VIE ET MORT D’UN PROJET,
NAQD SOURCE ET ENJEU DE POUVOIR.
DEUXIEME PARTIE :
INTELLECTUELS EN COMITÉ(S)

Dès sa création, NAQD a revêtu les deux formes qui, compte tenu des idées de départ, n’auraient pas dû se télescoper. Étant donné les retournements de situation, avec l’apparition des pratiques ambiguës puis ouvertement contraires au projet de départ, les formes juridico-commerciales et l’engagement intellectuel vont devenir une source contradictoire et conflictuelle. En 1998, la « normalisation de la situation juridique » était encore un souci pour le directeur : « Comme vous le savez, la SARL qui coiffe juridiquement NAQD n’a pas encore déposé de dossier à la Chambre de Commerce, cela devra se faire cette année et la domiciliation de la revue aidera à la chose. Il faudra aussi réviser les statuts pour apurer les situations pendantes dues au départ ou à la défection de membres fondateurs de la SARL » (Courrier adressé aux membres de la rédaction le 31 janvier 1998).

Pour des impératifs d’ordre juridique, NAQD est organisée de manière telle que son édition soit coiffée par une société à responsabilité limitée, la SEASC, société d’édition et d’animation scientifique et culturelle, au capital de 150000 DA. Impératif élémentaire, les besoins financiers commandaient de la constituer en société à la propriété identifiable et pour laquelle les membres fondateurs ont pour la plupart été membres associés porteurs de parts participant au capital de la SARL. En dehors des parts prises par les membres fondateurs, des initiatives ont été engagés auprès de personnalités algéroises, notamment au sein de professions libérales, pour récolter des dons en signe d’encouragement et de solidarité en faveur de la revue pour soutenir et faciliter le démarrage. Toutefois, il était exclu d’emblée de recevoir de l’argent d’organismes officiels ou de personnalités politiques et mettre en cause l’autonomie de la revue. Lorsque j’ai été contacté pour faire partie du comité de rédaction de NAQD, la SARL était déjà constituée.

Quelques années plus tard, manifestation extérieure de l’échec du projet, l’aspect patrimonial envahit la revue pour la tirer vers les orientations majoritaires des porteurs de parts, piétinant la question de conscience dans la prise d’engagement initial en faveur d’idées et d’orientation novatrices. L’adhésion sur la base de l’engagement intellectuel matérialisé par la production individuelle d’articles et d’études n’aura été en somme qu’un accessoire de la patrimonialisation. Dans l’esprit de Mohammed Harbi, la détention de la majorité des parts lui donne un pouvoir absolu sur la revue. Le regain de patrimonialisme prend le pas sur l’apport éthique de la dimension intellectuelle. Les auteurs qui ont apporté leurs contributions par la plume aux aspirations de la construction critique sont alors perçus comme de vulgaires faire-valoir intégrés au bénéfice tiré par la propriété des titres en circulation. Comme lieu d’utopie chargée de perception audacieuse et comme communauté productrice d’idées, NAQD aura cessé de vivre.

Profitant du retrait à tour de rôle des membres associés qui souvent lui cèdent leurs parts non sans calcul, Mohammed Harbi finit par se prévaloir, sans complexe, du titre de possesseur de parts majoritaire en procédant, en accord avec Daho Djerbal, à la dissolution de fait du comité de rédaction. Une telle dissolution qui a refusé de dire clairement son nom apparaît en 2002 par la suppression de toute référence au comité. Cette année là, un énième accrochage m’opposait au directeur et indirectement à Mohammed Harbi. Du jour au lendemain, la revue paraît avec pour seules mentions le nom du directeur (Daho Djerbal) et celui du directeur fondateur (Saïd Chikhi). Il n’y eut ni contact ni échange, encore moins de débat. Si ce dernier ne pouvait sérieusement avoir lieu, compte tenu de l’éparpillement des membres du comité, le respect dû à la revue et à ce qu’elle représentait aurait impérativement justifié un texte de motivation exposant les arguments ayant conduit aux décisions extrêmes. Cela aurait eu l’avantage d’en informer les animateurs, même s’ils avaient pris leurs distances, et de leur donner les moyens d’accès au contredit. L’option d’une dissolution publique, argumentée, aurait été également une manifestation de respect pour les lecteurs. Les formes choisies par le duo Harbi-Djerbal pour mettre fin à l’un des organes de NAQD ne manquent pas seulement d’élégance mais révèlent les caractéristiques profondes ayant présidé au fonctionnement de l’équipe éditoriale. Ce processus mené à son terme annonce de lui-même les faiblesses ayant marqué la revue dès l’origine mais aussi les calculs qui caractérisaient la participation et les orientations de certains de ses membres. En effet, la vente des parts et le retrait du comité de rédaction se font dans la confidentialité et dans l’entente complice sur des procédés qui, pour les uns et les autres, ne méritent ni débats ni commentaires.

Le choix du secret et du coup bas ne sont que la manifestation ultime de méthodes plongeant leurs racines dans la culture des rapports du fait accompli et de l’autoritarisme. Le secret et le cloisonnement ont été les marques déterminantes du fonctionnement du comité de rédaction dès le départ. Cela s’est accentué et banalisé après la disparition de Saïd Chikhi. On le comprendra mieux en suivant la composition du comité de rédaction et son fonctionnement.

UN COMITÉ DE RÉDACTION HIÉRARCHISÉ : LE POIDS DE L’HISTOIRE

Pour parler de comité au singulier il faudrait encore qu’il puisse prétendre à une telle qualité. Or, comme tel, il n’a jamais été réuni dans sa totalité. Pour ma part, je n’ai été mis en rapport avec certains de ses membres qu’en 1995. Il n’est pas superflu de s’interroger sur les motivations convergentes et leur réalité, dans la mesure où elles ont rassemblé les membres de la rédaction pour porter le projet initial. Si le vecteur de la pensée marxiste constitue un marqueur de trajectoire, les combinaisons partielles à partir de plusieurs cercles expliquent mieux le caractère composite et aléatoire du comité de rédaction. La distinction/différenciation des cercles les uns par rapport aux autres doit pouvoir être établie dans le rapport à la société et à l’État. L’adhésion commune au projet laisserait supposer une communauté d’idées sur la base de déterminations sociales. Or, l’appartenance à différents cercles, voire de circuits, oblige à penser le groupe en termes de subjectivités accrochées à des liens marqués à la fois par l’autorité dont les uns et les autres  ont été investis antérieurement et par les ambitions individuelles immédiates et leur projection. Dès lors, se met discrètement en place une hiérarchisation quasi naturelle permettant à des noms consacrés par ailleurs de conserver, par référence automatique à leur passé, une position singulière. Du comité de rédaction théorique de départ réputé fonctionner sur la base de l’égalité de voix, on s’achemine vers la pratique de comités différenciés, éclatés en super-comités d’un côté et en sous-comités de l’autre. Le rapport aux idées est instrumentalisé en épousant le sens de cette hiérarchisation. Les questions soulevées suivent le flux porteur, même s’il se limite à un trio, un duo, pour devenir, par un élan directorial, limité à un seul. De retraits relatifs, assortis de mise à l’index sous forme d’exclusion du périmètre de communication sur la revue, en retraits définitifs, l’espace éditorial se redéfinit en espace de souveraineté entre les mains d’un seul. Mises sous séquestre, évacuées, les expressions éditoriales manifestées en comité de rédaction cachent les calculs futurs en voilant les bases sociales de l’adhésion des uns et des autres.

La hiérarchisation imprimée au comité de rédaction décompose ce dernier en membres universitaires/chercheurs d’un côté et anciens responsables du FLN/ALN qui ont été liés étroitement au régime du parti unique jusqu’au 19 juin 1965. L’annonce de la fondation d’une revue, partie des milieux universitaires d’Alger, n’a pas manqué de produire quelques secousses. Fruit de concurrence, mettant en course de nombreuses prétentions à la légitimité fondée en compétences, la sélection ayant conduit à retenir les uns et à rejeter les autres ne s’est pas faite sans laisser de traces. Il en est ainsi de la mise à l’écart de Ali El Kenz ou de Madjid Merdaci notamment, longtemps proches de Saïd Chikhi. La fondation de l’AADRESS (1991), revue de sciences sociales très différente des objectifs de NAQD, a néanmoins été portée par une sorte de surenchère agrémentée de bravades laissant filtrer en sourdine des rivalités liées à des différences d’obédience politique passées.

Quand on examine la composition du comité, il laisse nettement percevoir le double souci suivant dans le choix des universitaires :

*en premier lieu, on remarque un souci d’équilibre ou d’encadrement entre le noyau central d’un côté, Chikhi, Djerbal, Satour, liés par des actions communes ; et d’universitaires d’appoint comme Nacer Djabi et Zoubir Arous, qui ont été des étudiants de Saïd Chikhi.

*en second lieu, en dehors du critère universitaire, entre en jeu la recherche d’un équilibre politique. Il est nettement perceptible avec la présence des deux juristes, Madjid Benchikh (cadre du FFS) et Anissa Allouache-Lazib (militante du PAGS). Il faut y ajouter Boussad Ouadi (PAGS) chargé du secrétariat de la rédaction, directeur de publication à l’ENAL puis libraire-éditeur, intégré à l’équipe surtout pour son appartenance au monde de l’édition.

Le cercle algérois est étoffé d’une présence régionale fondée sur des considérations subjectives d’appartenance à des solidarités passées. C’est le cas de feu Djamel Guerid (Oran), politiquement proche de Saïd Chikhi, et de Hafidh Hamdi-Cherif (Constantine) qu’il ne faudrait pas confondre en faisant abstraction des qualités respectives d’engagement et de stature scientifique. Si le premier est connu pour son apport à la sociologie, cultivant la démarche en retrait assortie d’une exigence de renouvellement en protégeant prudemment son pré carré, le second vit sur ses réserves dans un univers déconnecté de l’importance de la philosophie. Cela lui permet de s’inscrire parmi les « éveilleurs de la pensée » en cultivant le souci de proximité avec « les puissants » par une pratique excessive de l’obséquiosité.

Le cas de Madjid Benchikh doit d’ores et déjà être souligné dans la mesure où la présidence de la section d’Alger d’Amnesty international le place dans une double appartenance. Cette incompatibilité d’une importance relative revêtira une autre dimension quand Daho Djerbal, directeur de NAQD, prend en même temps la présidence de la section d’Alger d’Amnesty international. L’intérêt de la question réside dans le risque d’identification des positions de NAQD à celles de l’ONG avec laquelle les rapprochements éventuels dans des appréciations sur les questions liées aux droits de l’homme n’excluent nullement des divergences d’envergure.

Une autre particularité tient à la division territoriale du comité, entre ceux qui vivent en Algérie et ceux qui sont installés en France. Ces contraintes objectives faciliteront le fonctionnement partiel dans des connivences variées, sans subtilité, de mini comités à contre-pied du comité de rédaction en tant que tel. La coupure entre résidents en Algérie et en France doit cependant être corrigée du fait que pour certains les déplacements vers la France se font aisément grâce au privilège d’accès au visa.

Côtoyant les universitaires, les anciens cadres du FLN/ALN, étroitement liés aux appareils de l’époque, ont en commun leur engagement contre le coup d’État du 19 juin 1965. Toutefois, il ne faut pas tomber dans l’angélisme. À l’intérieur de l’armée et des services de sécurité, ils ne rencontraient pas que de l’hostilité. Ils ont en commun d’avoir subi la prison et la torture pour les uns, la clandestinité puis l’exil pour tous à des intervalles différents, Harbi et Zehouane ayant gagné la France en 1973, après Merrouche et Zeggagh. Ils retrouvent les bancs de l’université et refont leur carrière comme enseignants ( Merrouche et Harbi), avocat (Zehouane) ou cadre économique (Tahar Zeggagh). Seul ce dernier rompra ou tentera de rompre définitivement avec son passé en prenant la nationalité française. Leurs relations avec les journalistes français (surtout Harbi et Zehouane) et leur proximité avec des milieux marxistes de diverses branches partisanes les haussent au rang de têtes d’affiche de « la gauche du FLN ». Ces figures, rassemblant autour de leur personne les références militantes de la guerre de libération nationale et de l’opposition au coup de force au profit d’engagements progressistes, finissent par apparaître comme des symboles de résistance contre l’oppression. Ils récupèrent également un statut d’historiques en rébellion contre le système établi et ne rechignent pas à revêtir avec un certain confort, au même titre que tous les anciens du FLN/ALN, le rôle d’idoles goûtant habilement, avec plus ou moins de retenue, aux délices du vedettariat. Familiers de la nomination par décret à de hautes instances du FLN et de l’État, ils gardent de leur passé une prétention à l’exercice d’un pouvoir dont ils ont été chassés par la violence et l’incompétence. Mohammed Harbi, ancien membre du Comité central du FLN, a été conseiller de Ben Bella ( décret du 5 avril 1963) avant de prendre la direction de Révolution Africaine, en lieu et place de Jacques Vergès auquel il vouera toujours une animosité manifeste à chacune de ses évocations. Il devient député après son éviction de Révolution Africaine lors des élections législatives du 20 septembre 1964. Tahar Zeggagh, ancien détenu de Fresnes, membre du comité de résistance des militants emprisonnés, est désigné comme « directeur général » de l’Institut national d’amitié avec les peuples (INAP) par décret du 12 mars 1965, sur proposition du bureau politique, instance suprême de direction du Parti et de l’État, dont faisait partie Hocine Zehouane, chargé de l’orientation. Proche de Hadj Ben Alla, Tahar Zeggagh a été un de ses conseillers durant la courte période où il a dirigé le bureau politique après l’éviction de Mohamed Khider. Lemnaouar Merrouche traversera la guerre de libération entre des séjours de formation au Proche-Orient et l’équipée aux frontières de l’Est en Libye et en Tunisie avant de diriger plus tard, comme rédacteur en chef, El-Moudjahid en arabe. Tous, rassemblés derrière la dénomination de gauche du FLN sur laquelle il faudrait revenir dans une autre étude, sont défaits politiquement lors du coup d’État du 19 juin 1965 et poursuivis, emprisonnés et exilés selon le degré et les formes de résistance qu’ils opposent au pouvoir de Houari Boumediene. Tous n’ont pas manifesté le même degré d’engagement dans l’opposition. De plus, des divergences sur la manière dont fut menée la résistance au coup d’État sont apparues entre les deux figures de proue de l’Organisation de la résistance populaire (ORP), Hocine Zehouane et Mohammed Harbi, surtout depuis que ce dernier s’est mis dans ses mémoires à revoir le passé, chacun donnant une version contraire à celle de l’autre, se renvoyant réciproquement l’orientation maximaliste. Un autre sujet de discorde entre les deux hommes porte sur les conditions du retour en Algérie de Hocine Zehouane après l’avènement de Chadli.

