Le 11 janvier 1992, l’armée et les services de sécurité décident de mettre un terme à la constitution en annulant les élections législatives, refusant ainsi le suffrage universel. Ces dernières ne correspondaient pas à leur attente, au même titre qu’à celle des électeurs favorables au coup de force dans une mise en scène où les penchants militaristes de la société étaient travestis en expression de la « société civile ». Mis devant le fait accompli, les Algériens étaient appelés à intérioriser la leçon délivrée par ce que l’ensemble de la presse persiste à désigner comme « l’institution la plus solide, celle dont dépend l’avenir de la nation ». Cette vérité officielle constamment rappelée se résume en une simple formule : il n’y a de constitution que si elle correspond aux attentes et à la volonté des chefs militaires tandis que la nation doit se plier aux représentations qu’ils s’en font.
L’arbitraire ainsi accompli, paraphé par nombre de juristes réunis en plusieurs journées d’études, notamment à la faculté de droit d’Alger, a ouvert la voie à une révolte férocement réprimée : le mélange de répression et de manipulation s’est soldé par des milliers de morts et de disparus. Point de départ de l’événement détonateur de la guerre civile, l’armée récolte, à l’arrivée, les lauriers dont la recouvre la rhétorique officielle de « sauveur de l’État et de la République ». Inscrite en préambule à la Charte de réconciliation nationale, en septembre 2005, la consécration du slogan aura les honneurs de la solennité référendaire.
Le choix de Abdelaziz Bouteflika par les militaires en 1999 poursuivait un double objectif : il avait d’abord pour but de clore définitivement le cycle enclenché en 1992 en mettant en place un programme de normalisation interne et internationale. En second lieu, l’opération devait assurer aux chefs de l’armée et des services de sécurité les garanties contre d’éventuelles poursuites, au dedans et au dehors, pour crimes contre l’humanité.
Depuis, les confrontations qui se disputent la vitrine monocratique à chaque renouvellement de bail n’éclairent en rien les ressorts de la crise profonde qui frappe le pays. On ne saurait la réduire aux partisans et adversaires du « quatrième mandat » dont les composantes ne sont que les manifestations extérieures de l’édifice abritant les lois non écrites de gestion de l’État et de la société.
Les médias, servant d’agora où s’entrechoquent les sentences de protagonistes prêts à en découdre, alignent les positions de chefs de partis, de militaires à la retraite convertis en politologues et d’analystes spécialisés revêtus, pour la circonstance, d’emblèmes de la contestation.
Les propos redondants sur le renouvellement générationnel ou la refondation de la république se gardent bien de déchirer le voile sur la face occultée de la crise. La dramatisation d’un calendrier politique dont le tracé renvoie en premier et dernier ressort à l’armée attribue à cette dernière le rôle éminent d’arbitre au-dessus de la mêlée. Ce qui ne correspond en rien à la place réelle qu’elle occupe dans la crise politique et sociale et dans le délitement national dont les prémisses sont annoncées notamment par les événements du M’zab. Par l’obstruction à l’accès au droit, l’armée aura façonné l’administration et les autres services publics et modelé la société.
– L’ARMÉE OBSTRUE L’ACCÈS AU DROIT-
Le droit entendu ici se limite aux règles minimum définissant et organisant les rapports à l’intérieur des pouvoirs de l’État et de ces derniers avec la société. Il est, pour l’essentiel, exprimé dans le texte constitutionnel selon les prescriptions des Nations Unies. En vertu de celles-ci l’appartenance de tout État à la communauté des nations passe par l’adoption d’une constitution. Cela n’épuise pas, loin de là, les différents aspects du débat sur le contenu des textes et leur insertion dans la société, les intérêts qu’ils protègent ou les objectifs que les savants s’ingénient à leur faire servir. Cela revient à poser la question du droit comme outil de domination ou de transformation des relations sociales. Entendu comme rapport social, le droit ne préjuge pas des implications et spéculations de tous ordres, y compris méthodologiques, qui dépassent le cadre restreint de la présente réflexion.
L’obstruction au droit est constante et ses racines remontent à l’indépendance. La faiblesse des organes et structures politiques de guerre se traduit par une décomposition totale en 1962. Sous la poussée des événements, le regroupement des acteurs obéit à des alliances de circonstance. Les uns et les autres, poussés vers des convergences éphémères, n’ont alors d’autre ressource que de se concilier l’armée de libération nationale, « reconvertie » en armée nationale populaire. Celle-ci s’empare de l’État en s’adjugeant les règles de sa construction et capte à son profit les attributs de la nation en imposant sa marque aux formes de direction et de représentation. Toute tentative d’en faire « une armée de casernes » tournera court. Les rares auteurs de tels projets seront soit confinés dans l’isolement soit frappés d’anathème et destitués violemment (coup d’État du 19 juin 1965).
Se confondant avec l’État et la nation, l’armée leur imprime un rapport au droit dicté par le poids des armes. Pour donner de l’épaisseur à l’argumentaire institutionnel, elle ne manque pas de faire appel à des compétences aguerries de nature à masquer l’inaccessibilité au droit par la mise en scène et la célébration textuelles. Telle sera la mission confiée aux constitutions et à leurs géniteurs, les constitutionnalistes.
Le droit ne se limite pas aux constitutions mais c’est par celles-ci que sont choisies la forme et la voie de constructions de rapports au sein de l’État, et les engagements solennels de ce dernier garantissant les droits des personnes, notamment la protection du droit à la vie. Or, l’armée écrase le rapport entre les pouvoirs publics et décompose les droits à l’échelle individuelle en les réduisant à néant. Compagnon fidèle des relations interpersonnelles, imprimé de haut en bas par une pédagogie répétitive illustrée d’exemplarité, le culte du non-droit et de l’arbitraire envahit les strates et les organes de la vie publique et gouverne les carrières en tous domaines. Faisant office de journal officiel parallèle, il permet de mieux comprendre le fonctionnement réel de l’administration, la magistrature, la police ou l’université.
L’image de l’armée que se renvoient les médias, et à travers ces derniers les protagonistes de la vie politique croisée tour à tour avec l’ordre et le droit, est unanimement élevée au rang de source première cimentant l’État et la nation qui en deviennent la simple émanation.
Parallèlement, les appels à l’armée comme ressource déterminante, voire saine, d’une transition vers un régime politique plus ouvert, inscrivent toutes ces propositions dans le registre de la duplicité plus que dans celui de la naïveté. En effet, les acteurs avertis sont largement instruits de cette réalité que tout changement ou transformation politiques ne sauraient se faire sans l’armée, a fortiori contre elle. Au lieu de s’interroger sur les moyens de penser un champ politique libéré de la tutelle de l’armée, le poids de cette dernière est toujours reconduit avec des envolées s’attribuant les mérites de la sagacité gouvernante. Butoir indépassable, cette allégeance renouvelée accompagnée de formules élogieuses est traduite en sagesse politique. En fait, sont constamment repris les éléments de la continuité politique en essayant de lui donner les couleurs ou l’enveloppe de la nouveauté.
