prononcé le verdict, encore moins à l’indépendance de la justice…Il n’a fait qu’apporter son témoignage dans cette affaire et dénoncer l’injustice que des milliers d’Algériens dénoncent depuis 1962 à ce jour » (Amine Sidhoum, Liberté, 8/12/2015).

Nous aurions une jonction entre des généraux sans foi ni loi et ces Algériens anonymes qui subissent l’injustice sous toutes ses formes. Plus on se plonge dans l’examen du conflit inter-armée, la relation des faits et le pedigree des acteurs et détenteurs de premier rang de la violence d’État, et plus on mesure l’énormité du renversement de l’ordre des choses auquel nous sommes conviés : l’amnésie organisée enterrant pour toujours les souffrances infligées à des milliers d’Algériens. Le recours aux valeurs à l’appui des procédures se prolonge en argumentation politique et le général Hassan, défendu par son chef, n’est rien d’autre qu’ un « héros » et uniquement une « victime » au même titre que l’a été « Dreyfus ».

Le général Hassan, ce « héros » « C’est une honte. Honte à ceux qui ont condamné un héros et une icône de la lutte antiterroriste. Les griefs retenus contre le général Hassan sont à nos yeux irrecevables…Le pouvoir parallèle a osé dicter une décision politique contre le général Hassan. Nous savons tous et le peuple algérien sait pertinemment que ce n’est pas le général Hassan qui est coupable d’associations de malfaiteurs mais plutôt Chakib Khelil. Les coupables, ce sont l’oligarchie et Chakib Khelil. Ce sont eux qui ont constitué une association de malfaiteurs… »   (Louisa Hanoune, « Le pouvoir parallèle est derrière la condamnation », El Watan, 30/11/2015).

Le général Hassan, ce « Dreyfus…à l’algérienne » : La comparaison aventureuse faite par l’éditorialiste de Liberté (édition du 29/11/2015) entre le cas du général Hassan et l’affaire Dreyfus demanderait, au nom de la rigueur historique, une étude à part. Dans l’immédiat, et sans omettre de relever ce réflexe consistant à puiser les symboles politiques et sociaux, sans précaution, dans le fonds français, il faut retenir que l’auteur  appelle à la rescousse un épisode qui a marqué la France bien au-delà de la fin du 19ème siècle. En effet, « l’affaire Dreyfus » a ébranlé la France en mettant en cause son identité politique, ses composantes nationales et les valeurs de vérité et de justice. L’antisémitisme qui traverse toute l’affaire ancre la culpabilité d’Alfred Dreyfus dans ses origines juives, rejetées par une armée enfermée dans les traditions chrétiennes de la droite légitimiste et refusant l’entité juive comme partie intégrante de la nation. L’éditorialiste de Liberté tente en fait un appel du pied aux réseaux sionistes qui, depuis bien longtemps ont instrumentalisé Dreyfus à leur profit. S’il fallait faire appel à la symbolique dreyfusarde toujours vivace, il faudrait regarder la France actuelle et le traitement qui est réservé aux musulmans de France. Le traitement réservé à Dreyfus se prolonge pour d’autres composantes, refusées, de la nation : « Il n’est pas de ma race. Il n’est pas né pour vivre socialement…garde à nous patriotes! Quand donc les Français sauront-ils reconquérir la France ? unissons-nous pour dégrader tous les traîtres. Qu’ils trouvent partout, spontanément, organisée sur leur passage, la parade du mépris » (Maurice Barrès, « La parade de Judas » cité par Jean-Denis Bredin L’affaire, Paris, Julliard, 1983, p.14). Pour donner plus d’allant, sans doute, à son propos, le journaliste de Liberté n’hésite pas à mettre sur la même trajectoire Khaled Nezzar auteur de crimes contre l’humanité et Émile Zola. Ce n’est pas seulement grossier. Cela procède de l’usage de la falsification intellectuelle à laquelle sont rompues les officines imbriquées dans les milieux militaires qui se déchirent. À l’intérieur de ces établissements, toutes les alliances sont permises, toutes les manœuvres sont les bienvenues pourvu que l’on réussisse à faire jouer l’illusion à son profit. Y compris celle qui veut faire croire à un peuple méprisé dans toutes ses expressions que ces empoignades nauséabondes servent ses intérêts. Point n’est besoin d’aller puiser dans l’histoire de la France. Le procédé ne sert qu’à égarer les lecteurs dans le labyrinthe des transpositions politiques devenues des planches de salut pour des franges de la société qui créent leur propre marginalisation historique.  Les événements de 1992 et des années ultérieures par les atrocités infligées aux populations civiles rendent compte de la nature de l’armée algérienne et de son régime. C’est surtout cela que l’on veut faire oublier aux Algériens pris une fois encore comme témoins silencieux. Au général Hassan et à ses collègues du commandement, des armes et du renseignement il ne reste plus qu’à répondre à cette question : combien d’officiers et d’hommes de troupe ont été  exécutés depuis 1992, dans les enceintes militaires et en dehors, pour appartenance réelle ou supposée à l’islamisme ?