Sur le plan social, à l’exception peut-être de Tahar Zeggagh, tous bénéficient de la pension versée aux anciens responsables du FLN-ALN. Cette rente est modulée selon l’importance du grade ou des responsabilités exercées dans le passé. Les anciens membres du comité central, du bureau politique ou députés sont gratifiés en conséquence. Il y a de quoi s’étonner lorsqu’on lit sous la plume de Catherine Simon (Le monde, 11 octobre 2002) que Mohammed Harbi vit « modestement, sans rente ni pension dans un petit-deux pièces du quartier Belleville en plein Paris… ». Cette platitude de portraits construits sur des mensonges à deux entre celle qui décrit et celui qui laisse décrire sont le propre d’une corruption intellectuelle à plusieurs dimensions.  

Il n’est pas difficile, dans ces conditions, de constater que la présence de ces historiques au sein d’un comité de rédaction en compagnie d’universitaires est de nature à fausser complètement les relations en imprimant un fonctionnement dualiste frappé d’autorité indiscutée et de hiérarchie indépassable. NAQD reconstitue sur les lieux promis à la contestation et à la parole libre et libérée le schéma profondément enraciné sous le double effet du patriarcat et des réflexes hérités des luttes clandestines, du cloisonnement et du secret. En guise de comité de rédaction, sauf si l’on excepte deux  réunions ayant rassemblé en 1995 six personnes, le reste du temps a consacré des rencontres à deux, trois ou quatre, tourbillonnant en des carrousels d’interlocuteurs faisant mine d’échanger des confidences tout en se promettant aide et soutien, célébrant les convergences et stigmatisant les absents. La vie interne de la revue n’aura été que conciliabules, apartés, manigances pour obtenir le soutien des uns, neutraliser les prétentions des autres, déconsidérer en le dénigrant untel si proche en apparence et tout à coup réduit à un boulet dont il faut se délester. Hormis les deux premières années qui se sont limitées d’ailleurs à des rencontres plus fortuites que sérieusement organisées, aucun thème retenu n’a bénéficié d’un réel échange en comité de rédaction.

Nulle homogénéité ne soude l’équipe rédactionnelle. La remarque vaut aussi bien pour les universitaires que pour les figures historiques. Mis en concurrence dans le circuit universitaire, les collègues de différentes générations découvrent un appât aux avantages innombrables, la médiatisation. Jusque là, seuls les liens avec les apparatchiks du FLN pouvaient introduire les prétendants dans le circuit de médias fermés. À partir de 1991, avec la décomposition de la presse du parti unique, les possibilités se sont largement multipliées sous la forme d’un marché de la plume d’autant plus recherchée que tous les journaux étaient demandeurs non seulement de matière mais de savoir-faire dans son traitement. Tremplin à des ego à la recherche de dimensionnement prometteur, la revue, à titre de simple appoint, trouve rapidement un prolongement dans d’autres entreprises éditoriales avec la course à la notoriété.

Les leaders historiques unifiés par leur statut ont aussi le souci de leur reconnaissance. Celle-ci confine souvent à des manifestations pathologiques proches de la mégalomanie. Elle passe par la recherche de la performance médiatique sans négliger l’ordre de considération à l’intérieur de la revue à la fois vis-à-vis des pairs, les uns par rapport aux autres, mais aussi à travers le regard arrêté par les universitaires et l’image mâtinée d’un ordre préférentiel de classement que ces derniers leur renvoient. C’est dire que, installés comme groupe différencié par leur statut social, ils s’individualisent également dans une recherche de hiérarchie interne et finissent par se donner un primus inter pares avec Mohammed Harbi. À coup sûr, ce dernier ne pouvait échapper à ce rôle de leader intégrant l’alchimie du maître à penser, gourou (la qualification revient à Monique Gadant et moi-même à force d’observations et d’échanges périodiques sur le « harbisme ») pénétré de sa hauteur et solidement appuyé sur les deux piliers porteurs d’ancrage à la fois politique et intellectuel. Nul ne comprendra rien à la complexité et à la subtilité de la personnalité de Mohammed Harbi s’il perd de vue sa double appartenance aux mondes politiques et intellectuels qu’il synthétise brillamment dans les comportements quotidiens. Au point d’atteindre les sommets de la performance, masquant l’imbrication de deux systèmes, deux sources d’autorité dont les antagonismes de principe se fondent en charisme distillant un absolutisme puisant au tréfonds de l’hypnose. Il est l’image fidèle du pouvoir qui l’a façonné et auquel il a contribué dès les origines dans les cellules clandestines (PPA-MTLD-FLN) et les bureaux et secrétariats du GPRA. Ses innombrables plongées dans les souterrains d’un pouvoir où il faut construire les moyens de sa survie le doteront d’un capital de lucidité et de roublardise pour modeler un Janus sachant être à la fois « pouvoir et opposition ». Harbi s’est construit dans cette dualité, à la fois intellectuel critique du pouvoir capable de produire des analyses tranchées et pertinentes, répercutées et amplifiées par des ententes médiatiques, et de poursuivre ce rôle de conseiller officieux, précieux, compétent, assidu et clairvoyant, soucieux de « fournir les recettes politiques de nature à éviter aux décideurs les erreurs et errements dangereux, tragiques ». Seul juge des opportunités qui, du jour au lendemain, effacent la distanciation qu’il réussit à inscrire dans l’irréductibilité avec le pouvoir pour lequel il sait se rendre disponible, il arrive à coups d’astuces et de sournoiseries à se faire regarder selon l’image qu’il s’est choisie. Il parvient ainsi à gommer une partie de lui-même grâce à une réputation qualifiée et à la vigilance protectrice d’une célébrité en constante actualisation, sous les effets renouvelés d’un large consensus.

Cette alchimie confère à Mohammed Harbi une souveraineté  sur NAQD que chacun intériorise sans la soumettre à supputation, encore moins à discussion. Nul n’aurait été effleuré par cette idée, forcément aventureuse, d’évaluer la teneur d’une telle souveraineté et ses conséquences, du moins de manière clairement exprimée. Cela éclaire sur les limites dans lesquelles chacun enfermait son rôle et qui rendaient à la revue la figure de symbole ordinaire :  chacun y puisait sa part sans jamais heurter le domaine naturellement protégé du souverain.

C’est à la pratique que les chocs successifs, comptabilisés sous l’effet d’une vigilance-réflexe, finissent par se transformer en méfiance scrutatrice puis, avec Monique Gadant, en observation voisinant une thérapeutique bienfaitrice. Il aura fallu attendre 1995, malheureusement l’année du décès de Monique, pour que l’étude sur « le gourou » prenne toute sa latitude.

La première curiosité qui n’a pas manqué de résonner comme une alerte m’est livrée au cours de l’été 1992. Au cours d’une discussion sur la revue à trois, avec Saïd Chikhi, en descendant à pied la rue Oberkampf, Mohammed Harbi nous livre avec gravité un de ses soucis majeurs. Ciblant les membres algérois de la rédaction, il énonce : « Eux cherchent à arriver alors que nous cherchons à redémarrer ». Deux éléments m’ont secoué dans cette phrase délivrée en forme de jugement sans appel et que je n’ai jamais oubliée :

* le premier élément se rapporte à ces collègues lointains que je ne connaissais alors d’aucune façon et sur lesquels est jetée une forte suspicion quant à leur collaboration à la revue et ses motivations. Nous sommes donc en cohabitation avec des camarades dont une partie d’entre nous savaient dès le départ qu’ils avaient des objectifs nettement opposés aux leurs. De plus, ce qui appuie la gravité du propos, ces remarques brutales sont faites en leur absence ; elles n’auraient pu être tenues sans suite en présence des intéressés.

*le second élément qui m’a interpellé c’est ce « nous cherchons à redémarrer ». Si l’on prenait individuellement les trois acteurs en présence, aucun n’a le même parcours que l’autre. Admettons que pour Saïd et moi ce serait le redémarrage militant. Mais pour Mohammed la question inclut à la fois son ancrage militant et celui de responsable politique défait à un moment où il tutoyait les sommets de la république et de l’État. Cette capacité à conjuguer en même temps les deux faces du personnage explique l’aisance avec laquelle il réussit à camper simultanément l’intellectuel critique et le politique aguerri, mettant alternativement ou concomitamment le panel savant de ressources hybrides au service d’objectifs soigneusement mûris.

La deuxième surprise que j’ai dû affronter passe par la mise en contact direct avec « le palais ». Avant d’arriver à la phase ultime du parcours qui me mènera à El Mouradia, je traversai quelques épreuves. Tout commence par le colloque sur l’Émir Abdelkader à l’université de Sidi Bel Abbès (24-26 novembre 1992) auquel Harbi et moi étions invités. À notre arrivée je me rends compte que l’organisation de ce colloque n’était pas très nette. Attribué à la fondation Émir Abdelkader, le colloque engageait aussi l’université ainsi que le ministère du même nom, sans compter le parrainage du Haut comité d’État avec Ali Kafi. Cela incitait à réfléchir sur l’identité réelle d’une telle organisation. À Oran, nous sommes accueillis par un dirigeant de la fondation, feu l’avocat oranais M’Hammed Farhat, membre du Conseil consultatif national (CCN) et de la commission d’enquête sur l’assassinat de Mohamed Boudiaf. Après l’installation à l’hôtel, nous sommes conduits chez un autre avocat, figure haute en couleur du palais (dans tous les sens du terme) et du gotha oranais, président de la section régionale de la ligue officielle des droits de l’homme, Mahi Gouadni. Après la démission de Miloud Brahimi, la ligue était alors présidée par Youcef Fathallah, intime de Mohammed Harbi, qui sera assassiné en 1994 dans l’escalier menant à son étude notariale. Or, Mahi Gouadni était une vieille connaissance. Notre rencontre remonte au temps du parti unique, le 25 mai 1974, lors de « l’assemblée générale » convoquée au siège du commissariat du FLN par Reguig Benaouda. En compagnie des avocats et des magistrats, il nous était demandé (sur convocation transmise par les soins du directeur de l’institut de droit et sur papier à en-tête de ce dernier) à titre d’enseignants, « d’assister à l’assemblée générale ». Il était question non pas de participer au débat mais uniquement d’applaudir au contenu des statuts d’une association nationale de juristes, l’AJA, préalablement à sa création quelques mois plus tard à Alger. Jeune assistant et syndicaliste remuant d’obédience pagsiste, je prenais alors la parole pour critiquer la méthode d’élaboration ainsi que le projet soumis à l’adhésion. J’ai eu droit, en retour, à cette charge de maître Gouadni, serviteur zélé d’un commissariat où il panachait son engagement politique et ses succès professionnels, « ici, nous ne sommes pas à l’Odéon chez les trotskystes du Boulevard Saint-Michel et de mai 68 ». 

En bonne compagnie, l’avocat à l’œillet rouge avait à sa table Mohamed Abdelwahab Bekhechi, ancien collègue de la faculté de droit, responsable de section en 1974, prévaricateur réputé pour avoir menacé de retirer le cours de droit administratif à un enseignant coopérant, Jean Luc Fraisse,  « s’il ne gratifie pas son cousin d’une très bonne note, d’au moins 16/20 ». Cela ne l’a pas empêché de devenir vice-recteur de l’université, membre de la ligue non moins officielle des droits de l’homme et promu membre du Conseil constitutionnel en 1989 par Chadli dans la fournée de Abdelmalek Benhabyles. Les liens d’amitié de ce dernier avec Mohammed Harbi étant connus, les deux juristes manoeuvrent sur ce terrain, formulent des souhaits de rencontre, essayant de me mettre en porte-à-faux. La discussion s’orientant sur les droits de l’homme met fin à la confrontation politique puisque je dénonçais les positions de la ligue et de son président devant un Gouadni qui, médusé, introduit une « requête » auprès de Harbi, maître puissant des lieux à la fois par sa dimension et par ses liens avec Ali Kafi. Harbi ne pouvait faire autrement que de reconnaître la véracité de mes propos appuyés sur une interview de Youcef Fathallah à Algérie-Actualité (notamment le numéro 1343 du 11-17 juillet 1991 dans lequel il cautionne l’internement administratif), ponctué d’un « il a raison » sans appel. La conversation se limite alors aux banalités de l’agenda des jours à venir.

À ce colloque marqué par la présence et le discours de clôture du ministre des Universités, Djilali Liabès, enfant de Sidi Bel-Abbés, se côtoient universitaires (Ahmed Benaoum, Anna Bozzo, Daho Djerbal, Mohamed Ghalem, Djilali Sari, Benjamin Stora), politiques, anciens ministres et hauts fonctionnaires (Boualem Bessayah, Safi Boudissa, Mostapha Lacheraf, Driss Jazairy). Le correspondant d’El Watan (26 novembre 1992) Mohamed Kali souligne avec délectation comment l’ancien ministre des Affaires Étrangères de Chadli, Boualem Bessayah, gravira les marches de l’amphithéâtre pour aller saluer l’historien exilé. Il est vrai que la scène, bien étudiée par l’un et l’autre, reproduisait l’acceptation de l’hommage rendu au suzerain par son vassal.

La rencontre se termine dans la nature sur un vaste champ accueillant une fantasia aux couleurs locales. Les autorités civiles et militaires, auxquelles s’est joint le ministre de la Culture Hamraoui Habib Chawki, invisibles jusque là, étaient regroupées, avec les dirigeants de la fondation de l’Émir, sous une kheïma à l’abri du soleil selon un protocole incluant quelques dirigeants d’association telle celle des droits de l’homme où prenait place Mahi Gouadni. Déconcerté de ne pas y trouver Harbi, il vient à notre rencontre, en un point éloigné des tapis et coussins officiels, et tente d’entraîner Mohammed vers la kheïma seigneuriale. Le refus de Harbi préférant la compagnie d’universitaires du colloque auxquels se sont joints des enseignants venus d’Oran pour la clôture demeure un temps incompréhensible pour cet adepte des classifications et des hiérarchies. Il finira par sacrifier le rang auquel il s’estime naturellement promu pour faire honneur au couscous-méchoui en compagnie de son idole, supportant l’inconfort d’une installation spartiate à même le sol sur un tapis d’alfa. Je fais remarquer à haute voix la collusion du monde intellectuel avec ces autorités de toute nature sous la surveillance de gendarmes la kalachnikov à la main. Seul Mohammed Harbi acquiesce gravement, l’air sincèrement navré. Il me faisait rencontrer quelques jours plus tard à Alger au Sindbad, à la pêcherie, Youcef Fathallah avec lequel j’ai eu une longue discussion sur les droits de l’homme et sur l’énorme travail qu’il y aurait à faire sur le sujet comme sur les questions théoriques et pratiques du droit livrées à l’opportunisme des carrières. Il m’avait promis alors de me confier une somme de documents dans la perspective de recherches futures. Hormis une autre brève rencontre chez Ali Kafi, je ne devais plus jamais le revoir.