Présentée comme une force extérieure aux confrontations qui se disputent la scène médiatique, l’armée est sollicitée pour prononcer les arbitrages. Elle est donc investie de pouvoirs souverains dont elle est déjà détentrice et qui sont la source de prétendus blocages constitutionnels. En réalité, nous sommes face à l’impraticabilité de constitutions qui ne cadrent pas avec l’accaparement de la souveraineté. Prises tour à tour, dans le temps, les constitutions n’ont jamais correspondu à l’encadrement juridique des rapports et pouvoirs politiques. L’histoire constitutionnelle enregistre cette dichotomie entre institution ou pouvoir et leur définition textuelle. Les pouvoirs retenus par les dispositions fondamentales n’avaient pas de liens effectifs avec leurs caractéristiques théoriques, pas plus qu’ils ne répondaient aux prérogatives réputés être les leurs. De ce fait, les violations de la constitution sélectionnées à dessein par des commentateurs initiés ne trouvent aucune résonance à la mesure de ce qu’elles méritent et de ce qu’elles représentent. Les auteurs de telles dénonciations marquées par la périodicité et les calculs le savent fort bien mais ont souvent recours à ces cris d’indignation en agitant la fibre de l’État de droit dans l’espoir de crédibiliser leurs démarches. N’ayant pas de champ de réception, la constitution n’a pas non plus d’instances politiques porteuses. Elle disparaît derrière des formes de pouvoir et de contre-règles vivantes reposant en tous points sur sa négation.
Derrière chaque pouvoir et prérogative constitutionnels se profile l’ombre de la puissance souveraine qui veille à distance sur l’ordre qu’elle s’est donnée. Des initiatives politiques répétées émanant de porte-parole prétendant contribuer à l’émergence d’un champ de réception du droit finissent par confondre ce dernier et le besoin de se concilier l’armée. Croyant opérer une conversion de l’armée à la nécessité de se soumettre au droit, ils se convertissent au contraire à la suprématie de son ordre en proclamant leur propre allégeance. Trois exemples prétendant être porteurs d’alternative fournissent l’illustration de la difficulté à constituer un champ politique autonome capable de recevoir et d’imposer une autre perception du droit face à l’armée. D’autres cas de figure peuvent y être apparentés par affinité ou par prolongement d’alliance de différentes formes, occasionnelles ou inscrites dans la durée.
1) Tour à tour vilipendé et encensé, notamment par la presse qui met en avant « le parti de Saint-Egidio » ou le prestige du « plus vieux parti de l’opposition », le FFS restera marqué, à travers son chef comme à travers ses cadres, par l’obsession du pouvoir. Il sait s’adosser à la légitimité historique, inscrire à l’occasion son discours politique dans la modernité, mais, conscient de ses incapacités à être un parti populaire capable de propulser des mutations décisives, il se résout à privilégier l’entrisme au sein des appareils. Passant par des courroies de transmission comme l’assemblée nationale, il tente de se rapprocher de la source détentrice des pénétrations à prétention institutionnelle, l’armée. Alternant boycott et participation lors de consultations viciées, il réussit à s’offrir avec la complaisance des militaires un réservoir d’apparatchiks en guise de garanties futures. Le mouvement de rotation à l’intérieur et à l’extérieur lui permet de cultiver l’option oppositionnelle tout en préservant un dialogue fructueux avec les chefs militaires.
Si, à l’intérieur de ce parti, certains disent prendre leurs distances par rapport aux militaires, ils ne le font en réalité que par dépit sinon par calcul. En réalité, on y rêve de cette délégation de pouvoir suprême, à commencer par le président à vie du FFS. Quoi de surprenant dès lors que ce dernier propose, en décembre 2003, un plan de sortie de crise à l’état-major de l’armée, avec l’élection d’une assemblée nationale constituante. Ce qui laisse supposer la mise en place d’une stratégie fusionnelle faisant du FFS la devanture politique derrière laquelle l’armée restera maîtresse du jeu politique et constitutionnel. L’armée ne se contente pas de se choisir un président de la République, elle sait aussi, et pourrait, sélectionner un ou plusieurs partis politiques.
2) La démission de Mostapha Bouchachi de l’assemblée populaire nationale (APN) saluée par la presse comme un acte de courage et de clarification politiques mériterait une analyse serrée éclairant les sinuosités propres à distinguer entre pouvoir et opposition.
Les justifications avancées de sa démission recoupent la bonne conscience dont il se drape pour tenter de recouvrir le caractère douteux de son élection. Les découvertes enregistrées et livrées comme telles, publiquement, par l’ex député du FFS sur le fonctionnement de l’APN, de ses procédures et de ses instances (bureau en particulier), laisseraient entendre que cet avocat chevronné, défenseur des droits de l’homme, conseil attitré du président du FFS, à l’affût des calculs hégémoniques d’ONG où il a ses entrées, vient de subir, comme parlementaire remarqué de l’opposition, tel le naïf virginal, un déniaisement en politique. Comment une telle masse d’expériences couronnée par le titre de professeur associé à la faculté de droit d’Alger peut-elle cohabiter avec la crédulité qui caractérise ses constats ? Retenons ces extraits : « L’APN est devenue un outil docile entre les mains du pouvoir », « violation du règlement intérieur de l’assemblée ». « J’ai été choqué par le mode de fonctionnement de cette institution qui légifère au nom du peuple » (Voir l’ensemble de ses déclarations dans la presse du 18 mars 2014). Cette pratique inscrit son auteur dans la version perverse du jeu politique : faisant mine de tout ignorer, il s’attache à crédibiliser une fausse lecture des institutions sans commune mesure avec leur signification réelle. En prétendant mettre au jour le rapport docilité-pouvoir, il rejoint la cohorte des mieux- disant pour les offres de service en politique. Là réside l’alchimie de la reproduction du pouvoir militaire à qui le vivier politique et ses nombreux experts offrent les facettes multiples de la réforme et de la recomposition.
3) Porteur de l’idéologie des droits de l’homme dont il fait l’axe central de toutes ses interventions publiques, Ali-Yahia Abdennour réussit à jumeler les préceptes de son sacerdoce avec l’ordre de l’armée, croyant utile de la sur-doter de qualificatifs et de pouvoirs qu’elle s’est octroyée de son propre chef depuis fort longtemps. En s’alignant sur la perception que l’armée donne d’elle-même , le défenseur des droits de l’homme conforte un peu plus sa prééminence sur le droit. Élevé au rang d’oracle en matière de droit et de sa place dans l’État et la société, dans un univers dépourvu de formation et de maturité politiques, les leçons qu’il délivre ainsi ne font que renforcer l’obstruction au champ du droit. Ce qui devrait avoir pour objectif l’émergence possible d’un champ de réception du droit se transforme en une extension et un renforcement de la puissance de l’ordre militaire. Mobilisé pour servir le centre ou la source de son obstruction, le droit pourra difficilement se frayer son propre chemin et se poser en futur contre-poids.
En 2004, s’appuyant sur les violations de la constitution par le président de la République, il réclamait déjà le recours à l’armée pour démettre Bouteflika. Il s’associe aux « 10+1 », dont certains sont des auteurs ou des complices de crimes contre l’humanité : signé Ali-Yahia, Ahmed Taleb Ibrahimi, Mokdad Sifi, Saïd Sadi, Rédha Malek, Ahmed Benbitour, Ahmed Dane, Mouloud Hamrouche, Cherif Belkacem, Rachid Benyellès et Ali Benflis, un mémorandum couvrant une pleine page du quotidien El Watan (édition du 16/2/2004) et présenté comme un catalogue de violations de la constitution par le chef de l’État est adressé à l’état-major de l’armée, érigé en haute cour constitutionnelle.
