L’ARMÉE ALGÉRIENNE RENTRE DANS LE RANG

La présence de l’armée algérienne incorporée au défilé du 14 juillet sur les Champs Élysées introduit une fausse polémique ajustée par les spécialistes de la désinformation. Partie prenante à une telle entreprise, les médias connus pour leur proximité avec les différentes autorités françaises, tentent de désamorcer un tournant crucial dans les choix politiques algériens en présentant l’évènement comme une banalité de relations entre deux États souverains, commémorant le centenaire de la Première Guerre mondiale. À travers la présence de l’ANP (armée nationale populaire), il s’agirait de rendre un hommage aux indigènes de nos contrées qui ont combattu au nom de la France entre 1914 et 1918, eux qui, pour la plupart, ont été incorporés de force sur la base des lois de la violence coloniale. Préférant les caricatures au questionnement, les partisans des retrouvailles postcoloniales se gardent bien de rappeler le statut des algériens musulmans dans l’armée française, toutes périodes confondues, la soif d’égalité et le refus constamment opposée à cette dernière. La polémique prétexte à un non-débat se contente d’opposer les grandes divisions mettant aux prises modernistes, accessoirement démocrates et ouverts sur le monde, et traditionalistes, forcément islamisants et tournés vers le passé. Le ministre des Affaires Étrangères choisit le terrain technique pour désamorcer tout énoncé plongeant au cœur de la décision, de son caractère furtif, de son contexte et de ses prolongements. Il se contente d’invoquer l’idée de souveraineté au nom de laquelle se fait la présence de l’armée algérienne et l’association à des hommages communs. Les faux-fuyant officiels tout comme la polémique construite selon un schéma trop bien rôdé pour égarer les esprits ne peuvent combler l’écueil du contexte politique à la fois interne et international dans lequel nous sommes appelés à n’être que des figurants.

I – LE CONTEXTE FRANÇAIS –

Il se caractérise par une crise profonde équivalant à une disqualification de l’exécutif présidentiel due essentiellement à la violation par le président de la République de ses engagements programmatiques. Au parjure à consonance laïque et républicaine profondément ressenti par les couches sociales ayant adhéré aux slogans de 2012, s’ajoutent les retombées économiques et sociales frappant les plus faibles dans la continuité du sarkozysme. La planche de salut pour un président en déconfiture résidera ni plus ni moins dans le recours à l’armée qui, pour être envoyée en mission civilisatrice au Mali, aura servi, via les médias de complaisance à redonner du tonus voire du pouvoir à un président sur la voie de la déchéance. Applaudis par des Maliens miraculeusement sauvés des « hordes terroristes » par l’opération « Serval », la France et son Président retrouvent le standing qui a toujours été le leur en Afrique, celui du gendarme veillant aux « missions civilisatrices ». Les racines coloniales de l’armée française plongeant dans les profondeurs de la société française produisent l’effet escompté en l’embrigadant. Le président de gauche aura ainsi endossé la politique de son prédécesseur puisque le plan d’intervention au Mali était déjà consigné dans les projets de l’état-major.

Depuis l’opération « Serval » et son exploitation aux sons de l’antiterrorisme, le souci premier du Président français ne cessera d’investir le terrain des armes. Il ne ratera plus la moindre occasion de se draper de la symbolique de chef des armées et d’exploiter la fibre militaro-cocardière. Cela conduit naturellement à élargir l’espace d’embrigadement cocardier par le recours aux commémorations. Placées sous la haute autorité présidentielle et conçues pour en recueillir les profits escomptés, les commémorations, inscrites dans des objectifs à caractère officiel, seront dépourvues de toute problématisation politique et historique pour baigner quasi exclusivement dans l’exploitation émotionnelle. À la tête d’une armée d’empire se glorifiant de ses conquêtes et de sa puissance passées, le président de la République peaufine des plans d’intervention un peu partout dans le monde. S’il ne réussit pas à faire irruption en Syrie ou en Iran rééditant l’alliance franco israélienne de 1956 sur Suez, nul ne l’empêche de veiller sur la chasse gardée africaine dont les armées sont une à une intégrées dans la stratégie de domination des forces françaises. Les forces algériennes viennent de confirmer qu’elles rentraient dans le rang d’une armée qui n’a rien perdu de ses qualifications coloniales. Son poids militaire et policier sur le continent africain offre de singulières et durables illustrations. Elle possède un énorme potentiel spécialisé dans le traitement réservé à des États asservis et à des populations déboussolées.