Une soirée au « Palais » : Depuis qu’il a retrouvé Alger, en 1991 après l’exil, Harbi logeait, lors de ses passages dans la capitale, chez sa sœur et son beau frère, Mohammed Benaissa. Les réunions de rédaction et la préparation des numéros de NAQD nous réunissaient quotidiennement et j’étais logé également chez les Benaïssa. Au cours de l’une de nos séances de discussion qui se tenait chez Daho Djerbal -on était quatre : outre ce dernier, il y avait Anissa Allouache, Mohammed Harbi et moi-, Mohammed Harbi s’adresse à Daho Djerbal qui faisait office de directeur par intérim, informant que Ali Kafi était désireux d’aider NAQD en lui faisant un don de trente millions de centimes. Tandis que Djerbal tergiversait, Anissa Allouache et moi refusions en rappelant que cela allait à l’encontre du principe d’autonomie de la revue et que de toute façon cela conduisait à des liens de sponsorings qui inscriraient NAQD en dehors du projet éditorial. Mohammed Harbi reviendra à la charge à plusieurs reprises en essayant de limiter l’échange sur le sujet à deux : Djerbal et lui. Il est important de préciser cet aspect pour bien saisir ce qui va suivre car ce n’est pas sans lien.

Le 28 novembre devant un petit déjeuner à trois, Mohammed Harbi nous communique d’une voix incertaine que « Si Ali » (Kafi) nous invitait à diner le lendemain soir. Pour Mohamed Benaïssa, cela allait de soi, il était de la famille. En ce qui me concerne l’invitation posait un problème et Mohammed le savait, d’où l’attitude un peu gênée de sa transmission présentée la tête baissée sans me regarder. Il redoutait un refus de ma part. En fait, le silence installant une atmosphère pesante renvoyait au non-dit éloquent sur le mélange des genres pouvoir/intellectuels. Je réservai ma réponse par simple courtoisie, ne voulant pas heurter Mohammed par un refus catégorique. Mais la curiosité intellectuelle de voir « le Palais » de l’intérieur me poussait à me joindre à Daho Djerbal et Mohamed Benaïssa. Habitué des lieux, ce dernier nous mènera à destination. Après un dîner où la gastronomie rendait un hommage mérité à quelques spécialités de l’Est algérien, les échanges n’ont pas quitté les banalités mondaines autour de quelques traits d’humour entretenant ces ambiances chaleureuses entre des habitués à la blague généreuse. Autour de Ali Kafi, outre le trio de NAQD, je retrouvais Youcef Fathallah et une grande figure de l’opposition tunisienne, Mohamed Chabbi, homme de lettres talentueux, ami de longue date de Ali Kafi et de Mohammed Harbi. Je suivais de loin en curieux plus qu’en acteur le déroulement de la soirée quand celle-ci glissa sur la politique. Mohammed me met en avant en rappelant à notre hôte l’intérêt que je porte au droit constitutionnel. C’est alors que Ali Kafi me dit tout de go : « Voilà, je voudrais que tu revois pour moi la constitution. Tu me mets ce qu’il y a de bien par là »  (il me désigne la droite de l’espace qu’il a au préalable fendu en deux) « et ce qui n’est pas bien par là » (en déplaçant son bras vers la gauche). Je répondais que « la question de la constitution pose avant toute chose, un problème politique grave… » J’allais ajouter « le coup d’État » quand le président du HCE reprenant le rôle qu’il n’a jamais perdu lève haut la main droite, tel l’arbitre sifflant le penalty, et me lance « la politique, cela ne te regarde pas ». Je ne regrettais pas finalement d’avoir sacrifié à la découverte des coulisses colorées où se pratique dans la convivialité une conception de la politique et de son rapport aux intellectuels. Ce n’était qu’une confirmation, mais comme le dirait le joueur de poker, il fallait payer pour voir. L’autre enseignement qui m’interdisait tout regret dans ce contact à chaud avec le pouvoir résidait dans la suite de la discussion dont j’étais redevenu simple mais attentif observateur. Ayant délivré crûment sa conception du rapport entre politiques et intellectuels, Ali Kafi se tournait amicalement vers Daho Djerbal et l’entreprenait sous l’angle de la séduction, en l’engageant « de nouveau à intégrer la présidence comme conseiller dans son cabinet ». À mon grand étonnement les deux hommes se connaissaient et cela depuis longtemps. La familiarité émaillant les échanges entre eux comme la suite du dialogue le confirmaient largement. Daho Djerbal en guise de refus poli rappelle comment il a fourni le Chef de l’État en conseillers : « rappelle-toi c’est moi qui t’ai ramené Boudalia Greffou » (l’auteur de l’ouvrage à succès, L’École algérienne de Ben Badis à Pavlov ). Cette proximité avec celui qui prendra la direction de la revue pour ne plus la lâcher est construite à l’aide d’une passerelle, celle de la recherche en histoire qui met l’historien en contact avec les acteurs de la guerre de libération nationale. Daho Djerbal a longtemps travaillé avec Lakhdar Ben Tobbal sur « les mémoires de ce dernier » lequel refusera en définitive d’en autoriser la publication. Mais il a fréquenté également Ali Kafi, Salah Boubnider (anciens colonels de la wilaya II puis membres du Conseil national de la révolution algérienne), d’anciens responsables du Gouvernement provisoire de la République algérienne ( GPRA) comme M’Hammed Yazid. Sa collusion avec ce dernier est encore vivace et se traduit par des positions non équivoques. Il en est de même pour les animations successives qu’il déploie dans l’exploitation de Mohamed Boudiaf et de la fondation du même nom dont le DRS tire les ficelles depuis sa création.

Lors de son ultime visite à Lyon, à la fin de l’été 1995, Monique Gadant entendra au cours du repas le récit de la visite rendue au président du Haut comité d’État. Elle a été choquée sur le coup et on en a rediscuté, mais brièvement, à Paris alors qu’elle était préoccupée par une action politique d’envergure sur l’Algérie pour laquelle elle avait demandé audience à Lionel Jospin. Comme je ne lui avais pas raconté pourquoi j’avais accepté d’aller à une telle invitation, elle est demeurée dans le doute de ma manipulation par « le gourou ». Persuadée que ce dernier est toujours partie prenante, à sa façon certes, mais partie prenante du pouvoir. Elle m’écrira alors une lettre, la dernière, en date du 22 septembre 1995, où elle me fait part de ses « ruminations ». Ma réponse devait suivre, mais en attendant de rédiger la lettre, je l’ai appelée pour lui dire qu’elle faisait une interprétation hâtive sur ma présence chez Ali Kafi. Ce message est resté sur son répondeur lorsque, ignorant son accident, je la rappelais de nouveau. Je devais joindre à ma lettre le texte que j’avais rédigé le lendemain de l’échange avec Ali Kafi, intitulé « Considérations générales sur une possible révision constitutionnelle ». Ce document dont Daho Djerbal et Mohammed Harbi possèdent chacun un exemplaire commence ainsi : « Il est hors de propos de faire quelque proposition que ce soit dans le domaine constitutionnel sans une appréciation d’ensemble de la situation politique actuelle. C’est en rapport avec le droit que je la saisirai, dans la mesure où la Constitution n’est rien d’autre qu’une codification des règles du jeu politique par la soumission du pouvoir à un certain nombre de normes. Il existe toute une variété de techniques, de règles, dans lesquelles les détenteurs du pouvoir sont plus ou moins libres de puiser pour mettre en place une constitution. Mais à l’éventail du choix possible, devrait correspondre un engagement moral à respecter les règles posées. En effet, si elle met en place des règles dans un enchaînement satisfaisant – ce qui d’ailleurs n’est pas toujours le cas – une constitution ne saurait être réduite à un simple agencement de techniques juridiques. Celles-ci peuvent être extrêmement affinées, elles ne suffiront jamais à mettre la constitution à l’abri des tentations arbitraires. La constitution règle ou tente de régler un type de rapports très particuliers – il s’agit de rapports où le pouvoir est en jeu -. De la sorte, toute constitution met en place les règles d’établissement, d’exercice et de transmission du pouvoir. Elle est également un contrat avec le corps social dont l’enjeu reste l’émergence du citoyen. 

Ou bien les détenteurs du pouvoir considèrent qu’ils sont à l’origine du choix des règles de codification de l’exercice du pouvoir et à ce titre ils modulent le recours selon les intérêts conjoncturels. La constitution est alors brandie ou piétinée selon qu’elle flatte le pouvoir ou qu’elle le contrarie. L’Algérie a déjà souffert de ce type de comportements.

Ou bien la constitution n’est pas un simple instrument du pouvoir, mais le lieu de contre-pouvoirs grâce à une écoute des enjeux qui agitent la société. Si l’appel au droit consacre le pouvoir, il doit aussi le limiter. Dans le cas contraire, le citoyen ne verra jamais le jour et les discours sur la responsabilité des uns et des autres demeureront douteux. Le contenu, comme la pratique de la constitution de 1989 fournissent un excellent exemple de l’instrumentalisation du droit à des fins de pouvoir… »

Ces précisions comme les enseignements tirés de l’escapade à l’intérieur du « Palais » n’ont jamais pu être communiqués à Monique Gadant, l’une des rares amies à qui j’ai raconté comment grâce à Mohammed trois membres de la rédaction de NAQD se sont retrouvés chez Ali Kafi. L’analyse devait suivre. Elle n’aura pas lieu, Monique décède le 29 septembre 1995 après qu’un cycliste l’ait renversée en la heurtant violemment alors qu’elle sortait de chez Mohammed Harbi et en sa compagnie. Dans ce qui restera sa dernière lettre, du 22 septembre, elle revenait sur les confidences que je lui avais faites. Quittant la dimension anecdotique, elle abordait la réflexion. Comme je ne devais plus jamais la revoir, je n’ai jamais pu répondre à celle-ci en y apportant, comme je l’ai fait ci-dessus les éléments complémentaires éclairant un peu mieux l’enchevêtrement intellectuels-pouvoir. Pour tous, ex membres de la rédaction et lecteurs de NAQD, je restitue le contenu de cette lettre expurgée des éléments sans rapport direct avec l’objet de nos échanges :

« Cher El Hadi, ce mot pour te faire part de ruminations qui ne passent pas au téléphone car il s’agit bien de ruminations suite à ce que tu m’as appris de Moh. Plus précisément de la visite chez Kafi….[Ici, suit son jugement sur une autre personne liée à Mohammed Harbi en compagnie de qui elle s’est rendue chez Ali Kafi]. Le problème, que je n’ai réalisé qu’après ton départ, c’est celui de votre visite, en tant qu’intellectuels responsables de la revue NAQD, à Kafi. Je pense que Moh. n’aurait jamais dû vous embarquer là – et donc mélanger famille et pouvoir car c’est finalement à Kafi-pouvoir-HCE que vous avez rendu visite dans une posture qui est celle de l’allégeance. Allégeance à un pouvoir dont on sait quelle considération il a toujours eu pour les intellectuels. À peu près la même que pour les femmes pour lesquelles je faisais allusion plus haut.

Pourquoi Moh. se comporte-t-il ainsi ? Il y a belle lurette que je me suis posé la question ou plutôt que j’ai constaté que tous les intellectuels qui ont largué le PAGS atterrissent chez lui. Bien évidemment parce qu’il le souhaite et pas seulement pour son prestige (je veux dire « attirés par son prestige intellectuel »). Il y a longtemps que j’ai constaté qu’il gérait secrètement et jalousement ce réseau de relations-là mais finalement je n’avais pas été jusqu’au bout de ma réflexion qui aurait dû m’amener à me demander s’il faisait à lui tout seul comme le PAGS : contrôler les intellectuels pour les investir dans des stratégies de pouvoir. Qu’il n’ait pas renoncé à retourner aux affaires il y a belle lurette que je le sais mais je n’avais pas été jusqu’au bout de ma réflexion. Ses mensonges sur les associations de femmes qu’il n’avait soi-disant pas eu le temps de voir (à Alger) sont de la même veine et en y repensant je crois qu’il voyait d’un bon œil M… chercher une clientèle de femmes algériennes… Enfin pour conclure je me dis que vous n’auriez pas dû aller chez Kafi et j’espère que c’est la première et dernière fois car personnellement je ne me vois pas aider une revue qui fricote avec la Présidence. Tu vois ce que je veux dire. Et en plus ça peut se savoir et tu imagines l’effet. Encore une fois je suis dégoutée de tout cela car ça suppose que tu ne sais jamais avec lui où on met au juste les pieds. Ceci dit, fais attention à la revue….À propos de NAQD je me dis que c’est mal embarqué. Moh tient le truc maintenant et il le tient de la même manière qu’il tient le reste : on va faire ça…et trois jours après NIET. Il a décidé tout seul que c’était autre chose ou n’a pas fait ce qu’il avait convenu de faire. Pour les projets il en a : « on va faire ensemble un texte de 30 p. sur les intellectuels »… Ah bon ! Depuis 20 ans que ça dure ça fait au moins 15 ans que je n’y fais plus attention etc… etc… Et je finis par me demander ce qu’il a envie de faire au juste…. Dis-moi quand tu peux venir… » .

Pour comprendre l’indignation de Monique Gadant et le souci qu’elle porte à la revue, il faut savoir qu’elle était sollicitée dès la mise en route du projet par Saïd Chikhi pour apporter son concours. Sans être membre du comité de rédaction, elle inspirait un grand nombre d’orientations méthodologiques et ouvrait des pistes de réflexion notamment sur les intellectuelles et les questions sur les femmes et le féminisme. Mariée à Abdelhamid Benzine dont elle accompagne d’un œil lucide l’engagement au sein du PAGS et ses ambiguïtés, son expérience algérienne à la fois d’enseignante et de militante côtoyant le parti communiste et Alger Républicain, lui offrait un champ de vision à la mesure de sa perspicacité. Elle finit par acquérir, par sa formation de philosophe et d’anthropologue, cette clairvoyance et cette profondeur d’analyse de nature à doter les sujets les plus arides d’une fluidité et d’une simplicité telles qu’on les adopte au point qu’ils finissent par nous habiter, comme des familiers de longue date.     

Si les réunions du comité de rédaction étaient réduites à des rencontres partielles, fractionnées, en vase clos sur la base d’ententes réelles ou fictives, de circonstance beaucoup plus que de programmation et de réflexion, la similitude de comportements de Mohammed Harbi et de Daho Djerbal jumelant les dimensions politiques et intellectuelles installe la revue dans un espace intermédiaire qui, avec l’entrée en lice des médias, lui fait servir les intérêts dominants.