En avril 2011, Ali-Yahia récidive en élevant l’armée au rôle de juge compétent à qui il confie le soin de mettre en œuvre les dispositions de l’article 88 de la constitution sur l’empêchement du président de la République. Il confirme de la sorte la puissance sans limite de l’armée en la légitimant à la fois par le droit et par les droits de l’homme. Pour justifier plus énergiquement les exhortations lancées aux militaires afin de « faire respecter la constitution », il s’appuie sur des considérations historiques : « En prenant le pouvoir, l’armée a fait de l’ANP (armée nationale populaire) la gardienne de toutes les institutions créées depuis. C’est elle qui a désigné tous les présidents issus de ses rangs ou non. Le Président est dans l’obligation d’appliquer la politique tracée par l’Armée sinon il est démis…L’Armée a relevé Ben Bella, Chadli et même Zeroual. En 1988, elle a tiré sur les foules et elle a même torturé. Et, en 1999, c’est toujours l’Armée qui a ramené Bouteflika…Dans les différentes constitutions, on n’a jamais institué une cour de justice pour juger un président ou un haut responsable en cas de faute grave. C’est l’Armée qui joue ce rôle, c’est elle qui surveille le Président en dépit des pouvoirs que lui confère la Constitution… » (Entretien à Liberté, 7 mai 2011). Cela donne une curieuse perception de l’action de juger confiée à l’ordre militaire qui bénéficie de l’apport des droits de l’homme que beaucoup confondent avec le président d’honneur de la LADDH. Ce dernier ne manque pas l’occasion de communiquer et de partager une telle conviction, comme lorsqu’il déclare : « Les droits de l’homme sont inscrits génétiquement et politiquement chez moi. Ils sont présents dans mon esprit et dans mon cœur et représentent ma seule démarche… » (ibid).
Dans cet entretien qui passe en revue les destitutions/constructions de l’exécutif gouvernant, Ali-Yahia enjambe deux faits :
*le premier porte sur sa contribution à l’acte de destitution de Ben Bella par la signature d’un texte solennel soumis aux députés de l’époque. Il s’agit d’une « motion signée par les députés présents à Alger », au nombre de 110, et publiée avec les noms des signataires, (JO du 6 juillet 1965, p. 652), avec tous les documents se rapportant au coup d’État.
*le second, en passant de 1988 à 1999, ignore, à moins qu’il ne s’agisse d’une censure du quotidien, non seulement l’assassinat de Mohamed Boudiaf, mais les années 1992-1999 en bloc, période pourtant durant laquelle ses prises de position n’ont rien de commun avec les approches ultérieures.
L’Algérie croule sous le poids de ces figures portées par l’indigence politique généralisée qu’elles contribuent à entretenir, et n’ayant au fond pour seul souci que la consécration, dans la durée, de leur propre image. Persuadées de l’idée que toute mutation politique ne saurait aboutir sans leur apport, elles sont toujours prêtes à composer avec tous les arrangements.
À côté de ces trois exemples, la sociologie politique est mobilisée à son tour pour apporter un savant soutien à la fois à Ali-Yahia et à l’hégémonie militaire. Dans un article intitulé « Le dernier coup d’État » (El Watan, 5 mai 2011), L. Addi soutient que le régime algérien n’est qu’une suite de coups d’État, donnant au passage une fausse perception de l’ouvrage de F. Miterrand, « Le coup d’État permanent » (1964). L’emprunt est d’autant plus abusif qu’il est fait sans renvoi à son auteur lequel inscrit son pamphlet dans une dénonciation de la puissance de l’exécutif gaullien et de son renforcement par l’usage répété du référendum, notamment pour l’élection du président de la république au suffrage universel. Le raccourci fulgurant, mélange de contextes irréductibles, se dilue dans le contresens de la notion retenue de coup d’État. En effet, si le régime algérien n’est qu’une suite ininterrompue de coups d’État, on ne voit plus contre quelles règles et quelles autorités de tels coups interviennent. Le pouvoir de l’armée légitimé à la source, étant reconnu comme l’origine de la consécration/destitution de gouvernements, s’il y a coup d’État cela ne pourrait être que contre l’armée, c’est-à-dire du pouvoir militaire contre lui-même. Cela ne correspond en rien à ses schémas de fonctionnement. L’élan patriotique a depuis longtemps laissé place à la protection et à l’extension des privilèges rentiers.
En dehors de ces quelques remarques, ce texte mérite surtout l’attention pour la dithyrambe dont l’armée est l’objet. Celle-ci devrait faire avancer le pays grâce au « bon coup d’État » qui serait « le dernier ». De la sorte, elle mériterait que lui soit renouvelées les formes d’allégeance derrière les attributs galvaudés de « populaire » et d’« héritière de l’armée de libération nationale », puisés dans le discours officiel. Reconduite dans l’usurpation du pouvoir constituant et de la souveraineté nationale, elle est appelée à présider aux nouvelles formes institutionnelles : « … Si l’histoire se faisait de manière rationnelle, l’armée devrait intervenir une dernière fois, pour mettre fin au coup d’État permanent institué depuis 1962 avec le renversement du GPRA. Pour se racheter, pour se réconcilier avec le peuple, elle (l’armée) doit faire le dernier coup d’État pour mettre fin au coup d’État permanent et pour aider, comme en Égypte, la transition démocratique. C’est la moindre des choses qu’elle doit à ce peuple…Pour éviter une confrontation violente avec la population – car l’Algérie n’est pas à l’abri de la fièvre démocratique qui s’est emparée de la région – l’armée devrait mettre fin à la situation d’exception héritée du passé et permettre à un Conseil de transition d’organiser des élections dans un délai de six mois à un an, des élections libres ouvertes à toutes les sensibilités de la société. L’objectif est de créer une nouvelle légalité reposant sur la légitimité populaire. Le dernier coup d’État mettra fin à la mystique populiste qui érige l’armée en souverain. Les générations nées après l’indépendance sont attachées à leur armée, car elles savent que leurs parents ont souffert pour la créer durant la guerre de libération nationale. C’est aux officiers du commandement militaire de montrer qu’ils sont avec leur peuple en prenant deux décisions : la destitution de Bouteflika pour maladie et incompétence et la dissolution du DRS pour activités illégales ». Il s’agit ici d’une version du populisme rendu fréquentable par l’implication du langage de sensibilité académique. Loin d’être une nouveauté, ce parti pris sans équivoque relève de l’alliance du savant et du militaire.
La conception de la légalité-légitimité définie à l’emporte-pièce finit par cohabiter avec l’arbitraire. La légitimité ne saurait se limiter au corps électoral et la légalité confondue avec la dictature autoriserait alors celle-ci à légiférer sur le mode d’extermination de ses sujets en fonction des intérêts du pouvoir établi. De la même manière, « le populaire » et « la souveraineté » ainsi qualifiée ne doivent pas être fondus dans le populisme. La conception que l’armée a du pouvoir ne cadre pas avec le populisme mais avec un contenu anti populaire et anti national. Une telle perception traduite en pratique est d’abord fermée sur elle-même. Elle veille à l’asservissement des élites ainsi qu’à la stérilisation de toutes les sources d’éclosion de ces dernières.
L’armée s’est octroyée le pouvoir constituant, autrement dit le pouvoir souverain de définir et d’organiser le pouvoir politique au sens large, selon les normes choisies par elle. Au point de départ de la norme, elle échafaude les règles de droit selon des techniques qui, tout en lui ménageant les bénéfices de la hauteur et de la distance, lui permettent de faire régner son ordre en utilisant l’écran des préposés. Pour cela, elle charge des techniciens de mettre en place les règles de droit et de leur rapport au politique. Ainsi, par leur intermédiaire, elle introduit le constitutionnalisme et ordonne les règles de son obsolescence. En fait, cet agencement fonctionnait durant la guerre de libération nationale dans les institutions de l’époque. En effet, les organes politiques étaient des mandataires de l’armée à travers la composition et le fonctionnement du Conseil national de la révolution algérienne (CNRA). Dans cette assemblée, les militaires avaient les initiatives de direction ainsi que la maîtrise de la légalité et la légitimité révolutionnaires, annonçant de plus en plus la souveraineté nationale exprimée dans les références au peuple. La distinction puis l’opposition civils/militaires empruntaient beaucoup plus au mimétisme parlementaire dont rêvaient quelques dirigeants qu’à la réalité. Dès lors, il faut admettre que le GPRA (gouvernement provisoire de la république algérienne) préfigure ce que seront par la suite les exécutifs successifs, à l’exception de celui échafaudé le 19 juin 1965 qui fait un retour brutal aux références antérieures. C’est en cela, sans doute, que dans l’esprit de ses concepteurs de l’époque, le 19 juin était considéré comme un redressement historique faisant retour avec un tel succédané (Conseil de la révolution) sur le Conseil national de la révolution algérienne.