À côté des acrobaties politiques protégées, il faut noter l’investissement des maîtres du barreau. Juristes de la pratique quotidienne, ils offrent deux facettes du savoir-faire qui accompagne depuis toujours une justice de l’injuste tant les exemples de son discrédit ne se comptabilisent plus.

En premier lieu, nous avons les ténors de la procédure milicienne qui, en mobilisant la procédure pénale pour le camp du crime contre l’humanité, reprennent dans la version judiciaire la pratique des groupes de légitime défense (GLD) et des « patriotes » : « un des vaillants officiers de l’Armée nationale populaire (ANP), parmi ceux qui ont sauvé le pays du péril terroriste et épargné au peuple algérien l’anéantissement programmé, le général Hassan, risque une lourde condamnation…S’il est condamné, quel signal l’Algérie va-t-elle donner à tous ceux qui, en Algérie et dans le monde, livrent une bataille acharnée contre le terrorisme interne et transnational qui a redoublé de férocité ces dernières années ? Personne ne comprendra que l’Algérie, citée en exemple dans la lutte contre le terrorisme, en arrive à condamner injustement un des héros du combat contre la barbarie…Notre patrie ne peut se passer d’un exemple aussi retentissant de l’antiterrorisme tel que le général Hassan qui a incarné, des dizaines d’années durant, l’efficacité du Renseignement au service des intérêts de la sécurité et de la défense du pays. Si le général Hassan est condamné alors qu’il n’a rien à voir avec les charges qui sont retenues contre lui, une page sera tournée en Algérie : celle d’un pays de résistance et d’héroïsme au profit d’un État dévitalisé, déroulant le tapis rouge devant les émirs assassins d’hier, revenus sur la scène politique pour glorifier leurs crimes en toute impunité, s’ennoblissant de leurs forfaits en toute illégitimité, osant offenser les institutions et, par là même, l’Algérie de la résistance » (Khaled Bourayou et Ahmed Touphali Tayeb, avocats du général Hassan).

Se démarquant manifestement de cette approche milicienne de la défense, un autre avocat du général replace pourtant son intervention publique au profit de son client en faisant un parallèle ancré dans le sensationnalisme au détriment de l’exactitude historique avec la condamnation du colonel Chaabani. En effet, Mokrane Aït Larbi prend de la distance en précisant que « …les déclarations politiques dans les affaires judiciaires avant le jugement peuvent certainement servir les intérêts d’un avocat mais, en aucun cas, ceux d’un prévenu… » (Du colonel Chaabani au général Hassan : l’absence d’un procès équitable, Liberté, 29/11/2015). En revanche, l’alignement du général Hassan sur le colonel Chaabani  est plus que contestable. Elle met à mal l’éthique dont le défenseur se drape dans sa conception des droits de la défense. L’analogie ou la similitude de certaines des formes ayant présidé au prononcé de la sentence relève plus des effets de prétoire que d’une observation sérieuse entre les deux cas de figure. Si le général Hassan tire sa « gloire » d’une lutte antiterroriste où la frontière n’est jamais dessinée entre l’acte légitime et la barbarie, l’affaire Chaabani est à replacer dans le concours tragique des légitimités tirées des faits d’armes de l’ALN. Elle est, en 1964, au cœur de la construction de l’État militarisé par le processus de « reconversion de l’ALN » et des révoltes larvées contre ce dernier. Elle est annonciatrice de ce qui est devenue l’armée algérienne aujourd’hui. Et de ce point de vue, on ne peut pas soutenir, comme le fait l’auteur de la « déclaration », que « le peuple algérien sait aujourd’hui pourquoi le colonel Mohammed Chaabani a été exécuté ». Si tel était le cas, les réactions redressant de telles affirmations seraient de l’ordre du « populaire ».