La méthode de désignation de Daho Djerbal à la tête de la revue résume, à travers les questions de forme, les conséquences sur le fond. Prenant prétexte des vacances estivales (août 1993), Mohammed Harbi me propose d’aller passer un week-end dans l’Ariège. Ainsi  nous prendrons la route en direction de Cazal-Brassac (Foix) où je découvre que nous étions précédés par Dalila et Daho Djerbal. Ce dernier avait arrangé le séjour avec un couple d’enseignants de Créteil, anciens coopérants à Alger, qui disposaient d’une grande maison familiale de montagne. Deux jours après notre arrivée, au cours de la soirée, nous nous isolons dans une pièce à trois pour discuter de NAQD. C’est au cours d’une discussion très générale, informelle, sans ordre du jour, sur la nécessité de continuer à faire paraître la revue, que la succession de Saïd Chikhi devait être entérinée. Après avoir écouté Daho sur les conditions de travail à Alger, Mohammed, adoptant un ton un peu plus grave pour souligner l’importance de la décision déjà prise, déclare que « personne d’autre que Daho n’est en mesure de diriger la revue. Il ne faut pas compter sur les autres ». Il ajoute que Lemnaouar Merrouche « a déjà donné son accord ». Ainsi la désignation du nouveau directeur s’est faite à la sauvette, introduite par une phrase au ton plébiscitaire entre trois membres de la rédaction dont le directeur et l’hypothétique accord d’un membre absent fondé sur la seule parole de l’un d’entre nous, sans aucun mot écrit. Mais surtout, ce qui m’a semblé outrancier, c’est cette manière de tenir pour inexistants les autres membres de la rédaction et leurs avis éventuels. Après ces péripéties, rencontrant à Paris Anissa Allouache qui venait de quitter définitivement la revue, j’étais mis sur la voie : « alors, Daho a réussi à mettre la main sur NAQD! Fanny Colonna avait bien raison, quand elle m’a dit que Daho n’a qu’un but : s’emparer de NAQD ». Je ne connaissais pas l’homme, c’est vrai, mais je ne tardais pas à enrichir mon apprentissage.

COMITÉ CROUPION ET COMITÉ FANTÔME : ÉPISODES ET PÉRIPÉTIES FONCTIONNELS

Je prenais la mesure du nouveau directeur de NAQD au fur et à mesure des activités en commun, soit lors de mes passages à Alger, soit à Paris le plus souvent. Il avait une technique assez singulière dont le caractère grossier finissait par apparaître très rapidement. D’autant plus que j’avais eu à expérimenter ce type de pratiques dans un passé récent de syndicaliste militant de sensibilité pagsiste. J’emploie à dessein le terme de sensibilité car durant cette enrichissante expérience, je faisais toujours figure d’opposant de l’intérieur, n’acceptant pas le fonctionnement ordonné autour de l’équation « voilà ce qui est décidé, il faut le faire ». J’ai donc largement expérimenté ce type d’organisation en y faisant face à la section syndicale de l’université d’Oran et à Alger au sein du secrétariat du syndicat national de l’enseignement supérieur (SNESUP). Chez Daho Djerbal, j’ai retrouvé ce que j’avais préalablement observé, notamment chez Nourreddine Saadi, secrétaire général du SNESUP. Le secret est l’élément clé de ce que finalement j’appellerai une culture politique. Lorsque je suis associé à une démarche, je ne suis jamais au courant de ce que « le camarade » a en tête. Un jour, il est question que l’on aille tous deux rendre visite au conseiller culturel de l’ambassade de France. Le rendez-vous fut pris par le directeur seul, sans qu’il n’en communique préalablement l’objet. Le jour de la rencontre (probablement à l’automne 1993), nous sommes accueillis par Gilbert Grandguillaume, figure universitaire connue, fin anthropologue, d’origine pied-noir, connaissant bien le terrain où il a été longtemps enseignant coopérant, notamment à Oran. Après les généralités d’usage, Daho Djerbal passe à une longue supplique pour obtenir le soutien de l’ambassade à la revue. D’abord, il met l’accent sur les abonnements, ensuite il insiste pour tenter d’obtenir plus, sous forme d’aide en matériel technique (ordinateurs) en faisant comprendre à coups de propos sibyllins à son interlocuteur tout ce qu’il y a en commun entre la revue, les idées dont elle est porteuse, et la culture auprès de laquelle est introduite la demande d’assistance. Bien évidemment, seul Djerbal parle. Sa technique -rodée par la pratique culturelle du rapport politique- consiste, en se faisant accompagner, de rappeler en cas de contestation ou de conflit, qu’il n’était pas seul. On était deux. Mais le préparateur, l’instigateur et l’interlocuteur à l’arrivée détient la clé de toutes les données. Mon rôle était dès le départ étudié pour faire de la figuration. Si je manifeste mon désaccord, cela débouche sur l’implosion de la rencontre. Ce qui rejaillit sur l’image de la revue et sur les collègues absents et ignorants des faits.

Cette technique élaborée chez son auteur mais de piètre tenue en définitive sera l’une des marques permanentes par laquelle il tentera d’user par la suite, notamment lors de rencontres dans le cadre d’institutions en France. Je l’ai repris plusieurs fois en particulier quand il tentera de faire glisser la revue sur les rivages fangeux des éradicateurs lors d’appréciations sur la situation politique algérienne.

Lors d’un voyage à Marseille en 1994 pour représenter NAQD à la rencontre/salon des revues, Daho Djerbal, jumelant les objectifs d’abonnement de la revue et ses intérêts personnels, voulut s’arrêter, au retour, à Aix pour voir Heidi Toelle, universitaire arabisante, connaissance de Merrouche, qui nous accueille avec autour d’elle deux ou trois enseignants en histoire. Le but consistait d’aider Daho à décrocher un enseignement en histoire durant quelques mois. C’est alors que celui-ci enfourchant avec détermination l’assurance promotionnelle se présente à un auditoire subjugué comme directeur de NAQD et comme président d’Amnesty International/Algérie. L’un des interlocuteurs, remarquant, mi-étonné, mi-admiratif : « vous êtes à la tête des deux ? », la réponse fut martelée en conséquence,« oui, je suis à la tête des deux », avec un aplomb et une autorité suffisamment surprenants pour ne pas rester sans interpellation. Le lieu était cependant mal choisi pour ce faire.

Cette question de la double appartenance/direction de NAQD et d’Amnesty International devait rebondir à froid lors d’une réunion d’un comité de rédaction, chez Mohammed à Paris : outre le maître des lieux, s’y trouvaient Daho Djerbal, Hafidh Hamdi Cherif et moi, ainsi que Christine Domerc, chargée à Alger de la saisie des textes et autres travaux de secrétariat. Après le tour d’horizon sur les abonnements, le rythme de diffusion du numéro cinq sur l’éducation et la préparation du numéro six, je mettais la question à l’ordre du jour : « nous sommes confrontés à un problème d’incompatibilité absolue entre le rôle de directeur de NAQD et celui de président d’Amnesty International. Cela introduit une confusion inacceptable entre les deux et il faut régler ce problème rapidement ». Daho Djerbal prend cette évidence pour une attaque personnelle et manifeste sa mauvaise humeur sans aller jusqu’à réfuter mes arguments. De la part des autres présents, il n’y eut ni réaction ni commentaire. Ce fut un silence mi-gêné mi-hostile, d’autant plus que j’ai rappelé également l’appartenance de Hamdi-Cherif, Christine Domerc et Madjid Benchikh à l’ONG. J’avais alors fait valoir que l’on fonctionnait soit comme annexe d’Amnesty International, soit que l’on associait celle-ci aux activités de la revue, ce qui dans un cas comme dans l’autre, ne saurait être accepté. Mohammed ne réagira pas à chaud mais une fois dans la rue, la réunion close, il fait ce commentaire, suite à une appréciation de Hamdi-Cherif sur la forme de mon intervention, « chacun son style ». Effectivement, le mien consistait à soulever les problèmes comme tels, sans esquive ni manœuvre. Finalement, Djerbal quittera la présidence mais restera membre de la direction de la section d’Amnesty-Algérie, avec laquelle il aura un sérieux accroc qui montera jusqu’à la direction centrale. Celle-ci finit par demander sa mise à l’écart. Ce qu’il ne digérera jamais. Il s’en prendra à l’ONG dans un article publié dans Maghreb-Machreq (n°162, octobre-novembre 1998) tout en essayant de minimiser la gravité et l’étendue des crimes commis par les services de sécurité en  Algérie. Il sombrera dans des alliances avec les milieux éradicateurs dont il ne s’est jamais réellement éloigné.

Deux réunions restreintes du comité de rédaction tenues chez Mohammed Harbi en mars 1995 revoient à la baisse les ambitions de la revue. Il y était même question de réduire notablement ses activités, voire d’y mettre un terme. Les rencontres de 1995 devaient se solder par le retrait de Tahar Zeggagh qui, dans un document expliquant son départ, semble s’adresser exclusivement à « certains membres du Comité fondateur de la Revue NAQD » (lettre datée de juillet 1995).

Début mars 1995, un comité à quatre – Daho Djarbel, Mohammed Harbi, Tahar Zeggagh et moi – auxquels s’était joint Boussad Ouadi, responsable de la diffusion, retenait comme premier point de l’ordre du jour « la survie de NAQD ». Toutes les autres questions débattues  (abonnements, aspects financiers, diffusion-coordination), étaient en fait absorbées par le devenir de la revue : Que faire ? Boussad Ouadi dresse un sombre bilan des conditions matérielles liées à la disparition des agents diffuseurs, des librairies qui, à l’instar de l’ex-librairie Dominique, devenue L’Ijtihad, sont débitrices à l’égard de la revue. Vis-à-vis de L’Ijtihad, la créance atteint 80000 DA.

Sur les questions de fond, NAQD « devait susciter un débat au sein de l’intelligentsia et faire un peu locomotive. Le projet, de ce point de vue, est à l’eau. Mais il reste actuel, car l’intelligentsia, incapable de débattre, n’a en tête que le débat sur la crise actuelle. La revue ne peut plus aider les gens à débattre des problèmes qui les préoccupent. Par contre, il faut permettre à l’intelligentsia d’être au courant des débats dans le monde : et on ferait alors un numéro par an.  Mais il faut honorer les engagements vis-à-vis des abonnés » (Mohammed Harbi). Ce dernier semblait oublier que l’on fonctionnait déjà pratiquement avec un numéro par an. En dehors de la première année, NAQD n’a plus jamais couvert le rythme de trois productions l’an. Les années 1993 et 1994 n’ont que difficilement atteint les deux numéros (4 et 5 pour 1993, 6 et 7 en 1994).

Tahar Zeggagh estime que « l’objectif développé par Mohammed est lointain. Les conditions ne permettent pas de faire circuler l’information. On est face à un  problème de survie, il n’y a pas assez de recul. Sur le contenu de la revue, elle prend de plus en plus la forme académique (universitaire). On a toujours un article sur les institutions ou sur le système politique. Nous sommes en décalage par rapport à la situation actuelle. Sur l’ajustement structurel, par exemple, (Tahar Zeggagh vise le thème de NAQD n°7 consacré au thème Réajustement structurel et Systèmes politiques) les analyses ont été faites en 1981 : ou cela paraît en décalage ou cela a l’air de réchauffé. Il s’agit d’un glissement de la revue. Initialement la revue avait pour objectif d’appréhender les faits sociaux, culturels, politiques et faire des analyses comparatives. Cela n’est pas marquant dans la revue. C’est dommage et vu le contexte, on ne peut pas continuer à sortir la revue. Il ne faut pas pousser les gens à faire des choses dangereuses pour eux ». Tahar tirera la conclusion : « il est impératif de changer le contenu et les modalités ».

Cette critique chargée d’enseignements à forte teneur de lucidité saisit fort bien les problèmes apparus depuis 1994. NAQD n’est plus cette revue de réflexion qui interroge, interpelle et suscite des apports sur sa société et sur celle-ci dans ses rapports au (x) monde (s). Elle s’oriente vers une simple importation d’études offertes sans la moindre analyse. À titre d’exemple, le numéro sept est construit à quatre-vingt-dix pour cent d’études faites et déjà publiées ailleurs, reprises telles quelles. Elle n’atteint nullement le stade d’une revue des revues à caractère pédagogique minimum de critique bibliographique. Le duo Djerbal-Harbi fait des lecteurs de simples consommateurs sans perspective de tester, d’évaluer les capacités créatrices sur sa propre société en intégrant dans une dimension critique ce qui fait l’objet de la consommation proposée. Perfidement, Daho Djerbal hors de la présence de l’intéressé, tentera de ramener la critique de Tahar Zeggagh à une réaction « rancunière » dès lors que lui a été refusée la publication d’un article sur l’agriculture algérienne.

Pour Mohammed Harbi, « On n’a pas réussi à former un noyau intellectuel. Cela tient à ce que l’intelligentsia n’est pas autonome. En Algérie, il n’y a pas suffisamment de force intellectuelle. Beaucoup auraient pu (les communistes) donner autre chose que des calculs. Mais les analyses politiques ont tout empêché et cela a débouché sur un déchirement. Il faut reconnaître que c’est un échec intellectuel. On a essayé de s’ouvrir aux Marocains et Tunisiens, ils n’ont pas voulu. Ils restent encore plus attachés à leurs pouvoirs respectifs que les intellectuels algériens ».

-Tahar Zeggagh annonce alors qu’il quittait la rédaction en précisant : « Il faut terminer les deux prochains numéros et arrêter la revue ». – Mohammed Harbi ajoute, presque sous forme de correction des propos : « Avec une explication. Il n’y a pas d’échec, il y a des limites. Il faudrait fonctionner avec un numéro par an en orientant sur l’Algérie et le monde arabe ». 

Le 26 mars 1995 la réunion s’ouvre à 17 heures en présence de sept membres de la rédaction : Daho Djerbal, Mohammed Harbi, Lemnaouer Merrouche, Boussad Ouadi, Hocine Zehouane, Tahar Zeggagh et moi. Hafidh Hamdi-Cherif arrive en fin de réunion. Le seul point de l’ordre du jour porte sur l’avenir de la revue.

– Daho Djerbal dresse un tableau financier et revient sur la parution du numéro 7 et l’épuisement du budget avec l’impossibilité de recouvrer les créances. La gérante de la librairie l’Ijtihad, Baba-Aïssa, quitte Alger pour Paris en étant redevable de 12 millions envers NAQD. Il en est de même pour d’autres librairies, y compris celles issues de la SNED (société nationale d’édition et de diffusion). Il y a donc un déficit au plan de la gestion et la revue n’est pas viable dans ces conditions. Le directeur de NAQD prépare l’argument faisant appel aux aides financières extérieures et justifie déjà la subvention de 10000 FR versée pour tout nouveau numéro par le Centre national du livre. Ce qui est obligatoirement porté au bas de « L’ours » de chaque numéro sous la mention « NAQD…Publiée avec le concours du Centre national du Livre ». Pour les non-avertis, il aurait fallu préciser « le concours français ». 