Contrairement à une idée reçue, le conflit entre le GPRA et l’état-major de l’ALN ne peut être ramené à celui de la confrontation entre la légalité (GPRA) et l’insubordination (état-major) mais entre deux centres dont l’un n’avait aucun pouvoir de destitution sur l’autre. La fin du GPRA s’inscrit dans la dislocation des institutions de guerre sur la base de conflits qui n’ont pu trouver leur solution que dans le basculement d’un rapport de forces déterminant entièrement tendu vers la conquête de l’État. L’enchevêtrement des alliances, recompositions, rebellions et compromis rendent compte de la transversalité de l’unique objectif animant tous les acteurs de la crise de l’été 1962, la prise en main de l’État naissant.
– L’ARMÉE FAÇONNE LES SERVICES PUBLICS : DE L’ADMINISTRATION À LA JUSTICE –
L’armée, qui range le droit comme un accessoire qu’elle plie aux nécessités de son pouvoir, n’est en aucune façon bornée par lui. La coutume établie selon les références citées plus haut autorise l’armée à intervenir pour réécrire ou mettre fin à la constitution. On admet par là même qu’elle ne saurait se plier aux impératifs constitutionnels du droit à la protection de la vie et des libertés ainsi que de la sûreté des personnes. Mieux encore, nous sommes en présence d’un système de protection sélectif. Si la source de protection des droits et libertés est livrée aux mains des militaires, le circuit subalterne du droit ne saurait leur échapper.
Les bases théoriques du droit de l’administration et des services publics ayant pour objet les règles de fonctionnement, de carrière, de gestion sont soumises constamment aux correctifs, interventions, modifications que le pouvoir de l’armée peut à tout moment revendiquer pour en modifier le cours. Face aux principes posés en termes de lois ou de règlements, ceux qui relèvent du statut militaire jouissent du privilège d’affranchissement et d’intervention proportionnel au grade et à l’autorité qu’ils détiennent. Ils en font bénéficier leurs protégés en poste dans divers rouages de l’État et de l’administration. Maîtresse de la constitution et de ses règles, l’armée investit les périmètres d’abrogation, amendement, ajustement des textes généraux, applicables à tous, selon les intérêts en jeu. Elle modèle les principes consacrés par les lois et les règlements et les inscrit dans une pratique correctrice du droit, en lieu et place de la hiérarchie administrative et du juge.
Comment se construit la hiérarchie dans l’administration et dans le même temps à quoi obéissent les principes censés veiller à cette construction pyramidale tout en protégeant les droits des agents des services publics ? Les rapports internes dans l’administration sont dominés par la puissance de fait. La règlementation ne vient qu’en renfort adapté de façon subsidiaire aux circonstances. Elle est revue en fonction de l’orientation des manifestations de puissance. Il en est ainsi des nominations et mutations administratives où les notions de compétence, d’ancienneté, de titres et d’états de service sont limitées à de simples références accessoires et inopérantes. Tel service, organisme ou direction peut avoir à sa tête une incompétence protégée qui fait fonctionner les rouages par le recours à la violence verbale, menaces de sanctions, brimades de tous ordres. Promus sur la base de la fidélité, de l’obéissance, protégés par décret, beaucoup de ces responsables trônant au sommet de hiérarchies administratives au sein d’établissements et de services publics doivent leur pouvoir à une source ministérielle reliée par la chaîne des puissances à la source déterminante, l’armée. Celle-ci demeure la dispensatrice des gratifications hiérarchiques dans l’administration parce qu’elle est précisément la source protectrice de promotions ministérielles. Si les faveurs et privilèges au sein de l’administration ne sont pas une spécificité algérienne, il faut souligner que le poids des interventions rendant les lois inopérantes n’a pas de contre-pouvoir sous quelque forme que ce soit pour en limiter l’étendue, l’influence et la pérennité. Les règles étant réduites à de simples accessoires malléables par le recours à la puissance, les instruments de régulation des conflits à l’intérieur de l’administration (conseil de discipline, commissions paritaires, procédure contradictoire, droits à la défense) sont inopérants. Ils relèvent, comme le reste des structures et pouvoirs administratifs, du rapport de puissance imprimé par les appartenances externes.
Les positions hiérarchiques dans l’administration autant que l’attribution des fonctions dominantes s’affirment à partir de la captation et de la maîtrise des ressources politiques. Parce qu’elle détient la haute main à la fois sur leur définition juridique et leur répartition politique au sommet de l’État, l’armée est en mesure de mettre en place le pouvoir de contrôle et de soumission sur tout ce qui s’apparente aux institutions : administratives, financières et économiques, judiciaires, diplomatiques. Il n’y a d’institution que par l’apparentement que suggèrent les dénominations. L’enveloppe ainsi fournie ne délivre aucunement les éléments de l’anatomie institutionnelle. On comprend pourquoi les conflits internes ne se traduisent pratiquement jamais, ou si rarement, par un contentieux. Les actions en ce sens portant sur les libertés dans la fonction publique, le respect du principe d’égalité, les violations du statut, la négation du droit d’avancement selon les critères réputés en vigueur ne trouvent pas de trace juridictionnelle dans le droit de l’administration et de la fonction publique. Tout se négocie et s’entérine par le jeu d’une consécration : la puissance du soutien déterminant, réel ou supposé de la ressource militaire. Les différentes administrations ont été, avec le temps, façonnées sur ces pratiques de recours internes, d’homme à homme où les victimes sont amenées sur le terrain choisi par une hiérarchie productrice d’arbitraire. Celle-ci détenant un pouvoir sans limite ni contrôle est à la fois juge de l’opportunité du recours, de sa nature, de sa forme et de ses résultats. Ainsi se construisent des administrations étouffoirs orientées vers la satisfaction d’ascensions où les appétits de commandement interdisent toute proximité avec l’idée d’intérêt général : l’obéissance, l’obséquiosité, la délation tiennent place d’éthique, de neutralité, d’équité et d’efficacité. La notion de corps n’a aucun sens parce qu’elle n’a pas de points d’appui sur lesquels s’édifie et s’organise l’esprit de défense commun à des intérêts collectifs demandant protection. Le fonctionnaire, à quelque administration et grade qu’il appartienne, devient un fidèle obligé du chef, du responsable, du directeur, du ministre. On tient là toute la mésaventure du service public.
Contrairement à ce que laisserait croire leur organisation, l’administration n’est pas alimentée par les concours. Le sort de ces derniers ne peut être que la traduction des usages administratifs. L’enveloppe théorique ne correspond en rien aux résultats pratiques. La définition des objectifs du concours, le principe d’égalité devant les épreuves, tentent d’inscrire l’opération dans ce mode de sélection. En réalité, le concours se déroule entre les puissances intervenant auprès des autorités chargées de la sélection pour faire obtenir à leurs poulains les bienfaits d’un classement avantageux. Les postes attribués en fin d’épreuves correspondent non pas à un classement selon le mérite et la compétence mais à la puissance respective des intervenants en faveur des protégés. À cet égard, il suffirait de voir comment s’opèrent les recrutements à l’ENA (école nationale d’administration) et les affectations ultérieures pour mesurer le degré de proximité d’intérêts reliant les cercles militaires et affiliés à l’attribution des postes. Les administrations ne sont certes pas le théâtre d’interventions confinant au folklore d’allées et venues de militaires en tenue chamarrée. Mais le fonctionnement de l’administration et les statuts réels en son sein répondent bien au système d’appartenance à une « maison », une « famille », un « cercle », une « entente« . De telles ramifications convergent vers des zones d’influence et une multiplicité de réseaux dont le sommet, lieu déterminant des relations d’autorité et de décision, reste l’armée. Le rapport social traduit d’ailleurs couramment le statut du militaire d’une façon générale en termes de puissance, d’autorité et de privilèges. Au sein des familles, le grade le plus modeste reste une ressource inestimable dans le marché quotidien des services réciproques rendus ou à rendre. L’administration dans ses différentes expressions fonctionne sur la base de solidarités constituées impliquant les sièges détenus par les titulaires de la chaîne protectrice.