Par ailleurs, l’obstacle méthodologique n’étant plus opposable au raccourci historique, ce dernier permet d’aligner sur un même fond argumentaire les procès respectifs de Djamila Bouhired et du général Hassan : « Je rappelle avec beaucoup de colère que les militants de la guerre de Libération, dont l’héroïne Djamila Bouhired, ont été jugés par le tribunal militaire colonial à l’audience publique (sic) avec des comptes-rendus dans la presse ». Le lecteur est invité à croire que le « procès en audience publique » de Djamila Bouhired a été un « procès équitable ». Il ne reste plus qu’à regretter le juge colonial. Du même coup, les « héroïsmes » de celle qui était jugée comme « terroriste » et du général de « l’anti-terrorisme » ne font qu’un. Rappelons tout de même qu’en juillet 1957, les avocats de Djamila Bouhired n’avaient pas l’impression de plaider dans un procès équitable. Ils devaient « faire face aux injures et menaces de parachutistes présents dans la salle ». Ce qui a fait dire à Jacques Vergès « sommes-nous ici dans un tribunal militaire ou à un meeting d’assassinat ? » (Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001, p.81).

Le général Hassan appartient à un système solidaire où tous les coups sont permis en fonction des fidélités et des déchéances. Le droit à la défense n’autorise pas la falsification des parcours sous prétexte que les exploits militaires de l’intéressé sont tirés de citations officielles du chef d’état-major d’une armée impliquée dans des crimes restés impunis. Nous sommes à l’intérieur d’un monde où l’utilisation de tous les coups tordus se résument en « code du travail »   (selon la déclaration du général Mediène du 4/12/2015) ouvrant droit à des promotions. La marchandisation du droit, arrivée en soutien calculé à l’intérieur de ce  monde, n’est pas la méthode indiquée pour frayer le chemin à une conscience juridique.

– L’AFFAISSEMENT CONTINU DE L’ÉTAT ET L’ARBITRAGE DE LA FRANCE –

Les déchirements en cours n’ont pour objet ni projet politique ni engagement pour des principes de nature à restituer leur sens à l’armature juridique et économique invoquée juste comme arsenal de projectiles contre l’adversaire. Ceux qui s’alarment soudain sur les déboires de la souveraineté nationale siègent dans ses assemblées depuis de nombreuses années par l’effet du bon vouloir du prince armé. Amar Saïdani que l’on décrie en portant atteinte aux titres de noblesse des « drebqui » et à leur art, a régné pendant les deux tiers d’une législature (2004-2007) sur une assemblée dite nationale et prétendument composée d’élus de la nation. Les cadres de la haute administration ne sont guidés que par le souci de carrière dans l’obéissance du maître. L’institution n’a jamais représenté chez eux ce symbole pour le respect et la défense duquel ils relègueraient les délices de la routine. Les membres du Conseil constitutionnel regardent en spectateurs avertis les forfaitures à répétition. Les magistrats ont l’œil rivé sur le tableau d’avancement tandis que les cabinets d’avocats se soucient beaucoup plus de la comptabilisation du droit que de l’éclipse continue qui en frappe le sens et les valeurs. On imagine les dégâts sur l’État et sur la société. Machine désarticulée, l’État national devient un objet de reconquête.

L’Algérie offre tout à fait l’image d’un mineur attendant la désignation de la puissance tutrice. Nous ne sommes plus au temps où il était question d’ingérence. Les signes d’une « cogestion »  avec un partenaire/guide, la France, orientant l’essentiel de sa politique se précisent chaque jour davantage. Outre le président de la République sur la santé duquel les autorités françaises délivrent les bulletins de capacité à gouverner, les ministères de souveraineté sont guidés par les titulaires français des compétences correspondantes. Les visites de travail des ministres français de l’Intérieur, de la Défense, des Affaires Étrangères renvoient l’Algérie au statut de territoire sous protection. Les missions de parlementaires, d’ambassadeurs spéciaux (Jean-Pierre Raffarin), d’autorités politico- juridictionnelles (présidents du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État), de hauts gradés de la police et de l’armée offrent l’image « rêvée » devenue réalité d’un retour sur l’Algérie des années soixante et des accords d’Évian. À côté de ces missions implantant une coopération/cogestion dans le domaine des armes et de la police, il faut souligner l’importance des missions culturelles traçant les voies des liens fraternels de la maternité unificatrice. Les missions régulières de Aïssa Kadri y pourvoient. Esprit fin et fil conducteur de programmes mis au point au ministère français des affaires étrangères et de l’Union européenne, il s’offre en maître – guide d’universitaires algériens tournés vers les centres extérieurs, n’ayant plus rien à espérer d’une université en ruines. Ses sorties, toujours médiatisées, sont placées sous les auspices d’une haute conception du savoir et de la générosité compétente aux objectifs réels jamais dévoilés. Figure de synthèse du secret franco-algérien, nourri aux ressources d’une sociologie qu’il sait tordre dans le sens souhaité, Aïssa Kadri, flanqué de Jacques Fournier (secrétaire général de l’Élysée sous F. Miterrand), parcourt le territoire du 24 au 29 novembre 2015, en suivant les balises (Alger, Oran, Annaba) de l’Institut culturel français, lieux de communication d’un savoir attendu et caravansérail ajusté aux couleurs culturelles d’un marché mondialisé. Au milieu du vacarme orchestré par les déchirements de pouvoir, il distille une pédagogie du mixte franco-algérien et s’applique à reconstituer les fibres de la souche maternelle. Il trouve, dans une entente remarquée relevant des appartenances en réseau, le véhicule médiatique idéal à la sensibilisation aux projets euro-méditerranéens (« À l’aube de l’indépendance – Le temps de la coopération : trajectoires algériennes. Le sociologue Aïssa Kadri et Jacques Fournier, ancien haut fonctionnaire français, témoigneront et évoqueront une période significative de l’histoire algéro-française à la faveur de conférences à Alger, Oran et Annaba, à l’initiative de l’Institut culturel français en Algérie… » , Nadjia BouzeghraneEl Watan, 24/11/2015, p.14)