Dans la « lettre au lecteur »  du numéro 7 signée « NAQD », et dont il est le seul auteur, le directeur de la publication passera en force et rédigera un faux quand il écrit : « La rédaction, après un long débat entre ses membres, a décidé de faire appel aux souscriptions et à l’aide de fondations privées ou institutions publiques. Elle a décidé d’accepter tout soutien extérieur qui se manifestera, dans le strict respect de son indépendance ». Non seulement il s’est engagé seul avec la complicité de Mohammed Harbi dans cette voie, mais il l’a fait en tentant de faire endosser la responsabilité à tout le comité de rédaction à la suite d’un débat. Or, la question du financement et des possibilités de faire face n’ont jamais retenu « l’appel aux souscriptions et à l’aide de fondations privées ou institutions publiques ». En effet, au cours des échanges du 26 mars 1995,  une intervention de Merrouche visait directement les procédés de financement :  La question essentielle c’est de savoir si le renouvellement des abonnés se fait ; et si le problème financier ne peut pas être résolu par l’édition, par exemple en éditant pour le compte de NAQD les ouvrages de Mohammed. C’est ainsi que « le FLN, mirage et réalité » a été cédé par Harbi à NAQD qui bénéficiera par cette voie des droits de son auteur en Algérie. Ce à quoi Ouadi rétorque qu’ « il y a un problème dans l’édition. Le livre qui coûte 100 FR ici est vendu 1000 DA en Algérie ».

Outre les questions financières, Djerbal met en avant la question de la rédaction qu’il qualifie de « technique », faisant valoir qu’il supporte quasiment seul les efforts de préparation et de parution de la revue. Annonçant que « le numéro 8 sera double et portera sur les médias », il constate que « le potentiel d’auteurs est dispersé ou détruit » et que « le numéro 8 va être une sorte de phase intermédiaire ou ultime telle que les objectifs visés par la pensée audacieuse ne peuvent plus être atteints ». Pourtant, et dans la même lancée, il soutient : « NAQD est devenue une institution ».

El Hadi Chalabi : « On peut se poser la question comment et dans quelle mesure ».

-Daho Djerbal : « C’est une tribune à partir de laquelle une expression est possible, mais n’est pas arrivée à son optimum. Les circonstances actuelles l’expliquent, NAQD correspond à une attente, elle répond à quelque chose ». Rien n’est dit cependant sur ce qu’il faut entendre par « circonstances actuelles ».

-Boussad Ouadi et Mohammed Harbi reprennent les remarques précédentes développées début mars sur la crise de l’édition en rappelant qu’ « aucune maison d’édition ne peut plus rien éditer » étant donné le coût du papier.

-Mohammed Harbi revient sur la difficulté d’une périodicité plus poussée. Il reprend les éléments développés au cours de la précédente réunion : « la revue comme forum d’idées ouverte aux intellectuels ayant quelque chose à dire sur la société n’a pu marcher comme prévu. Ce qui est dû aux limites de l’intelligentsia, à l’instrumentalisation des intellectuels, stratégie d’État à laquelle ils sont liés. L’ouverture sur le Maghreb reste impossible. Mais il ne faut quand même pas oublier que l’intelligentsia a besoin de se tenir au courant des idées qui se développent, donc il faut aller dans le sens de cette circulation des idées. La revue doit demeurer mais ne peut plus fonctionner comme elle l’a fait par le passé. Il faut penser à un type d’édition qui porte sur les formes de lumières telles que les lumières apparaissent aujourd’hui et non celles du 18ème siècle. Les supports intellectuels sont faibles et vacillants en Algérie et il n’y a aucune assurance sur l’avenir ».

– Hocine Zehouane : « Nous ne sommes pas dans une société stabilisée pour monter des projets dans l’espoir de les voir se réaliser. La société explose de toutes parts, sur le plan économique, sécuritaire. Faut-il absolument maintenir un réseau pour la soudure intellectuelle ? Veiller à sauver au maximum le tissu intellectuel ? Comment fabriquer, éditer en Algérie ? »

– Mohammed Harbi : « Pour se lancer dans l’édition, il faut un homme d’entreprise à qui on fournit notre aide, mais non comme entreprise collective. Il faut distinguer entre les porteurs de projets et ceux qui s’affirment uniquement comme commerçants ».

– Boussad Ouadi : « Dans ces conditions il faut passer à des formes d’organisation commerciale, avec conseil d’administration, notamment. Mais le risque est énorme en matière de projet éditorial aujourd’hui ».

– Daho Djerbal : « Pour faire de l’édition, d’après Boussad, (qui vient de partir), il faut tout simplement faire du commerce et le premier commerce, c’est le papier. Maintenir un numéro par an, ce sera l’objet du numéro 9, sur les intellectuels ». Ce qui ne correspond pas à la réalité, puisque le numéro 8 annoncé sur les médias sera, d’après le directeur de la publication, un numéro double, 8-9 (voir plus haut). « La situation politique rend difficile la production d’une revue à périodicité plus poussée ».

– El Hadi Chalabi : « Tout le monde est d’accord pour retenir la formule d’un numéro par an ».

– Daho Djerbal : « Plus aucun livre écrit ne rentre en Algérie. D’où l’importance de la revue comme instrument de circulation des écrits et donc des idées. La revue revêt une importance comme relation au monde ».

– El Hadi Chalabi : « Les formes du maintien en place de la revue et son fonctionnement restent toujours posés ».

– Tahar Zeggagh : « je suis de ceux qui ont reçu plein d’amertume de la part du FLN, du PAGS, etc. Je reviens sur la question du rôle de l’intelligentsia. Il n’y avait pas la même conjoncture auparavant. C’est une tragédie qui se passe sous nos yeux aujourd’hui. Si cette revue doit renfermer des articles à contenu passéiste, académique, cela ne m’intéresse pas. J’ai toujours souhaité que la revue doit s’ouvrir sur l’avenir. Lorsque je vois que la dominante de la revue n’est pas le futur, alors je me demande si on doit poursuivre là-dessus. Si tel est le cas, alors je me libère ».

– Daho Djerbal : « J’ai été l’an dernier en Tunisie et j’ai constaté l’intégration des intellectuels au système en place. Je m’interroge. La question de l’état du champ intellectuel peut-il répondre aux objectifs de la revue tels qu’ils ont été posés au départ. La revue a tout de même contribué à une vision critique des pouvoirs qui agitent la société »

– El Hadi Chalabi : « Nous n’avons jamais réellement fonctionné en comité de rédaction ».

– Tahar Zeggagh : « La question des thèmes et des choix des thèmes s’est faite sans discussion : moi, j’aurai aimé un numéro sur l’agriculture, sur les questions sociales. Peu importe, un numéro de trente ou de cent pages. Moi, je veux une revue de combat ».

– Hocine Zehouane : « Au départ, on avait dit il faut y aller et on ne connaissait pas les arcanes pour y parvenir. Mais le guide c’est la critique. Notre comportement était celui d’intellectuels et non de militants de partis. Au bout d’un moment, la revue devenait hétéroclite. Cela partait dans tous les sens. On avait pris de la distance par rapport à la ligne éditoriale. Les choses ont changé de fond en comble sur le plan sécuritaire, matériel, etc… La revue est confectionnée avec l’investissement personnel de ceux qui se trouvent le plus sollicités. La stratégie est une question de groupe. Le bilan est tout de même positif. Il y a des corrections à apporter, mais pouvons-nous continuer ? »

–   Tahar Zeggagh : « Les questions de sécurité, je les avais déjà posées lors de la dernière réunion. Je pense aussi que la revue a joué un rôle positif. Maintenant, se pose le problème d’avenir. Je saisis toutes ces considérations pour définir des objectifs. Moi, je ne peux pas participer à une revue s’il n’y a pas des objectifs d’avenir au sens politique du terme ».

Mohammed Harbi : « Un certain nombre de thèmes ne peuvent être abordés sans partir de l’expérience concrète en Algérie. Dans tous les domaines, il faut partir de la situation en Algérie… ».

Tahar Zeggagh : « … C’est ce que j’appelle des objectifs (Tahar s’énerve et s’en prend violemment à Hafidh Hamdi-Cherif qui vient juste de rejoindre les autres présents en s’amusant de la tournure conflictuelle que prennent les échanges. Hafidh se confond en excuses et en courbettes à l’égard du « grand résistant, du militant de combat… »). S’il doit être question de politique, chacun garde son opinion ».

– Mohammed Harbi : « On sort encore deux numéros puis la revue continue en cherchant un éditeur qui accepterait de l’éditer ».

– Hafidh Hamdi Cherif : « En ce qui concerne les questions de société, le numéro six est au cœur du sujet ».

Hocine Zehouane : « La difficulté réside dans l’éparpillement et la question des moyens intellectuels revient tout le temps ».

– Daho Djerbal : « La gestion de la revue doit être séparée du projet éditorial en termes d’édition d’ouvrages. pourrait-on trouver un éditeur qui accepterait d’éditer la revue ? Le problème du contenu est lié à la conjoncture. La périodicité doit se limiter à un numéro par an ».

– Mohammed Harbi tente une synthèse et résume :  » 1°) Le numéro sur les intellectuels sera double, nous tenons notre engagement [en réalité, il n’en sera rien, c’est le numéro sur les médias qui le sera]. 2°) La revue ne peut plus fonctionner comme avant. Il faut revenir à la méthode de détermination des thèmes. Les thèmes doivent être décidés à partir d’un argumentaire [en réalité, cela se décidera à deux, entre lui et Daho Djerbal. Harbi mettra son veto à un projet auquel je réfléchissais sur « droit de la famille et stratégies matrimoniales » soutenant que « cela allait nous faire pénétrer dans la vie privée des gens ». Je comprendrai plus tard pourquoi, en faisant des découvertes sur l’imbrication des liens familiaux entre les différents détenteurs des lieux de pouvoirs]. 3°) Si Boussad Ouadi se lance dans l’édition, certains pourront l’aider. La revue ne peut plus être produite comme précédemment. Il faut qu’elle soit gérée par un professionnel de l’édition. Le rythme serait alors annuel et la formule doit être pensée sur la base d’un projet dont chacun sera informé. En fonction de tout cela, chacun décide de poursuivre ou pas ».

Les points soulevés par Tahar Zeggagh sont loin d’être farfelus, secondaires ou de pure susceptibilité, conséquence d’une subjectivité blessée par quelques sourires narquois. Il aborde en réalité la question fondamentale du fonctionnement de la direction/comité de rédaction. Le choix des thèmes et la méthode qui y préside conduisent à une évaluation en vue de l’avenir. Cependant, les liens de solidarité et d’amitié (avec Harbi, Merrouche et Zehouane) le conduisent à « expliquer ses positions ». C’est ainsi qu’il met au point un document écrit qu’il relie aux réunions tenues en mars 1995. Quatre mois séparent celles-ci du document remis de la main à la main en juillet. Les positions défendues lors des débats à chaud prennent l’aspect d’un regard corrigé sous le titre « À propos de mon appréciation relative au contenu de la revue NAQD ».  Résultat vraisemblable d’échanges amicaux en privé entre fidèles, ce texte n’est pas sans rappeler les autocritiques « spontanées » de la « démocratie responsable ». Le premier paragraphe est assez significatif à cet égard : « La qualité des relations entretenues depuis très longtemps avec certains membres fondateurs de la Revue NAQD et la base de convictions qui nous animaient dans nos relations lors du lancement de ce projet, me fait un devoir de vous fournir une explication circonstanciée sur le pourquoi de mon retrait annoncé à l’occasion de notre précédente réunion de mise au point tenue à Paris ». Rédigée apparemment pour corriger les effets « bruts » des débats, cette « appréciation » ne s’adresse apparemment qu’aux membres présents le 26 mars 1995. La question de sa diffusion à tous les membres de la rédaction reste posée. Tahar tient à préciser : « Qu’il soit bien entendu que ma position n’est entachée d’aucune défiance personnelle ou jugement de valeur à l’égard de tel ou tel camarade. Mon seul regret, consiste dans le fait que la conjoncture dramatique et les conditions de vie des uns et des autres ne nous ont pas permis d’établir des relations d’échanges conceptuelles et d’appréciation aussi fréquentes que fructueuses sur la société algérienne d’aujourd’hui, pour bien évaluer les périls auxquels se trouvent confrontés le pays dans son intégrité et le peuple dans sa survie, toutes classes sociales confondues… Je reste convaincu qu’une recherche et réflexion inventive s’impose si l’on ne veut plus reproduire à l’identique et de manière simple, voire simpliste, un modèle artificiellement « greffable » sur les pratiques traditionnelles de l’exercice du pouvoir et du système symbolique, en vigueur dans le corps social. Une telle réflexion valorisera de manière réaliste mais dynamique les potentialités démocratiques que recèlent les sociétés. Il en est de même des questions économiques, sociales et culturelles, et de la gestion décentralisée du territoire et du pouvoir. Le développement de l’agriculture et la connaissance des besoins matériels et sociaux induits par le rythme démographique doivent faire l’objet d’une attention et d’une réflexion prioritaire et décisive ». Tahar revient sur le projet d’un numéro sur l’agriculture qui lui a été rejeté, sans qu’il ne nous informe sur le processus du refus apparemment assumé par Mohammed Harbi en soutien à Daho Djerbal.

La réunion du 26 mars résume les artifices et les calculs derrière lesquels se dissimulent les ambitions et les attentes. Elle illustre les aspects formels de captation de l’autorité des uns, la mise à l’écart des autres, ainsi qu’une conception paternaliste, dirigiste de l’ouverture intellectuelle censée définir le rôle de NAQD.

En premier lieu, cette réunion révèle la volonté manifeste de Daho Djerbal de monopoliser la publication d’une revue que les conditions nouvelles limiteront à un numéro annuel. Mettant en avant la « nonchalance », la « passivité » des membres du comité à Alger, il construit l’idée partagée par Mohammed Harbi qu’il est incontournable. À deux, ils finissent par monopoliser les activités donnant naissance aux numéros à venir, de la conception à la réalisation, et de la diffusion au financement. La technique, toujours la même, consiste à passer en force, au culot, sans reculer devant l’usage du mensonge.