L’armée est le canal par lequel se met en place le chevauchement des règles du droit positif censées gouverner les rapports de service et de hiérarchie dans les structures de l’État et de l’administration. Loin de se tenir dans la neutralité que lui décernent les apparences de son fonctionnement largement mises en exergue par des plumes voguant entre complaisance et soumission, l’armée investit, en s’accaparant le pouvoir constituant, toutes les armatures et règne au quotidien sur la nature et l’évolution des rapports. Toutes les voies du permissif et de l’interdit censées gouverner par le droit l’État et l’administration sont soumises à son pouvoir. Elle seule détient dans son expression d’efficacité permanente l’assurance de faire peser effectivement la puissance dans l’ordre choisi à l’intérieur d’un conflit, d’une confrontation ou d’un compromis en cours.
Les mêmes remarques valent pour la magistrature où la hiérarchie est dominée par la puissance ultime qui veille aux promotions et nominations sensibles de chef de cour, président de tribunal, président de tribunal criminel, procureur général, président de la cour suprême et du Conseil d’État. À l’intérieur des juridictions, depuis leur naissance en 1962, grâce à des pratiques bien rodées, sont tracés les circuits permettant de veiller sur des protégés appelés à un destin promis d’avance.
Parallèlement, les puissances qui traversent les structures des barreaux reconduisent les schémas protecteurs et leurs attaches avec le cordon militaire. Les conflits récurrents jalonnant la vie des barreaux mettent en avant le pouvoir autoritaire, sa longévité et les solutions boiteuses autour de compromis suscités par la loi des puissances de l’ombre. Lors de chaque renouvellement, les barreaux sont le théâtre de contestations reproduisant à l’identique celles qui marquent le scrutin présidentiel : fraude, autoritarisme des équipes en place, recours aux procédés d’intimidation par une mobilisation de supports administratifs et médiatiques. Au nom d’une convivialité d’apparence entre confrères sont évacuées les questions fondamentales gouvernant les politiques juridiques et judiciaires. À la banalisation du crime judiciaire répond la consécration de voix du droit soustraites à quelque confrontation que ce soit. Ainsi en va-t-il de ce héraut, incarnation savante de la mobilisation perverse du droit. Ancien responsable de la Fédération de France du FLN adepte de la multiplicité fonctionnelle, cet avocat conseiller des services secrets et de la haute hiérarchie militaire, consultant spécialisé en dévoiement de la légitimité, coopté pour ces compétences au Haut Comité d’État en 1992, médiatisé sans retenue à la mesure de ses multiples forfaitures élevées au rang d’éthique politique, restera un des symboles de la déchéance des barreaux et de leur inaptitude à accéder à une conscience juridique. Non content de plaider pour la légalisation des exécutions et des tortures, cet honorable défenseur de l’arbitraire d’État aura fait coexister perversité et conscience en se faisant militant, après en avoir été ministre, des droits de l’homme allant même jusqu’à se positionner contre la peine de mort dans les années 2000.
Au régime militaire que, par un consensus généralisé, on refuse de tenir comme tel, finit par correspondre une « société militaire » (empruntée à Anouar Abdel-Malek, dans « Égypte, société militaire » Paris, Seuil, 1962). Elle fonctionne en hiérarchies sous l’autorité hégémonique qu’elle intègre. L’armée, souche mère, engendre et unifie un corps social, périphérie d’un centre attractif : dominateur, sécurisant et redistributeur à partir de critères discriminants. En ce sens, ce centre ne produit que des élites consommatrices sans idéal, sans utopie, sans conscience. Les droits de l’homme comme la démocratie sont l’objet d’une consommation selon le modèle argumentaire vulgarisé tel un formulaire censé séduire les volontés pour mieux figer les besoins. On aura de la peine à trouver une cause pour laquelle les gens de loi se seraient mobilisés. Les crimes judiciaires qui hantent la maison justice, loin d’ébranler les consciences, subissent le régime de la relégation. La seule cause susceptible de faire frémir la robe de la contestation, souvent feinte, ne va pas au-delà d’intérêts corporatistes fugitifs. Par contre, la même ferveur envoûtante accompagne toujours les célébrations consensuelles convoquées par les appareils du pouvoir : ministère de la justice, assemblées, présidence.
– L’ARMÉE MODÈLE LA SOCIÉTÉ –
Les études sur l’armée, quand elles existent, sont frappées d’un vice rédhibitoire dans la mesure où elle n’est appréhendée qu’à partir des jeux de pouvoir au sommet selon un double rapport : celui qui renvoie à l’exécutif présidentiel et celui qui porte sur l’hégémonie interne à l’aréopage, à travers les régions militaires, l’état-major et les commandements sensibles des services secrets. Les experts réfutent la qualification de régime militaire, arguant généralement de l’absence des militaires dans les circuits de décision politique, administrative, économique. En réalité, ces arguments jouent comme système de protection pour ceux-là mêmes qui les développent, sachant que le système militarisé les inclut dans sa logique et dans son organisation. C’est le paravent intellectuel contre toute approche visant à dévoiler la nature profonde du régime.
L’armée n’est assurément pas à l’extérieur de la nation et de la société. Elle façonne l’une et l’autre en faisant prévaloir le rapport de puissance, traçant les cercles de la h’miya (défense protectrice) et de la soumission au sein desquels se formulent l’offre et la demande. Sûre de ses valeurs, convaincue de son omnipotence, elle étouffe la nation en prétendant la servir. Détentrice du pouvoir constituant, l’armée démantèle la nation comme cadre d’expression souveraine et réduit la république à des solidarités verticales. En obstruant de la sorte les canaux d’émergence de la citoyenneté, l’armée ne se construit pas moins un échiquier politique, syndical, associatif dont la pluralité cache mal le caractère d’entités régressives. Ce foisonnement politique et social tourne à vide dans la mesure où il reproduit au sein de micro sociétés les caractéristiques de l’ordre militaire. Les conflits ne sont pas de nature doctrinale à l’intérieur de ces organisations qui n’en finissent pas de se démultiplier en se déchirant. Ils ne s’apparentent pas non plus à des conflits programmatiques. Ils portent quasi exclusivement sur le respect des règles, des statuts internes. Autrement dit, les organisations censées figurer le champ politique et associatif sont confrontées à l’accaparement des sources du pouvoir en leur sein, reproduisant le schéma central d’appropriation autoritaire, violent. Militarisé, ce pluralisme sert de garantie pour le pouvoir des militaires et bloque l’émergence d’un champ politique autonome capable de revendiquer l’instauration de la souveraineté nationale. De haut en bas, l’armée a su mettre le pays, dans sa globalité, sous la tutelle de ses « arbitrages ». Sans projet politique et social, ces entités régressives sont en tous points la courroie de transmission d’une armée orpheline de projet national et de symbole émancipateur. La rente des armes investit et garantit toutes les autres rentes de situation construites depuis l’indépendance en procédant à des aménagements opportuns accompagnés du discours politico- idéologique approprié. Reproduit par les différents appareils du contrôle social ce discours assoit les convictions et diffuse un climat de paternité protectrice. Quitte à recevoir quelques aménagements trompeurs dans le champ universitaire.