La présence économique française entend quant à elle bénéficier de la liquidation des lambeaux du secteur public. L’arrogance de patrons nés dans le giron protecteur d’une force armée dominée par l’affairisme et la corruption affichent au grand jour les ambitions d’une économie-croupion accrochée au dynamisme des entreprises françaises. En visite en Algérie, le sénateur-maire de Lyon faisant le point sur les « partenariats » franco-algériens en résume les progrès : « le ministre des Transports algérien leur (aux hommes d’affaires français) a dit : foncez c’est le bon moment alors à notre tour, on leur dira foncez, allez-y, c’est maintenant qu’il faut agir » (Le Soir d’Algérie, 30-31/10/2015). Sollicité pour un partenariat avec Oran, le maire de Lyon envisage l’extension des jeux de lumière lyonnais à Santa Cruz :  « Tout ceci est assez onéreux mais le wali d’Oran nous a dit ce n’est pas un problème d’argent, foncez, nous ce dont a besoin, c’est de la technologie en lumière, du sens de la scénographie et du savoir-faire » (Le Soir d’Algérie, même édition ; lire, également, Des chefs d’entreprises en prospection à Oran, El Watan, 26/11/2015 ). Les cabinets d’avocats d’affaires étendent leurs tentacules et tirent un peu plus les barreaux algériens vers la marchandisation du droit. Le bâtonnier de Paris au cours d’une rencontre du Campus International d’Alger rassemblant avocats français et algériens pouvait dresser des plans pour l’avenir : « Le barreau de Paris est la porte de l’Algérie, le barreau d’Alger peut être celle de l’Afrique, pour accompagner le développement et la croissance…Parlons de socle continental et non de mondialisation et faisons en sorte de défendre et de partager les valeurs qui nous réunissent. Refaisons la route de Marco Polo, mais à l’envers. New York, Paris, Alger, l’Afrique et la Chine. Il faut être très fier de ce parcours » (d’après Salima Tlemçani, El Watan, 10/11/2015, p.4).

À cela il faut ajouter le dynamisme conquérant de la langue française et son agressivité dans l’appropriation des espaces culturels de plus en plus  vastes. De fait, la langue française n’a jamais cessé d’être la langue du pouvoir. Nous avons déjà eu l’occasion de le souligner (voir, Islam et État en Algérie dans les textes officiels). En revanche, elle diversifie ses lieux d’hégémonie (enseignement privé et centres d’études et de formation spécialisés) et multiplie les exigences. On le constate dans le ton de l’entretien entre Liberté (30-31/10/2015) et Marie-Christine Saragosse, fille de pieds noirs, PDG de France Médias Monde « …Il y a des chaînes qui répondent à une attente des Algériens, de la proximité des chaînes plus jeunes parce qu’il y a quand même une forte population de jeunes en Algérie, donc c’est important aussi, dans les modes narratifs, dans les façons de filmer…Cette nouvelle génération, on la retrouve à la télé aussi et ça, je pense que c’est important. Les journalistes algériens que je vois à Paris me parlent en français ; ils sont dynamiques, sympathiques. Pour la presse écrite ici, elle est incroyable, c’est l’exception algérienne, il faut dire que pour la quantité et la qualité de la presse, il y a une extrême liberté de ton et un humour incroyable… ».  En visite officielle les 28 et 29 octobre 2015 en Algérie, la ministre française de la Culture et de la Communication étrenne la qualité d’invité d’honneur réservée à la France par le 20ème salon international du livre. Elle détaille les projets sur le livre français et sa traduction vers l’arabe, réfléchit sur la circulation des artistes et des œuvres. Avec le ministre algérien de la Communication, « il a été convenu la réalisation de formations pour les journalistes en partenariat avec France Médias Monde et l’Institut national de l’audiovisuel » (Liberté, des 30-31/10/2015).