Limitée à un numéro par an, l’édition est en principe confiée à un professionnel. Mais en proposant ce type d’organisation séparant conception et édition entendue techniquement, Mohammed Harbi ne se doutait pas qu’il mettait en concurrence Daho Djerbal et Boussad Ouadi. Ce dernier clairement pressenti se préparait à se mettre à l’œuvre. Il s’installera quelques années plus tard, en 1999, de retour à Alger comme libraire/éditeur en association avec deux porteurs de capitaux, Bouatalabi et Madani. Entre temps, Daho n’entendait nullement céder la part technique de l’édition et il deviendra ainsi, grâce à NAQD, un éditeur/commercial. La concurrence doublée d’une rivalité venimeuse entre Boussad Ouadi et Daho Djerbal se répercutera sur l’inscription de la SARL NAQD à la chambre de commerce : Boussad Ouadi, comme porteur de parts associé, fera jouer son veto jusqu’en 2000.

En deuxième lieu, la réunion éclaire aussi sur les formes de rencontre et de débat. Deux vices reviennent à chaque fois lors de la tenue de comité de rédaction. La date et le lieu de la réunion sont décidés et arrêtés selon le principe de centralité à Paris, autour de Mohammed Harbi. Le comité de rédaction n’est en réalité ouvert qu’aux membres présents à Paris, au moment choisi. Ce dernier n’est communiqué que la veille, parfois le jour même. Cela emporte ipso facto l’exclusion de ceux qui se trouvent en Algérie. En 1995, Khaled Satour est tenu à l’écart d’une réunion importante alors qu’il résidait à Grenoble. Le seul en position de communiquer ses coordonnées était Daho Djerbal qui savait, ainsi que Mohammed Harbi, qu’il s’y trouvait depuis 1994.

La forme selon laquelle se pratique l’information sur la tenue des réunions confinait à la convocation et viciait la rencontre quant au fond. Aucun ordre du jour n’est communiqué. Seuls « les décideurs » tranchent en mini comité sur la date, le lieu, les membres présents. Dans le secret et l’entente préalable, ils sont seuls en mesure de soutenir et d’imposer des points de vue mûrement réfléchis. Nous sommes donc face à un détournement de pouvoir qui institue un monopole à deux ou trois sur le débat, son objet et ses implications. Les autres sont entraînés dans le tourbillon de précipitation et de blocage, conduisant à l’alternative, suivre ou s’en aller.

En troisième lieu, la revue est curieusement réduite, par un rétrécissement de la réflexion sur le champ intellectuel, à un simple véhicule au sens d’enregistrement à but lucratif des idées, des connaissances. NAQD n’est plus ce lieu où l’on projette de faire naître et fructifier des idées et les intellectuels ne sont plus que des consommateurs à qui un directeur de publication offre un prêt à penser dernier cri. Par des commentaires ajustés, les sujets administrés en pâture telle une médication accompagnée des précisions jugées utiles, permettent aux « intellectuels enfermés en Algérie » de se hisser au niveau des « lumières » découvertes ailleurs. Sous prétexte de limites de différents ordres, historiques, sociologiques puis sécuritaires, Mohammed Harbi prône l’apparition, en y encourageant, d’une intelligentsia vouée au seul consumérisme protecteur.

ENTRE PROCONSULAT ET PRIVILÈGE ARBITRAL 

Dans une lettre du 31 janvier 1998 aux « membres du comité de rédaction », Daho Djerbal donne une version expurgée de la « suspension » de la publication : « Alors que l’année 1996 avait été marquée par une suspension due à des circonstances exceptionnellement difficiles de travail et à l’absence d’un secrétariat de rédaction à même d’assurer une continuité dans le suivi des numéros en chantier, l’année 1997 a finalement permis une reprise de l’activité éditoriale et une remise en ordre des comptes de la revue…Tout au long de l’année 1997, nous avons entrepris de relancer la parution de la revue et, après un travail soutenu, il nous a été possible de boucler le numéro 10 qui a reçu à la rentrée de septembre un accueil très favorable en Algérie… ». Il passe sous silence sa tentative avortée d’immigration (1996-1997) à Princeton (USA) où il escomptait s’installer, espérant y soutenir une thèse (histoire) en préparation. L’apport de Mohammed Harbi (qui formulait par ailleurs de sérieuses réserves sur la qualité de la recherche) auprès de Stuart Shaar et de Abdallah Hamoudi (Princeton) n’aura pas suffi. Cette recherche sur la fédération de France du FLN fera l’objet d’une tentative de soutenance à l’université Paris 8, Gilbert Meynier ayant refusé de la « parrainer ». Elle paraîtra en 2012 aux éditions Chihab à Alger sous le titre L’organisation spéciale de la Fédération de France du FLN, histoire de la lutte armée du FLN en France (1956-1962). Dans le même temps où il projetait de s’installer aux USA, il lui était difficile de lâcher NAQD qu’il essayait de maintenir à flot grâce au relais de Boussad Ouadi, secrétaire de rédaction. Or, ce dernier s’était installé en France. D’où le constat accusateur : « l’absence d’un secrétariat de rédaction à même d’assurer une continuité dans le suivi… ».  Il ne fait aucune allusion aux secousses qui ont suivi la parution du numéro 10 et qui devaient entraîner une décantation décisive débouchant à terme, sur la normalisation de NAQD et ses compromissions, avec le tournant des années 2000. Il faudra attendre la lettre du 13 septembre 1998 commentant la parution et le « ratage » du numéro 11  : « Chers amis (Lemnouer, Mohammed, Hocine, El Hadi, Hafid, Zoubir, Nacer, Boussad) [les prénoms sont reproduits à dessein pour attirer l’attention sur le sens de la hiérarchie retenue]. Je tiens tout de suite à dire que cela (le ratage) constitue pour moi une énorme déception qui pèse sur mes épaules d’un poids aussi lourd que les reproches qui m’avaient été adressés quant au contenu de la lettre de la rédaction du numéro 10″.

Le numéro 10 [septembre 1997] s’ouvrait en effet sur « Lettre de la rédaction de NAQD » signée Daho Djerbal  dans laquelle le directeur se livre à un tour d’horizon sur le monde social, politique et intellectuel en mettant en cause les choix et les attitudes des uns, contestant à d’autres, dont des membres de la rédaction, la liberté de s’expatrier. Ainsi sont mises à contribution l’utopie servant au lancement de la revue (« Pour une pensée audacieuse ») et un réquisitoire sur les intellectuels de manière globale couronné par l’échec de NAQD lié au désengagement de ses animateurs. Enfin, pour la première fois l’auteur découvre le degré de violence qui envahit la pays : « … Le constat que nous faisions en 1991 de l’état du monde arabe reste encore valable de nos jours. Que ce soit dans ses parties orientales ou occidentales, cette région du monde est toujours confrontée à une grave crise… En Algérie, plus que partout ailleurs au Maghreb comme au Machrek, cette crise a pris une dimension tragique. Des forces devenues antagoniques s’affrontent les armes à la main pour s’assurer la domination des appareils de l’État et l’hégémonie sur la société… nous revoilà au départ de toute chose où l’enjeu des enjeux est le droit de régir la vie et de donner la mort que s’arrogent des groupes détenteurs du pouvoir ou du contre-pouvoir. Dans de telles conditions toute parole, tout écrit deviennent par dessus tout, prise de parti où la vie elle-même est en jeu (enjeu). Ainsi, les obstacles à l’émergence d’une pensée intellectuelle positive ne sont plus seulement de l’ordre du théorique mais aussi d’ordre éminemment pratique. Les tabous et les interdits s’érigent en sentences impératives, affichées ou décrétées, auxquelles chacun doit se plier comme à une autorité céleste. Devant une telle menace, l’intelligentsia se trouve prise comme le liquide par le gel. S’exécuter ou être exécuté, tel est parfois le dilemme. Et pourtant, on continue à proférer des paroles, à écrire et à vouloir penser. Partout, le geste qui était de l’ordre du quotidien routinier s’érige en acte de suprême liberté. Car il n’y a pas d’être plus libre que celui ou celle qui décide de surmonter sa peur de la sentence prononcée par les oracles et qui poursuit sa voie surgissant enfin à lui-même comme vouloir être malgré tout…la fonctionnarisation de la pensée et son instrumentalisation par les exigences de l’activité politique est toujours de mise… L’illusion … a été de croire en une possible tendance à l’autonomisation des instruits vis-à-vis des pouvoirs et à un recentrage sur les préoccupations de la société … En fait, le penchant pour la fonction d’auxiliaire du politique est resté de mise et les lettrés, toutes langues confondues, ont plutôt mobilisé leurs compétences dans la rédaction de rapports qui demeureront de toutes façons dans la confidentialité des offices et comme suspendus sur la tête des gens … Dans les antichambres des pouvoirs ou dans les officines des partis, comme en attente de captation de nouvelles charges, la mise à l’abri a été préférée à la mise en jeu de soi-même … Pour ceux qui auront pris le parti du religieux… le choix de la communauté des fidèles l’a emporté sur la communauté des citoyens … Quant aux restants, gagnés par le désenchantement et la démission, certains d’entre eux se sont enfermés dans une révolte désespérée à l’égard d’eux mêmes tandis que d’autres, menacés de toutes parts, y compris par leurs propres démons, ont choisi l’exil à partir duquel il ne leur reste plus qu’à ponctuer l’événement qui court du trait fort de déclarations et pétitions de principe … le traumatisme subi par la couche des lettrés, au même titre d’ailleurs que celui subi par les autres couches de la société, ne peut justifier à lui seul l’échec relatif de la revue dans son premier projet. Car il était bien évident que le travail allait être long et difficile. Il supposait que chacun des membres de la rédaction y mette du sien en développant ses propres réseaux, en se mettant en jeu lui-même pour produire ou solliciter des contributions allant dans le sens de la raison sociale de la revue. C’est pourquoi il est bon de s’interroger sur nous-mêmes et sur le sens de notre engagement critique… »

Cette lettre soulève principalement deux graves problèmes :

Le premier porte sur la question du principe de la collégialité et de la représentation, c’est-à-dire les formes fondamentales d’expression de la revue. Or, la lettre signée Daho Djerbal est publiée comme « lettre DE la rédaction ». Ce qui signifie que l’auteur n’agit pas en son nom personnel mais au nom de tous ses collègues et sans la moindre consultation.

Le second a pour objet le contenu de la lettre. Menant une critique en règle de la rédaction qui débouche sur l’échec de la revue, le propos aurait dû être limité à une diffusion interne.

En définitive, la « Lettre de la rédaction de NAQD » est un chef-d’œuvre de manigances élevant la malhonnêteté intellectuelle au rang d’objet d’étude. Sur la forme, son auteur la fait précéder d’une mouture intitulée « Lettre À la rédaction de NAQD », (non datée), un mois ou deux avant la parution du numéro 10, au début de l’été. Cette « lettre à la rédaction » , document interne, n’a été ni discutée ni approuvée. En tous points identiques à « lettre de la rédaction », la version limitée au cercle interne comporte deux paragraphes sur les « crises » successives : le départ de Anissa Allouache et celui de Tahar Zeggagh, sans jamais nommer ni l’une ni l’autre, s’abstenant de mentionner la lettre de juillet 1995 de Tahar. C’est pour cela qu’il faut prendre avec prudence sa version du retrait de Anissa à qui il est reproché de ne pas avoir expliqué sa position par écrit. On sait qu’elle était opposée à la publication de la lecture critique faite par Saïd Chikhi du livre « FIS de la haine » de Rachid Boudjedra : « L’islamisme sous le regard du « commissaire du peuple à la modernité ». Premières remarques sur… » , (NAQD, n ° 4, p. 82). Mais les accrochages avec le directeur par intérim débordaient le fait strictement avancé. Les échanges ayant été restreints à deux ou trois, il est fort possible que Daho Djerbal ait escamoté la position de Anissa Allouache et les conditions de sa démission. Il aura fallu attendre le numéro 10 et les moyens pernicieux ayant présidé à sa publication pour aborder selon les termes choisis les « deux crises antérieures de NAQD ».

La présentation des deux événements est laissée à l’exécutif directorial seul, qui met l’accent sur les aspects susceptibles de rencontrer ou de renouveler le consensus. Or, l’auteur de ces critiques si clairvoyantes au point de tenter de faire croire publiquement qu’il est le porte-parole du groupe rédactionnel, oublie un fait fondamental, souligné à tous moments, même si c’est de manière formellement fragmentée : il est la pièce maîtresse de l’échec. Daho Djerbal manie avec une longue expérience, en les jumelant à son avantage, le pouvoir de décision et le pouvoir de critique. Celui-ci est irrémédiablement fixé sur les autres. L’essentiel réside dans l’habileté de la manœuvre consistant à sérier des remarques justes en les faisant endosser sur un entourage exclu du droit à la parole. Le règne proconsulaire se développe dans une succession de pratiques dont les règles sont fixées de manière plus ou moins cavalière par un centre qui manie le rapport limité à deux ou trois de manière alternative, fermant l’accès à l’information globale dans le cadre élargi prévu à cet effet. Le directeur devient le maître d’un jeu dont il règle le contenu selon les objectifs qu’il se donne, façon d’être à la fois pouvoir et contre-pouvoir. Il  livre la part trouble de sa personnalité en associant le propriétaire des éditions Casbah, dont les liens avec les appareils de pouvoir sont notoires, à la publication du numéro 10 : « La rédaction remercie Mr Smaïn AMEZIANE des éditions Casbah pour son aimable concours ». Tout le comité de rédaction est embrigadé derrière le directeur et par lui sans aucune formalité. Par ailleurs, ce numéro aura les honneurs de la page « Culture  » du quotidien El Watan (14-15 novembre 1997).

Cet épisode du numéro 10 revêt des implications telles qu’il a fait l’objet de discussions notamment entre Mohammed Harbi et moi. À la suite d’un échange téléphonique assez vif avec Daho Djerbal le 11 décembre 1997, l’examen de la « lettre de la rédaction » se poursuit à Paris. Ni Merrouche, ni Harbi n’entendent réagir. Le premier finira par lâcher, « Daho se défoule », tandis que le second envisage son retrait du comité de rédaction, tout comme Hocine Zehouane, mais sans répondre sur la conduite à tenir quant aux problèmes soulevés dans « la lettre de la rédaction ». Après avoir écouté mon opinion, considérant que la gravité des agissements du directeur de la publication méritait une réponse publique, Mohammed Harbi fait jouer l’argument de l’éclatement du comité de rédaction : « une réaction publique de ta part équivaudrait à un retrait du comité de rédaction et à la fin de la revue. Il vaudrait mieux rédiger « un papier » à usage interne pour tous les membres de la rédaction ». Il joue sur les deux tableaux « rester-partir ». Cela me répugnait de devoir, encore moi, répondre par un rappel des principes élémentaires.