À la fois source et instrument de prestige, l’armée contrôle en se les appropriant, les sources de richesse avec les hydrocarbures et la propriété foncière. Elle veille à la structuration économique et sociale par le prélèvement des dividendes sur toutes les grosses opérations d’importation et sur l’attribution des marchés publics. L’accaparement de cette richesse matérielle ne pouvant se faire sans domination des structures organiques de l’État et de l’administration, l’armée a su aussi se doter des moyens de leur contrôle. Elle a présidé à un système d’institutions renversées, c’est-à-dire fonctionnant à l’inverse de ce qu’elles laissent espérer en théorie. La police politique entretient, par un recrutement approprié de spécialistes, la culture du simulacre institutionnel qui sait répondre aux nécessités de l’appareil d’État : maîtriser le circuit de gestion de la haute administration, de la justice et des affaires extérieures. Les voies de passage de l’économie administrée à l’économie de marché, selon le jargon répandu depuis une trentaine d’années, sont balisées par des enrichissements fulgurants faisant passer les biens de la collectivité entre les mains d’une faune honorée de qualificatifs laudateurs puisés dans les mises à jour du vocabulaire managérial (dynamisme, créativité, innovation, performance). Pour veiller à la continuité de ces fleurons de l’économie, des protections assidues et fortement intéressées garantissent le parcours des autorisations administratives et financières en offrant, le cas échéant, les soutiens judiciaires. Des jurys ad-hoc spécialement missionnés, à la crédibilité médiatiquement authentifiée, veillent à la consécration de managers à qui tout réussit.
Héritière des solidarités régionales, l’armée les a revivifiées en y cultivant le recours à la fidélisation et aux parrainages. Elle a, de la sorte, très vite ethnicisé le rapport au pouvoir et à la politique en individualisant les régions et les sources régionales de l’autorité militaire. Ainsi prennent forme des interventions protectrices fondées sur l’origine régionale. Le lien ethnico-régional appelle naturellement la proximité protectrice. Regroupées en des centres dominants depuis l’indépendance, héritage des wilayas de guerre et des affrontements ultérieurs, les solidarités à l’intérieur de l’armée (groupe de l’Est, de l’Ouest, du Centre/Kabylie, anciens officiers déserteurs de l’armée française DAF) répercutent leur puissance/influence sur les groupes périphériques mus par le souci de protection à l’intérieur d’un espace territorial déterminé. Ces regroupements, lieux de solidarité régionale recoupant des appartenances claniques, ont marqué les composantes politico-administratives et les charges supérieures de l’État depuis l’indépendance. Les dernières et non moins grossières manifestations sont fournies par l’ère bouteflikienne (clan de l’Ouest) qui rassemble contre elle des manifestations de rejet programmées surtout depuis 2008, orchestrées par des rivalités de préséance et de répartition inégale dans la maîtrise des ressources de différente nature : politique, économique, financière. Clanique dans ses structures territoriales et administratives, dans la répartition des commandements et de l’armement, l’armée comme organisation sociale et politique est soumise au principe d’obéissance et de hiérarchie sans pour autant évacuer les appartenances et les solidarités. Elle en nourrit les gratifications et promotions dans l’encadrement politique et administratif en modulant le principe de rotation par la longévité des carrières et l’inamovibilité à des charges ministérielles (cas de Cherif Rahmani ou de Benbouzid).
Après avoir capté les bienfaits du capitalisme d’État, l’armée se lance dans l’affairisme débridé de l’ère libérale. Elle fait appel aux techniques avancées pour soigner ses quartiers réservés et étendre ses privilèges. Elle a son parc de logements du plus modeste au plus luxueux, ses quartiers de soins, ses lieux d’approvisionnement et ses espaces de détente et de villégiature suscitant chez les classes moyennes l’envie et le besoin de s’y adosser. Elle tient en main la haute administration, ayant fourni nombre de directeurs généraux, de ministres et de walis. Il faudrait évaluer le pouvoir des chefs de régions militaires, de leurs états-major ainsi que des chefs de secteurs et leur poids face aux circonscriptions territoriales et aux autorités administratives et judiciaires correspondantes pour mesurer l’étendue et la profondeur de la domination de l’armée sur la société et son modelage. La plus-value immobilière et mobilière, financière, tirée au terme de chaque affectation pour les chefs de région et secteur militaire n’est opaque que pour les observateurs en charge du circuit médiatique. Elle est largement transparente pour les populations sur qui règnent ces gouvernorats.
Les régions sans ancrage militaire puisant dans la légitimité historique et dans celle d’une modernité militaire synonyme d’un pouvoir sans partage sont en situation de fragilité manifeste. C’est le cas du M’zab. Cette ethnicisation de la société via l’armée est clairement revendiquée par Mouloud Hamrouche, résumant en sa personne et son parcours, le rapport de l’armée à la société et, par conséquent les caractéristiques politiques d’un système qui lui est cher : « … j’ai usé d’un langage inhabituel en prenant le risque d’être attaqué de toute part car j’ai parlé de vérité. J’ai parlé de groupes et de minorités. Nous sommes des Algériens et c’est une identité qui a été récupéré que récemment. Il faut se rappeler qu’il y a cinquante ans, nous n’avions pas le droit de nous appeler Algérien car nous n’avions pas le droit à cette identité et à cette nationalité. Chacun de nous avait son identité locale. Aujourd’hui c’est cette identité nationale qui nous permet de discuter. Pour préserver cet acquis, il faut que les droits de tous les Algériens, de l’ensemble des régions, de l’ensemble des groupes et de l’ensemble des minorités soient garantis par l’État » (Le Soir d’Algérie, 1er mars 2014). L’ ancien colonel de l’armée ne manque jamais l’occasion de rappeler que celle-ci est sa « maison », ayant été de toutes les intrigues d’adaptation politique et économique du régime jusqu’à sa désignation à la tête du gouvernement en 1989. Il ne saisit délibérément la nation algérienne que par rapport à la reconnaissance concédée par la puissance coloniale. S’appuyant sur une conception coloniale de la nation, réactivant la mosaïque de tribus chère à l’ethnologie coloniale, cet apparatchik hautement représentatif de l’encadrement militaro politique affiné par une programmation spécifique de l’institut politique d’Alger, opère sa conversion à une conception de la nation qui évacue sa dimension historique. Construite progressivement dans la résistance anticolonialiste la nation enracine ses éléments constitutifs dans les profondeurs de la tradition et du terroir, pour aboutir à la guerre d’indépendance. La dimension de l’entité nationale préexiste aux traités qui ont reconnu la nation algérienne. Celle-ci a façonné pièce après pièce son propre droit face aux violences et à l’arbitraire du droit colonial.
L’approche de Mouloud Hamrouche est révélatrice des mentalités à l’œuvre dans l’armée et du régionalisme qui la caractérise. Cela explique les péripéties à base tribale qui ont considérablement amoindri le potentiel politique national pendant et après la guerre de libération. La référence au localisme ethnique et particulariste caractérise bien le fonctionnement des appareils de l’État marqués par l’hégémonisme militaire et ses répercussions sur la société qui les utilise dans les différentes confrontations du rapport social. Endossant l’habit du responsable féru d’expériences attestées complaisamment par des plumes complices, cultivant un opportunisme adroit, le conseiller puis premier ministre de Chadli Bendjedid, artisan d’une libéralisation aux effets dévastateurs, se fait fort de mener un régime essoufflé vers une transition sans secousse. En fait, il est l’adepte des transitions calculées, comme celle de 1989 : « D’une manière directe ou indirecte, elle (l’armée) est la gardienne de notre identité nationale, l’incarnation du projet d’un État démocratique fort. L’armée algérienne est légitime par son histoire et par sa composante humaine. Sa mission est de défendre le pays et le peuple… » (Forum de Liberté). Assénée telle une succession de règlements impératifs, cette déclaration peut difficilement évacuer la problématique que renferme chaque affirmation. Cette perception est porteuse de violence interdisant de la confronter avec ses retombées réelles et leur signification. Celles-ci n’ont qu’un objectif, maintenir le pouvoir entre les mêmes mains en fermant tout accès à l’émergence d’un espace politique autonome en accord avec une conception de la souveraineté dans laquelle l’armée cesserait enfin de dominer l’État et la nation pour obéir simplement à leurs lois.