La visite de Jean-Louis Debré, le 9 décembre 2015, précédant (un mois à peine) la publication de l’avant-projet algérien de révision constitutionnelle, illustre le sens de la « coopération technique » franco-algérienne en la matière. Une réunion préparatoire a eu lieu entre Mourad Medelci, président du Conseil constitutionnel et l’ambassadeur de France à Alger. Jean-Louis Debré donnera une conférence pour « de hauts fonctionnaires algériens » sur « le Conseil constitutionnel français, hier et aujourd’hui ». Reçu en audience par le Président Bouteflika, il tiendra un point de presse au cours duquel il déclare : « les conseils constitutionnels algérien et français veulent établir une relation exemplaire pour le triomphe de l’État de droit » (D’après le site de l’ambassade de France à Alger, La France en Algérie).

La conjonction des puissances coercitives et institutionnelles, ajoutée à celle du savoir-faire économique, pesant dans le sens d’une poussée vers des choix culturels décisifs, placent indéniablement la France en position d’arbitre des déchirements apparents au sein de l’armée et de l’État.

La justice, à titre de symbolique répercutée sur le sort (provisoire) de quelques généraux ne ferait-elle pas partie d’une stratégie servant à donner l’image d’une armée débarrassée de généraux gênants ? Le recours étudié au juge ne relève-t-il pas de l’idée de vider pour toujours le dossier des années quatre-vingt-dix avec le concours d’une « puissance amie » reconnue pour ses états de service en faveur de l’État de droit ? Le procédé permet d’effacer les crimes contre l’humanité, devenus inexistants au même titre que la réputation d’une armée de généraux corrompus et criminels. Le traitement réservé à l’affaire des moines de Tibhirine, suivi du non-lieu prononcé (19 janvier 2016) par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Nîmes au profit des miliciens tortionnaires de Relizane, semblent aller dans cette direction.

* * * * * * *

La défense de généraux auteurs ou complices de crimes contre l’humanité et les exhortations en leur faveur, sans faire la moindre allusion aux milliers de victimes, dénotent l’absence de toute conscience. Peut-on, à ce point, faire table rase des milliers d’exécutions et de souffrances infligées à des Algériens, au nom de procès expéditifs  relevant de purges internes à un système militaire corrompu dans son organisation et dans son fonctionnement ?

Il est frappant de relever que l’élan des hommes de loi ayant côtoyé les dossiers en cours s’est invariablement et exclusivement porté sur la préservation des droits et libertés de généraux devenus indésirables aux yeux de leurs pairs. À cet égard, les propos tenus par un président de ligue des droits de l’homme sont à classer dans l’anthologie des droits réservés aux puissants et aux exigences qu’ils opposent à la justice : « …En tant que Ligue des droits de l’Homme, nous demandons que les droits de ces généraux, qui sont des citoyens aussi, soient préservés, qu’on les traite selon les lois de la République et que l’on respecte leur dignité en tant qu’êtres humains. Les dispositions du code de procédure pénale édictent des règles strictes quant à la présomption d’innocence et au procès équitable qui doivent être respectés et à plus forte raison lorsqu’il s’agit de personnes âgées ou de cadres ayant servi dignement le pays. On ne peut pas avoir une attitude disproportionnée aux opinions émises » (N. Benissad, Le Soir d’Algérie, 3/11/2015, p.8).

Les élans de sympathie et de soutien orchestrés autour de généraux impliqués d’une façon ou d’une autre dans les procédés de contre-guérilla et leurs atrocités, sont autant de sentences implicites et par là même inhumaines, prononcées contre les victimes des unités spéciales et des escadrons de la mort. De telles sentences culpabilisent à jamais les milliers de victimes en instaurant le cérémonial d’extinction, jusqu’au souvenir, de leurs noms.

Sommes-nous devenus un pays sans conscience, au point d’abdiquer, au profit de procédures marchandisées protégeant exclusivement les puissants, la simple exigence de justice dans toute sa vérité ? Telle est la question que notre pays doit se poser face aux déchirements présidant aux intérêts sordides de ceux qui cherchent à nous embrigader en faveur de la recomposition de leurs pouvoirs.