Cette réponse viendra après une longue période au cours de laquelle étaient pesés les éléments collatéraux d’une réponse publique et par conséquent le jeu des rapports avec la presse mise en possession d’un document inscrit dans le conflit frontal. Le poids de la presse comme partie prenante ultérieurement dans le conflit, la connivence de Daho Djerbal avec notamment El Watan et Liberté me conduisent à lui faire parvenir, pour l’ensemble des membres du comité de rédaction, l’opinion ci-dessous datée du 19 février et transmise par fax le 20. Elle fut envoyée directement à Lemnaouer Merrouche, Mohammed Harbi et Khaled Satour et remise à Hocine Zehouane. En voici la substance intégrale :

« D’une pensée audacieuse à une pensée pernicieuse : À propos de la lettre de la rédaction (NAQD N° 10).

« Le contenu de la lettre de la rédaction signée au nom de celle-ci par Daho Djerbal revêt à mon sens un caractère de gravité suffisant pour mériter une réponse publique. Cependant, afin de préserver l’intérêt attaché à la revue, je limiterai ma réaction à un débat interne en communiquant aux membres de la rédaction ce qui suit.

« Du point de vue de la forme, si le Directeur de la Rédaction est habilité à prendre tous les actes de gestion, d’administration de la revue, quitte à en tenir informés les autres membres, il ne peut en revanche se substituer à ces derniers lorsque les idées et les opinions sont en jeu. Or, ce qui deviendra la lettre de la rédaction dans le numéro 10, a d’abord été lettre à la rédaction, donc un document interne. Pour ma part, je n’ai pas cru nécessaire de répondre, en dehors d’un cadre pour un échange de vive voix. Contrairement à ce qu’enseigne un adage célèbre, qui ne dit mot ne consent pas. En ce qui me concerne, lorsqu’il m’est arrivé d’être présenté comme membre de la rédaction de NAQD, j’ai toujours pris la précaution de préciser le caractère personnel de mes positions, refusant d’engager quiconque de mes collègues et amis

« Sur le fond, la lettre signée par notre ami Daho soulève plusieurs remarques *En premier lieu, en choisissant des formulations permettant d’affirmer et de se rétracter il n’en demeure pas moins que le contenu général est marqué par une succession d’interpellations, voire d’accusations qui nous fait curieusement tomber dans le style commissaire du peuple aux intellectuels. Ainsi, tout en estimant que « NAQD a manqué son but dans sa propre société », on se sent suffisamment en réussite pour donner des leçons tous azimuts.

*En deuxième lieu, peut-on feindre de croire à l’autonomisation – subite ? – des intellectuels, pour justifier une telle démarche ? L’intellectuel et le pouvoir est une vieille histoire : le scribe a été et reste toujours présent dans la mesure où ses intérêts se déterminent à l’intérieur de la société et en rapport avec l’État. Les intellectuels algériens ont été nourris à l’idéologie d’un État et d’un parti et leurs annexes. D’où, c’est enfoncer des portes ouvertes sur une prétendue « confidentialité des offices ». Si on veut aborder la question en termes de responsabilité, notion sous-jacente, mais qui n’est jamais explicitée, il faudrait alors clairement désigner les auteurs des « rapports » et soulever les conséquences afférentes.

*En troisième lieu, le propos serait de savoir comment fonctionne le champ intellectuel et quels en sont les rapports avec « le » ou « les » pouvoir (s). Un pouvoir intellectuel constitué, autonome, pourrait exister comme autorité morale en mesure d’interpeller le politique ou le religieux si les conditions correspondantes sont réalisées. Mais le pouvoir intellectuel peut aussi prétendre à une existence à partir de solidarités de groupes ou de délégations successives interprétées en autant de légitimations, sur la base desquelles il entend ensuite distribuer le label intellectuel ou le refuser. NAQD n’a jamais été dans cette logique, ni dans cette prétention. L’objectif premier de NAQD reste la connaissance. Ce qui implique d’abord la confrontation dans le sens d’échanges, ensuite, que la porte soit ouverte largement, aux intellectuels, dans les limites, bien sûr, de nos choix éditoriaux.

*En quatrième lieu, il est absolument étonnant de s’attaquer à des choix individuels. Poser la question de ceux qui partent et ceux qui restent jettent une lumière crue pour ne pas dire cruelle sur l’utilisation et l’exploitation de catégories comme celles de « communauté, fidèles, citoyens » : comment peut-on invoquer la citoyenneté et mettre en cause des choix personnels, d’autant plus que, lorsque NAQD est née, trois membres de la rédaction vivaient en France, depuis longtemps. Ceux qui ont choisi de s’exiler ensuite l’ont fait en se déterminant par rapport à eux-mêmes et il est malvenu de leur en faire reproche. Assiste-t-on à une transposition de la primauté de l’intérieur sur l’extérieur ? Est-ce l’annonce d’une crise de légitimité ? L’approche nous incline à penser qu’on n’est pas loin d’un wilayisme intellectuel.

Les catégories comme « communauté, citoyens, fidèles », illustrent bien un jargon politique dont l’ambiguïté permet aux différents titres de la presse francophone, de tenter de se donner, non sans mal, un style. Il me semble que NAQD mérite d’autres ambitions et que de telles catégories soient l’objet d’interrogations sérieuses, qui font défaut, il est vrai. Peut-on, sans conséquences sur sa signification profonde, parler de citoyenneté aujourd’hui ? Pour ma part, je me sens en situation de prétendant à la citoyenneté en souhaitant que nous soyons de plus en plus nombreux pour pouvoir l’imposer dans les faits. C’est dire combien il me semble hasardeux d’en éloigner « les fidèles ». On en arriverait à cette situation inacceptable en termes d’égalité où les uns définirait pour les autres leur aptitude à la citoyenneté. Autrement dit, nous sommes toujours dans la politique du « cens ».

En attendant, je vis le dépouillement quotidien de mon algérianité, de la fierté d’y appartenir, humilié par les tueries et les diktats en tous genres. D’autant plus que, la consultation d’ouvrages de la période coloniale me renvoie, à travers le temps, des morceaux choisis dont le rapport à l’actualité s’apparente au cauchemar. En voici deux échantillons : « L’état d’anarchie sanglante et de totale impuissance … à la fin du XVè siècle et au début du XVIè ne peuvent laisser aucune illusion sur l’incapacité radicale où est ce pays de développer un ordre ou une stabilité quelconques dès qu’il est abandonné à lui-même… ». Ou bien « Décidément, c’est peut-être le destin de l’Algérie d’être en marge de la légalité …  » (J. Lambert, Cours de législation algérienne, tunisienne et marocaine, Première partie, Législation algérienne, Librairie Ferraris, Alger, 1949, p. 12 et p. 66). Si bien que la question à laquelle nous devrions être confrontés n’est pas celle de savoir où se trouvent les uns et les autres ni à railler les « déclarations et pétitions de principe ». En vérité, il est bien regrettable qu’il n’ y ait pas davantage de déclarations et de pétitions, en liaison avec la question qui devrait être au centre de nos préoccupations : que faire pour contribuer à faire cesser le bain de sang ? Le contenu de la lettre attribuée à la rédaction, dans le numéro 10 de la revue, en dehors du trouble jeté chez des abonnés qui m’en ont fait part, augure d’une instrumentalisation et d’un détournement qui ne disent pas leur nom. Je ne saurai laisser mon nom utilisé à l’avenir dans des entreprises scabreuses. Aussi, faut-il poser clairement la question sur notre rapport au conflit actuel qui déchire la société. Comment peut-on, comme intellectuels, par des allusions et acrobaties théoriques, continuer à refuser de se déterminer sur les voies et moyens que NAQD pourrait apporter dans la voie de la paix civile, tout en se créditant d’un succès, même relatif, dans le champ intellectuel ? Il me paraît impossible d’éviter, sous peine de fonctionner dans un flou dommageable pour tous, un tel débat ». 

Le 31 mars 1998, une réunion dans l’appartement algérois de Merrouche nous rassemble Zoubir Arous, Daho Djerbal et moi. Le directeur dresse un tableau du fonctionnement de la revue, en renvoyant les responsabilités sur tous ceux qui sont autour de lui à Alger, à l’exception de celui qui est présent et avec qui il a établi une de ces ententes efficaces qui durent selon les nécessités du moment. L’absence de Hocine Zehouane est expédiée par « il ne répond même plus au téléphone ». Comme Nacer Djabi et Khaled Satour sont mis en cause, je pose deux questions : l’une sur l’absence du premier, la seconde sur l’excommunication frappant Khaled Satour. Entre temps, depuis l’été 1995, je tenais ce dernier, à la mesure des informations qui me parvenaient, au courant de la « vie » de la revue. Je lui communiquai ainsi un exemplaire du numéro 10. Dans une lettre « Au directeur », il annonce sa démission en  rappelant les conditions de sa mise à l’écart, privé de tout contact depuis qu’il s’est exilé en 1994 à Grenoble.

Les réponses fournies par Daho Djerbal sont aussi ahurissantes l’une que l’autre : « Nacer Djabi a donné sa démission lors d’un entretien téléphonique » car « il n’a jamais été impliqué dans ce qui se faisait à la revue ». Quant à Khaled Satour, « je reconnais que je ne lui communiquais plus rien à partir du moment où il s’est mis en ménage avec madame B. qui s’implique dans des univers douteux ». En quoi la vie personnelle d’un membre quelconque de la revue peut-elle concerner le directeur et sur quelle base sinon celle qui s’apparente aux méthodes policières ? 

La discussion devient de plus en plus agitée lorsque je soulève la question du changement du comité de rédaction. En effet, sans en référer à personne, Daho Djerbal en prend l’initiative en s’arrogeant les pleins pouvoirs, sans jamais envisager de se mettre en cause. À la question « tu as commencé à prospecter ? », il répond qu’il a des candidats en vue, déjà pressentis : Selim Khaznadar, Azzedine Layachi, Abderrahmane Moussaoui, ajoutant « sur Constantine il y a beaucoup de candidats ». La campagne bat son plein. Les réseaux sont activés et à Constantine, via Hamdi Cherif, Daho Djerbal entretient des rapports suivis avec un groupe d’éradicateurs de cette gauche janviériste civilisée dès 1989 au sein du Mouvement universitaire démocrate (MUD). Ils se retrouvent quotidiennement chez un torréfacteur du centre de Constantine, frère d’un sociologue se chargeant de la mouture à mi-temps, qui accédera au secrétariat général du ministère de l’Enseignement supérieur, Mohamed Guerras. Ponctués  de bruits des broyeurs à grains et envahis par l’odeur enveloppante distillée en permanence, des universitaires (feu Djamel Boulebiar, Halim Aïssaoui …)  voguant entre PAGS et RCD défont et refont la société, l’État, la démocratie.

Les échanges tournent à l’affrontement verbal lorsqu’on en vient à ma réponse à « la lettre de la rédaction ». Il s’est avéré que Daho Djerbal était prêt à en découdre publiquement convaincu sans doute d’avoir l’avantage d’être sur place, fort de ses soutiens médiatiques et persuadé que de toute façon, nul ne peut lui contester la direction à vie de NAQD. Il veut avoir les coudées franches afin de faire fonctionner la SARL éditrice de la revue comme éditeur à part entière en prenant place dans le marché de l’édition se sentant prêt à concurrencer tous les éditeurs professionnels.

LA SOIRÉE DES JUGES

Le jeudi 14 mai à huit heures, jour de son cours à Paris 8,  Mohammed Harbi m’appelle : Daho arrive demain et il repart samedi ; Donc, réunion chez moi demain (15 mai 1998) soir. Question : « à quelle heure ? » . Réponse : « à partir de 19 heures. Il y aura aussi Lemnaouar. Pour discuter ». Il ajoute : « le voyage sera pris en charge par la revue ». Je lui rappelle que c’est mon jour de présence à Paris 8, et donc l’inutilité de sa proposition.

Or, le lendemain soir, quand nous passâmes à table et après que Mohammed Harbi ait déclaré « on essayera de régler nos problèmes en mangeant », il attaque, après un petit moment de flottement : « Allez Daho, vas-y, tu n’as qu’à nous faire un ordre du jour ». L’annonce était claire, il y en a deux qui sont pénétrés de leur rôle à part : Harbi et Merrouche tandis que le troisième, préalablement initié, fait partie de la mise en scène.

Ayant reçu le feu vert, Daho commence par donner un bilan de la revue toujours selon le schéma identique, présentant l’état de la revue comme une charge qu’il est seul à porter et que par conséquent « c’est quelque chose de très lourd ». Il s’attaque sans ménagement d’abord à Boussad Ouadi qui devait prendre le relais après son départ aux USA. Il rappelle non sans perfidie, que NAQD lui a prêté 15000 francs, en ajoutant « qu’il n’a d’ailleurs pas encore remboursé ». Je réagis d’autant plus que c’est moi, comme responsable du compte de la revue en France qui ai remis la somme à Boussad lequel traversait un moment difficile : « il les remboursera quand même ». Daho relance « je n’ai pas dit qu’il ne les remboursera pas ». (Cette somme finit par être remboursée en 1999 en Algérie au directeur de la revue pour les deux tiers).

Daho Djerbal reprend ses griefs à l’égard des absents : « je n’arrive pas à joindre Hocine (Zehouane) au téléphone, Nacer (Djabi) et Khaled (Satour) ne participaient plus depuis longtemps au travail de confection de la revue ». Tous les maux de NAQD sont du ressort des autres.

Voyant la pente que prenait la discussion, je dis nettement que « cela ne pouvait pas marcher ainsi » et posant la question « on fonctionne comme quoi, ici ? comme un super comité ? Les collègues sont mis en cause sans possibilité de s’expliquer. C’est inacceptable ! ». 

Deux manoeuvres sont alors amorcées : la première venant de Mohammed Harbi pour dire « mais on discute simplement », relayée par celle de Daho qui soutient « c’est une réunion informelle ». Ce à quoi j’aurai pu répondre (même si je ne l’ai pas fait car l’atmosphère s’est enfiévrée) qu’une réunion informelle n’a pas besoin d’ordre du jour. Et si réellement il s’agissait d’une réunion où l’on devait uniquement s’informer, cela s’appellerait une réunion informative. Je rétorquai quand même que « les conditions d’une telle réunion sont inacceptables et que cela me gênait beaucoup d’entendre critiquer ainsi des copains en leur absence. Il faut que la discussion soit contradictoire, c’est tout ! ».

C’est alors que Mohammed Harbi s’emballe dans une tirade qui n’avait aucun lien avec l’objet en discussion. Après avoir crié « Alors on arrête de discuter! » il poursuit sur un autre ton empreint d’expérience et d’indignation : « Moi aussi, j’ai mon jugement sur les hommes. J’ai eu des problèmes de droits d’auteur avec mon livre « la guerre commence en Algérie ». J’ai chargé Hocine de suivre, il n’a rien fait, j’ai demandé à Boussad, il n’a rien fait, j’ai demandé à Maougal (directeur du CREAD, qui n’a aucun rapport avec les problèmes de NAQD), il n’a rien fait ».