II – LE CONTEXTE ALGÉRIEN –

L’édition commémorative sur les Champs Élysées n’est pas une nouveauté. En 2005, le président en exercice avait déjà investi la place et utilisé le procédé en sonnant le rappel des divisions indigènes africaines. Il n’aura échappé à personne que ce fut la reconstitution de l’empire colonial sous des dehors fallacieux de reconnaissance. La question impérieuse demeure et elle l’est encore aujourd’hui, celle de l’initiative. Celle-ci est entre les mains de la France qui tient ce discours off : « Désormais on vous considère autrement et on vous inclut dans notre nouvelle vision du monde. Nous sommes toujours les maîtres, par la force, la technique, la culture et vous êtes la troupe dont nous avons besoin pour notre bien à tous ». L’annonce de la participation de l’ANP au défilé a été divulguée par la partie française à travers ses médias, puis par son ministre des Affaires Étrangères.

Si, en 2005, l’Algérie est placée hors festivités postcoloniales car ne présentant pas, peut-être, toutes les garanties extérieures de vassalité, les marques de cette dernière viennent de recevoir une éclatante confirmation. L’incorporation de l’armée algérienne dans le dispositif impérial fait suite à l’agression ayant fait imploser  la Libye, l’affaire de Tiguentourine suivie de l’opération « Serval » et la déstabilisation de la région sud-est saharienne.

Depuis quelques années l’Algérie fait l’objet d’une assiduité militaro-policière sous couvert de coopération opérationnelle et de formation. La présence française sous la forme de missions à répétition jumelées avec les conférences sur la sécurité/terrorisme orchestrées par les USA incitent à se demander si l’Algérie n’est pas sous haute surveillance. Déjà en 2011, le ministre algérien des Affaires Étrangères est auditionné, sous le regard condescendant de son président, par la Commission des Affaires Étrangères de l’assemblée nationale française. Il est amené à passer en revue tous les aspects de la politique intérieure et extérieure à partir de la perception et des intérêts français. Parallèlement, afin de combler le vide politique et institutionnel, les autorités algériennes accueillent à tous les niveaux des spécialistes/experts dans des séances oscillant entre la mise à niveau et le repêchage.

Les ministres français de l’intérieur se succèdent à Alger, suivis ou précédés de directeurs généraux de la police et de la gendarmerie. Il est constamment question d‘ »échanges d’expériences », de « renforcement de la coopération entre les polices des deux pays », « menaces terroristes aux frontières sahelo-sahariennes ».

Le partenariat militaire mis au point lors de la visite du ministre français de la Défense en mai dernier entérine en les actualisant les accords de coopération militaire de 2008 et 2013. La politique étrangère de l’Algérie est livrée à des exécutants de la technocratie formés par les services spéciaux. Ramtane Lamamra, tout comme Abdelkader Messahel expert en lutte anti terroriste, passant des Affaires maghrébines et africaines au ministère de la Communication, ramènent des questions politiques fondamentales à des identifications avec les puissances dominantes sur la base de l’efficacité et du rendement. Derrière les impératifs de la globalisation, les jugements complaisants et les flatteries prodigués par les représentants de l’ex puissance coloniale sont interprétés par leurs interlocuteurs algériens comme des preuves de succès et de grandeur nationale. À ces technocrates dont la mission consiste à gommer le sens du rapport politique, nous renvoyons à ce qu’écrivait en 1958 Abdelkader Rahmani sur le statut des indigènes dans l’armée française :

« Les anciens officiers algériens sortaient du rang. Leur statut était spécial, tout comme leur utilisation dans les corps de troupe, où ils se bornaient généralement à rendre compte. Ils fournirent d’excellents officiers du service général, aux attributions multiformes : surveiller les méchouis, servir le kahoua, gendarmer le quartier. En temps de paix bien entendu ; car en campagne, nul ne les valait pour faire le coup de feu et offrir « fidèlement » sa poitrine. Ainsi le voulait le Commandement…. Aucune des grandes écoles ne nous était accessible : Polytechnique, Saint-Cyr, Navale, Istres, etc…Nous excluant des armes techniques : aviation, marine, transmission, artillerie, blindés, génie, on nous donnait comme prétexte officiel : l’inaptitude des Algériens à assimiler la technique des armes dites « savantes ». Sans insister sur le caractère vexatoire de ce motif, notons qu’il en cachait un autre que nous n’ignorions pas : on se méfiait de nous et il convenait de nous convaincre de notre infériorité. Il importait qu’un officier indigène fit rédiger ses rapports par un gradé européen, ou à la rigueur, qu’il le rédigeât lui-même mais en sabir : faillir à cette règle ne pouvait se concevoir, c’eut été une audace inacceptable de la part d’un colonisé… ». (L’affaire des officiers algériens, Paris, Seuil, 1959).

Le 14 juillet l’État français célèbre son armée avec ses régiments coloniaux sans rien renier de leurs faits d’armes et les propulse dans les formes nouvelles de domination. L’armée algérienne, sous couvert d’une reconnaissance par l’accès aux différentes formations techniques, renouant avec les aspirations à l’égalité du lieutenant Abdelkader Rahmani, tente de masquer le processus de sa mutation en troupe supplétive dans le contexte régional africain. Ce faisant, elle tire un trait sur l’épopée et les engagements anticolonialistes de l’armée de libération nationale.