République démocratique et populaire définie dans ses objectifs à long terme avec l’indépendance, la république algérienne s’est rapidement affirmée en république militaire oligarchique recourant à la délégation autocratique, d’essence cooptative, patrimoniale et népotique. Chargée de missions fondamentales sur la continuité de l’État, la protection et l’intégrité du territoire et de la nation, l’armée les renverse au cours de secousses successives et finit par contrôler les voies d’accès à toute institutionnalisation politique. À l’origine de l’asservissement de la nation et de l’État, elle finit par les livrer, à travers sa propre soumission, au projet impérial de l’ancienne puissance coloniale. Les développements politico-militaires en cours transforment « l’héritière de l’armée de libération nationale » en une troupe de mokhaznis et l’État en appareils de contrôle répressifs au profit d’intérêts transnationaux. Elle devient, de la sorte, la source réelle et exclusive de toute autorité : judiciaire, administrative, policière, économique.
Au nom d’intérêts élevés en forteresses ne tolérant aucune interpellation, faisant de l’impunité une prime aux crimes commis par ses unités, elle criminalise la recherche de la vérité et la demande de justice exigées par la cohésion de la nation. Cette exemplarité dans le maniement des crimes et de leur impunité protégée n’est pas sans conséquence sur la société.
– LES RETOMBÉES D’UN SYSTÈME : GHARDAÏA À LA MERCI DES APPÉTITS DE POUVOIR –
La garantie protectrice des personnes, œuvre d’un pouvoir central au nom de l’État et de la nation, souffre d’une absence de traditions dans la mesure où les centres de pouvoir sont préoccupés d’abord de leur propre protection. Celle-ci est entendue comme un ensemble de pratiques autoritaires, brutales, dirigées contre les composantes nationales. Les derniers événements de la vallée du M’zab, remarquables notamment par leur durée, offrent une illustration sans équivoque du monopole de la violence légitime et de ses usages.
Les observations qui suivent s’inscrivent dans l’environnement des derniers affrontements et portent un éclairage sur les liens entre les violences interethniques, la gestion politique de la région et les violences d’État. Les conflits récurrents dans le M’zab montrent comment cette région est devenue un terrain propice à des affrontements menaçant de se transformer en foyer de déstabilisation nationale.
Ces violences sont avant tout la conséquence de l’imposture sur la citoyenneté. Fermant tout accès à cette dernière, la violence s’inscrit d’abord dans une pathologie nationalement partagée. Elle met aux prises les particuliers entre eux et ces derniers avec les diverses autorités, rapidement réduites aux forces de police. Dans la quasi-totalité des cas, la violence endémique s’explique par l’incapacité/refus de l’État de prendre en charge les besoins sociaux et les mesures de protection minimum : cela va des droits à la sûreté individuelle aux exigences sociales et économiques : travail, santé, logement. Expulsées du domaine de l’État selon la conception citoyenne, ces demandes sociales lieu de souffrance sont renvoyées vers un autre système de solidarité. C’est ainsi que le groupe d’appartenance ethnique fournit, aux yeux de la multitude, le plus sûr lien de protection au sens le plus large. Récupérés par un centre de reconnaissance de proximité, les besoins sont pris en charge selon un système hiérarchisé de clientèles porté de haut en bas par la source déterminante de tout pouvoir, l’armée. Par action ou par abstention elle régente l’octroi de privilèges et cimente son ordre par la banalisation de l’arbitraire.
En se solidarisant autour de segments rassembleurs, suscitant des espoirs expulsés du champ de couverture étatique, la masse des déshérités redéfinit les catégories conceptuelles : le particularisme, réalité banale, acquiert une dimension conquérante et brise les limites assignées par l’appartenance nationale. Le maniement des appareils de l’État orientés selon le mode privatif d’objectifs sélectionnés au profit de groupes ou d’individus, installe le rapport social dans des logiques de confrontation où les uns entendent bénéficier « des droits et privilèges de l’adversaire » et où les autres ne rêvent plus qu’à « expulser l’envahisseur ». En effet, le référent ethnique, essentialisé, masque une réalité plus complexe où les distinctions linguistiques et religieuses ne constituent pas les causes avancées comme configuration explicative des affrontements entre Arabes (Chaâmbas/malikites) et Amazighes (ibadhites). Individualisés par quartier désigné tel les M’dhabih, Hadj Messaoud, Thenia à Ghardaïa, dont les noms se confondent avec les ensembles urbains, les Arabes paraissent fixer exclusivement sur eux l’usage des références ethniques. Or, ces divisions souffrent d’une double indigence :
*en premier lieu, elles sont autrement plus complexes quant à leur composition. Ainsi, les arabes rassemblés sous la dénomination de Chaâmbas évacuent les Ouled Naïls comme les Ouled Yahia Ben Salem, les Ouled Touaba et les Ouled Aïssa.
*en second lieu, elles passent sous silence les appartenances tribales et claniques à l’intérieur de l’ensemble ibadhite désigné de manière générique et unifié sans aucun renvoi spécifique alors que l’on y dénombre une vingtaine de tribus. À titre d’illustration, citons les Ahl Abdallah, Ahl M’hamed, Ahl Belhadj, Ahl Âlouan. Or, ces particularismes masqués font surface, publiquement, à l’occasion de conflits ou d’échanges de différentes natures. Saisie comme ensemble unifié, fermé, endogame et solidariste, la société mozabite offre vis-à-vis des ethnies arabes éparpillées par quartier, une appréhension (lecture) ethnique uniformisée des rapports et des conflits. La volonté de ramener constamment ces derniers sur le terrain ethnique masque l’étendue de la responsabilité politique dans la gestion de la cité. Sous la houlette des autorités militaires, administratives, judiciaires et policières, les frustrations sociales face à l’État font l’objet d’un traitement subtil pour être recomposées et traduites quasi exclusivement en rivalités ethniques. Les aspirations démocratiques accompagnant la demande de libertés et de justice sociale sont dévoyées et mobilisées au profit d’un discours xénophobe transversal.
Les litiges interindividuels se muent rapidement en confrontation de groupe et finissent par se traduire en une h’miya prenant fait et cause de manière inconditionnelle pour le membre du groupe. Tout semble sombrer dans l’irrationnel sauf que la dimension républicaine réputée arbitrer les conflits est inopérante pour la simple raison que le traitement des affrontements recentralise la dimension ethnique au sein des organes de répression et de prévention : police, gendarmerie, justice. En arrière-plan, le poids de l’armée dans le processus dit du maintien de l’ordre affleure comme signe protecteur à la fois déterminant et discriminant. Les ethnies arabophones ont toujours un référent militaire et se sentent en osmose avec l’armée et les services de sécurité. Cette jonction trouve son ancrage dans le comportement des services de sécurité et des autorités militaires qui se vivent en une extériorité souvent hostile par rapport à la société ibadhite soumise de leur part, depuis l’indépendance, à un rush d’extorsion, sous différentes formes, de richesses locales.