Je n’ai pas répondu à cette envolée et là aussi les personnes mises en cause ne sont pas présentes. C’est à elles et devant elles qu’il faut dire tout cela et en parler. Merrouche tente alors autre chose en disant : « Dans ces conditions, si on ne discute pas en l’absence des autres copains, on ne pourra jamais discuter ». Je réponds en rappelant que Daho, lors de la réunion du 31 mars à Alger, avait proposé, et je suis d’accord, que « NAQD paye éventuellement le voyage à ceux qui en ont besoin et que l’on tiendrait tous ensemble une réunion à Paris ». Lemnaouer comme Mohammed mettent en doute une telle possibilité. Ce dernier envisage que l’on demande aux membres du comité de rédaction « de se prononcer par écrit : on envoie un courrier/fax sur un certain nombre de questions et tout le monde se détermine ». La réunion était bloquée et aucune décision ne pouvait être prise Daho Djerbal revient à la charge sur le thème « NAQD  est devenue une institution … Est-ce que je peux embaucher des petits jeunes qui étaient dans RAJ  (Rassemblement Algérie Jeunesse) ils pourront m’aider dans la distribution de la revue, la manutention etc… ». Il sollicite aussi l’autorisation de louer un local « pour pouvoir s’autonomiser et éventuellement pour y tenir des conférences quand vous viendrez en faire ». Nul inconvénient n’ayant été opposé, le directeur évoque le problème de « la lettre de la rédaction du numéro 10 et la réponse de El Hadi » en précisant, s’adressant tour à tour à Lemnaouer et à Mohammed : « J’en ai parlé avec toi au téléphone ». Je ne saurai rien des conciliabules téléphoniques. L’esquive n’étant pas de mise, les juges se  prononcent. Mohammed assène en direction de Daho :  « Nous sommes des partisans de la liberté. Dès lors que tu reproches aux autres de partir, tu te situes dans une démarche tout à fait inverse ». Daho réagit, indigné : « vous vous êtes tous focalisés sur cet aspect alors que ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire. Je parle de la mise à l’abri… ». Pour Mohammed, « il n’y a rien à faire là dessus… ».

Lemnaouer Merrouche : « J’ai fait lire la lettre par quelqu’un d’autre et j’ai eu aussi la réaction de copains français abonnés. Cette lettre est une connerie, comme je te l’ai dit au téléphone… ». Daho se retranche derrière l’ultime ligne de défense qu’il m’a opposée à Alger le 31 mars : « Mais j’ai signé en mon nom ». « Mais, lui répond-on, tu signes au nom de la rédaction, tu agis en son nom, puisque la lettre porte en titre « lettre de la rédaction de NAQD ».

Daho Djerbal finit par reconnaître, sans trop insister qu’il a fait « une connerie » ajoutant qu’il « compte réparer dans le prochain numéro » (11, sur « Les intellectuels »). La discussion s’effilochera sur des projets de numéros futurs, dont un lié à la mondialisation. Le directeur repart en propos lénifiants sur NAQD, par rapport à d’autres revues telles que Insanayat (du CRASC) ou bien « Confluences » (une reprise de la revue parisienne dirigée par J.P. Chagnollaud qui patronne la version oranaise publiée par Rabah Sbaâ).

Que tirer de cette « réunion-dîner » sinon le retour au statu-quo ante (« lettre de la rédaction NAQD n°10« ) en attendant que tout le monde puisse s’exprimer. Néanmoins, cette rencontre a été d’un enseignement autrement bénéfique sur les méthodes de fonctionnement de « l’avant-garde intellectuelle ». Lorsque j’ai décidé de bloquer la réunion en posant la question sur la nature du « quatuor »  que nous étions, j’étais dans la certitude d’avoir en face de moi deux membres de la rédaction assurés de leur rôle de parrains au-dessus des autres. C’est en parrains qu’ils s’auto-constituent en tribunal auprès duquel Daho et moi devions nous expliquer. Les juges finiront par prononcer la sentence en reprochant à l’un sa « connerie » et à l’autre le caractère « agressif » de sa réponse. Auparavant, les juges avaient conféré avec le directeur de la rédaction et avaient mis au point le moyen de renouveler leur confiance à ce dernier, en réponse à une déclaration appuyée que je lui avais faite à Alger, « Je ne t’accorderai pas de chèque en blanc ». Ainsi, ni Lemnaouar Merrouche, ni Mohammed Harbi n’ont réagi à la mesure du contenu de la « lettre de la rédaction de NAQD » (n°10) et, à partir d’une prise de position tranchée, la mienne, et sans communiquer avec les autres membres du comité de rédaction sur un acte d’extrême gravité, ils se donnennt toute latitude pour reconduire les choses en l’état.

Cet épisode a tout de même révélé les signes corrupteurs dans  le fonctionnement de la revue et Mohammed Harbi aura l’occasion de confier qu’il était obligé de travailler avec Daho, car « je n’ai rien d’autre » (La remarque a été faite à Hafidh Hamdi-Cherif qui la répète autour de lui). Lors d’un repas à trois, en compagnie d’une amie commune qui fut mise dans la confidence, je tenais à faire répéter par leur auteur les mots déjà dits. Mohammed Harbi me répond sans sciller « Oui, c’est une façon de marquer ma défiance. Si j’avais quelqu’un d’autre eh bien je me passerai de Daho ».

En 2001, ce fut au tour de Djamel Guerid de quitter la revue sur la base des mêmes manœuvres, artifices et déchirements. Le 27 janvier 2001, Djamel Guerid adresse au « Directeur de la rédaction de la Revue NAQD la correspondance suivante : « Cher collègue, J’ai l’honneur de te rappeler et de porter à ta connaissance ce qui suit : 1 – Au milieu de l’année 1998, nous avons tenu une séance de travail en compagnie de notre ami Arous Zoubir au domicile de ce dernier. Au cours de cette réunion, nous avons fait le constat de l’essoufflement de Naqd et nous avons réfléchi au meilleur moyen d’en assurer la relance. Sur ma proposition, nous avons adopté le principe de l’organisation d’un séminaire international destiné à procéder, pour une fois, au bilan critique des théories et des pratiques de développement. Nous avions convenu de l’objectif du séminaire (faire connaître notre revue à une échelle plus grande et aussi nous permettre à nous, intellectuels algériens de sortir de la « quarantaine » non déclarée dans laquelle nous étions relégués du fait de la situation de notre pays), de sa date (le dernier trimestre de l’année 1999) et prévu la publication de ses actes dans un numéro spécial de Naqd. Sur ta proposition, nous avons décidé de confier la préparation scientifique du séminaire à Arous et Guerid et la préparation logistique (la recherche de sponsors surtout) à Djerbal. À la rentrée 1998-1999, et après m’être consulté au téléphone avec Arous, je t’envoie le texte de présentation du séminaire (rédigé en langue arabe comme tu l’avais souhaité). Plus de deux ans après, nous sommes toujours sans nouvelle et du texte et du projet lui-même et toujours dans l’attente d’une explication. Nous avons convenu du principe d’une réunion du Comité de rédaction de Naqd pour le mois d’octobre 1998 pour faire le point et réfléchir à de nouvelles perspectives pour notre Revue. Je ne comprends toujours pas pourquoi cette réunion n’eut pas lieu et pourquoi aucune autre réunion ne s’est tenue à ce jour. 2- Le non fonctionnement du Comité de rédaction n’a pas manqué de produire ses effets. Mon appréciation personnelle est que Naqd (en particulier dans ses deux numéros) [ Il s’agit probablement des numéros 12 sur « Dominations et dépendances » et 13 « Sciences, savoirs et société »] semble avoir pris ses distances par rapport à la ligne de départ telle que définie dans le premier numéro. À l’analyse critique des réalités sociales en mouvement dans nos sociétés (ce qui constituait l’originalité de notre revue) s’est substituée la recherche de signatures prestigieuses et l’académisme. Je suis convaincu que dans cette voie, Naqd ne peut être que doublement perdante : d’abord parce qu’elle ne peut « tenir la route » face à des revues franchement académiques et disposant de beaucoup de moyens et ensuite parce qu’elle laisse échapper ce qui fait sa spécificité et sa différence. N’ayant été associé à aucune discussion sur la marche et le devenir de Naqd et ne me reconnaissant pas dans ce qu’elle est devenue aujourd’hui, je te demande de ne plus faire figurer mon nom en tant que membre du Comité de rédaction. Tout en restant disponible pour expliciter ma position devant le Comité de Rédaction si, par bonheur, il arrivait à se réunir, je te prie de recevoir mes salutations. Djamel GUERID ».

Le 31 janvier, le directeur de NAQD répond : « Cher Djamel, Je dois d’abord te dire que ta lettre du 27 janvier 2001 m’a profondément blessé et j’ai dû reporter de quelques jours d’y apporter une réponse tant ma douleur fut vive. Le fait même de t’adresser à moi, ton ami, comme à un responsable administratif avec une entête « de untel » à M. untel directeur de… » et de commencer par « cher collègue » m’a semblé absolument irréel. Je ne sais si, au moment où tu écrivais, tu t’es souvenu des années de lutte syndicale commune et de celles qui suivirent dans une tentative tout aussi commune de trouver une voie à la lutte politique et à celle des idées ; de toutes ces rencontres que nous avons eues, y compris dans ton domicile avec nos amis défunts et ceux qui ont choisi l’exil ; et enfin de ces dix dernières années de l’aventure de NAQD où tu as été, à ta façon, partie prenante de tout ce qui s’est fait. Plus de trente ans au total. Je ne peux même pas dire peu importe maintenant qu’il devient si facile de se démettre de tout et de se replier sur soi, de voguer selon son humeur et parfois selon ses intérêts. Pour en revenir à ton propos, je voudrais y apporter les réponses qui suivent : 1 – Il est un fait que depuis 1998, un sérieux problème s’est posé à NAQD quant à la définition d’une nouvelle ligne et quant au renforcement de son comité de rédaction. À plusieurs reprises durant l’année 1999-2000, la tenue d’une réunion plénière s’est offerte avec l’annonce de la venue d’un ou deux de nos amis résidant à l’étranger mais à chaque fois leur séjour en Algérie a été reporté ou écourté pour des raisons impératives. Depuis, plusieurs réunions se sont tenues à Alger comme à Paris avec à chaque fois un nombre restreint de membres du comité. À chacune de ces réunions, des décisions ont été prises et je me suis fait un devoir de les communiquer le plus fidèlement possible aux autres membres de la rédaction. À chacun de mes séjours à Oran, je t’ai tenu informé dans le plus petit détail …. Parmi les autres décisions, il y a eu effectivement celle de tenir un séminaire international pour établir un bilan critique des théories et pratiques de développement de l’Algérie. L’argumentaire a été transmis et même discuté à Alger et Paris. Des observations ont été faites verbalement  et il aurait été sûrement plus judicieux que cela se fit par écrit. Mais il en a été de même pour tous nos précédents projets. Moi même, je tenais à organiser une rencontre des revues de la pensée critique contemporaine mais, les avis de quelques membres du comité en ont décidé autrement malgré l’engagement d’un grand nombre de revues du Maghreb, du Machrek et d’Europe d’y participer et une forte possibilité de financement. Il me semble, comme tu l’as si bien indiqué qu’il vous revenait, à toi ainsi qu’à Zoubir, de faire avancer le projet et de vous assurer la participation d’économistes critiques auxquels vous pensiez. Mohammed a même avancé des noms pour un numéro spécial de la revue consacré à ce thème. Il me revenait, toujours comme tu l’as indiqué, d’assurer des financements et je l’aurai fait (je pense encore pouvoir le faire) dès que j’aurai l’argumentaire amendé et au moins quelques noms à aligner. Je vous renvoie donc la question : pourquoi ne pas avoir fait avancer le projet (préparation scientifique) ? 2 – Je ne pense pas que les deux derniers numéros de NAQD aient pris des distances par rapport à la ligne que nous avions définie avec Saïd et tous les autres membres de la rédaction et que chacun peut à loisir retrouver dans le générique du numéro 1. En plus, comme je l’ai déjà dit, les projets d’argumentaire sont transmis à chacun des membres et tous discutés…. Nous nous sommes toujours maintenus dans l’analyse critique des situations et non dans l’académisme que tu nous reproches. Si nous avons eu des signatures prestigieuses, c’est parce que c’était NAQD et maintenant NAQD est une référence de la pensée critique au Maghreb et même dans le monde arabe. NAQD n’est ni Insaniyate ni Prologues, (toutes deux financées par de puissantes institutions) …. Pour terminer, je te rappelle cher Djamel, que NAQD reste ouverte, comme elle a été depuis son premier numéro, à tes contributions en espérant que ta critique la fera avancer dans la bonne voie et l’éloignera de l’académisme que tu lui reproches. J’attends la venue de Lemnaouer (Avril-mai) et de Mohammed (mi-février et avril-mai) pour qu’enfin on puisse tenir une réunion plénière en demandant à El Hadi [suit mon n° de tél.] et à tous ceux qui restent debout d’être des nôtres. Avec mes amitiés sincères, Daho Djerbal ».  

D’autres échanges suivront entre « les amis de trente ans » impliquant des batailles politiques. Multipliant les entretiens médiatiques où il a pris l’habitude de se présenter ou de se laisser présenter comme « historien et directeur de la revue NAQD », Daho Djerbal développe ses choix et alliances sous couvert d’analyse experte.

Je décidais de prendre de la distance et de commencer par refuser de donner la moindre réflexion à NAQD. Le dernier article qui lui sera confié sera le texte d’une communication préparée à l’occasion d’une « Journée-Débat sur Abane Ramdane » le 6 avril 1998 à Paris VIII. Ne pouvant être présent, je chargeais un des responsables étudiants de la présenter à ma place. Par mesure de précaution contre un éventuel détournement, je me suis résolu à livrer à NAQD cette réflexion intitulée « La conception de la constitution chez Abane Ramdane », qui sera publiée dans le numéro 12, (1999). Sans aucun scrupule ni la moindre prise de contact, Daho Djerbal cédera cet article sur la base d’un deal à La Dépêche de Kabylie qui l’insère dans un dossier « Qui a assassiné Abane ? » (édition du 20 août 2002, n°59). 

La figure de l’intellectuel enseigne à quel point elle reste l’image d’un régime, la reproduction d’un système politique et social où plongent ses racines. Quelque soit le masque qu’il se taille ou qu’on lui applique, l’intellectuel n’échappe pas à ses origines.

 

À SUIVRE.