La répression policière et judiciaire par sa brutalité à répétition, rééditant des condamnations arbitraires dont l’exemple emblématique restera celui de Mohamed Baba-Nadjar finit par être vécue comme une criminalisation de l’appartenance ibadhite. En effet, les revendications appuyées sur les droits et libertés dans l’espace public, réprimées d’un bout à l’autre du territoire, sont assimilées par les manifestants ibadhites comme par les appareils répressifs de l’État à des revendications spécifiquement ethniques. Cette ambiguïté entretenue à dessein, de part et d’autre, favorise des formes de répression à caractère discriminatoire manifeste tout en enfermant les acteurs de la contestation dans un aventurisme fort éloigné des revendications politiques légitimes.
Le phénomène, prenant des aspects de sur-politisation est observable à partir de la récente pénétration du FFS à Ghardaïa et de ses implications et développements ultérieurs. Introduit à la veille des années 2000, le FFS s’enracine progressivement dans une cité largement dominée, toutes références ethniques confondues, par le FLN. Mouvement porté par la résistance à l’oppression laissant espérer pendant un temps un soutien et de larges assises populaires, le FFS d’expression mozabite se fracture et son audience se dilue dans la violence, en factions groupusculaires. Ce qui n’est pas sans lien avec les secousses et dissensions de l’appareil central. L’année 2009 en plein mois de ramadhan, les deux factions, se disputant le soutien des autorités religieuses de la mosquée centrale, en viennent aux agressions physiques et se retrouvent dans un imbroglio de plaintes/contre – plaintes devant les tribunaux. Instrumentalisée jusque-là pour réprimer les Ibadhites au nom d’atteintes supposées à l’autorité de l’État, la justice intervient à la suite de multiples conflits inter-ibadhites.
Le paysage politique esquissé au début des années 2000 est brouillé en même temps qu’il brouille le regard sur les appareils répressifs de l’État devenus arbitres d’un jeu de dupes dans la mesure où :
*en premier lieu,le FFS est resté enfermé dans un ghetto difficilement identifiable hors du paramètre ethnique ;
*ensuite le recours à la pression pour faire basculer les autorités traditionnelles du côté de la contestation ne conduira à rien d’autre qu’à raffermir un peu plus les soutiens au pouvoir central ;
*en troisième lieu, la faction demeurée fidèle aux organes centraux du FFS, guidée par Ahmed Hammou et Mohamed Djelmami, subit les contrecoups du double flottement, national et local ; à l’opposé, Kamel Fekhar, après l’échec de sa tentative de contrôle sur la mosquée El-Atik El-Ibadhi El-Kabir, croyant s’être taillé une à une les marches d’un leadership incontesté au-delà d’une troupe de fidèles, quitte le FFS, remobilise à son profit les recettes de l’autoritarisme, cultive le propos incendiaire et la xénophobie en faisant le siège des consulats américano-européens à qui il vend la carte des minorités : abusant des références aux violations de la constitution, il en dénature le sens en les présentant comme des procédés exclusivement dirigées contre la société ibadhite. Ethnicisant les violations d’une constitution qui, comme nous l’avons vu, sont l’axe central de domination de l’armée sur la nation, cette forme d’opposition ethnicise le discours politique d’une façon générale et contribue à l’enracinement de comportements xénophobes. Enfin, l’éclatement du FFS au bout d’une dizaine d’années, met en évidence les ressorts profonds qui marquent les structures politiques et leurs équipes dirigeantes et les relient, par l’autoritarisme, à un système auquel elles prétendaient opposer une résistance populaire. Le crime judiciaire dont est victime Mohamed Baba-Nadjar, condamné à la prison perpétuelle, qui devrait rassembler au-delà des clivages ethniques n’arrive même pas à rassembler les voix de la contestation mozabite. L’un, Kamel Fekhar, en fait un domaine réservé. Les autres, Mosbah Hammou et Mohamed Djelmami, opposent une condition préalable à toute implication, le retrait de l’adversaire. Il est difficile de trouver meilleure illustration de l’indigence politique. Elle dénature l’idée même de résistance à l’oppression et la voue à l’échec.
En définitive, trois pôles de pouvoir, les unes politiques (FFS ou transfuges) les autres politico-religieuses d’extraction traditionnelle (ayan et azzaba) n’arrivent pas à casser, ou à contribuer en ce sens, la qualification ethnique dans laquelle les enferme un pouvoir qui réussit à masquer par un refus musclé, ses responsabilités dans la dégradation du lien national. La seule solution pour sortir de cet engrenage mortifère du face à face ethnique consisterait à abandonner une fois pour toutes les réflexes de repli sur la micro-cité pour mobiliser la Cité et d’isoler les groupuscules spécialement constitués en pyromanes. Il serait banal de souligner la difficulté de la tâche. Mais il est tout aussi utile d’inventorier les limites politiques qui caractérisent des acteurs peu portés à élargir le champ de leur perception, tant ils sont d’abord tournés vers eux-mêmes.
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Au bout de cinquante deux ans d’indépendance, les démarches d’origine diverse tentant de masquer la nature profonde du régime algérien n’ont cessé d’être démenties. Il s’agit d’un régime militaire de sociabilité fragmentée selon la hiérarchisation des regroupements des centres de commandement. À travers cette hiérarchisation, l’armée assure selon ses normes l’accès à la promotion sociale. Elle préside à une mobilité sociale qu’elle oriente, accélère ou stabilise par le rythme de ses interventions, faveurs ou arbitrages face à l’universalité des recours et la multiplicité des demandes.
Le pouvoir du militaire, porteur de persuasion et d’efficacité suffisantes pour peser sur la hiérarchie sociale, puise ses qualités aux sources du pouvoir souverain. En effet, l’armée, derrière une oligarchie cultivant le secret, accapare le pouvoir dans son expression souveraine et en aménage l’exercice sous la forme déléguée. Dans cet esprit, elle se considère comme la source première des droits et libertés fondamentaux qu’elle définit, autorise ou suspend, au même titre que les missions de l’État. Les exactions confondues avec des actions au nom des missions de défense de l’État et de la république ont mis ces derniers à la merci d’unités de l’armée, de ses services spéciaux, commandos d’élite, d’escadrons de la mort et d’organisations paramilitaires. Loin de soumettre ces actes de guerre contre la population civile à un inventaire sous les auspices de la vérité et de la justice, l’armée s’auréole des honneurs de la nation et met l’impunité sous la protection de dispositions pénales. Détentrice de la maîtrise de toutes les constructions juridiques, elle se bâtit une impunité dont la violence multiforme imprègne le peuple et la nation. Nourrie à ces violences hautement légitimées, la société les restitue au quotidien dans les espaces publics et privés et les retourne à l’intérieur des structures de l’État.
Le souci de préserver les positions acquises par la captation dans le circuit économique et financier conduit en réalité à la criminalisation de l’État et de ses missions banalisant ainsi pour la société la prime aux crimes par l’impunité.
La loi mettant le crime à l’abri de la justice est normalisée par l’entremise d’une concorde nationale traduite en impunité. À ce prix, la conscience nationale submergée par l’hédonisme, se dilue dans la normalisation et renvoie la multiplicité des crimes vers des tabous protecteurs.
L’armée subjugue les faibles et les indécis, aiguise les ambitions et programme les consciences. Les appels à l’armée pour opérer un changement politique ouvert sur la démocratie et l’État de droit relèvent de l’allégeance du champ politique sous administration militaire même si certains prêtent à celle-ci l’image de jeunes généraux sortis des universités et sensibles aux demandes de leur génération. Ce qui laisse supposer, suprême leurre, que l’université est dotée de capacités productrices en renouvellement des instances de sa propre domination.
Lyon, le 27 juin 2014