Les journalistes froidement abattus au nom d’une vengeance illusoire, réparatrice des outrages répétés aux symboles de l’Islam, sont des plumes de talent choisissant délibérément des formes frontales et provocatrices qui inscrivent la liberté d’expression dans une campagne haineuse faisant jonction avec diverses manifestations d’essence étatique ou sociétale. L’assaut destructeur dont ils ont été victimes renvoie à des fanatiques liés à une nébuleuse terroriste qui, selon les autorités étatiques (politiques, policières, judiciaires), ne serait qu’une excroissance importée de contrées plus ou moins lointaines, sans lien avec la fibre hexagonale.
Le moment impose recueillement et compassion pour toutes les victimes, leur famille et leurs proches. Cependant, rien n’autorise cette tendance quasi générale à faire bon marché d’un questionnement sur les racines du drame et la dimension grossière de son instrumentalisation.
Dès lors que l’on a circonscrit la tuerie au périmètre terroriste et que l’on a dressé face à face terrorisme/liberté/démocratie/civilisation, on considère que tout est dit. Le terreau de violence entretenu sous toutes les formes institutionnelles en direction des musulmans en France et de l’Islam dans le monde est tapageusement recouvert de slogans sur les libertés, la démocratie, la civilisation.
SURENCHÈRE ÉMOTIONNELLE
Répercutée à l’infini en voix unique appelant à la rescousse des autorités morales largement compromises par ailleurs lors d’événements récents ou lointains mettant l’Islam sous auscultation, la surenchère émotionnelle vise à interdire toute opinion dissidente.
Journalistes à la provocation fertile, les victimes du 7 janvier, sous menace déclarée d’actes criminels, qui faisaient l’objet d’une protection dérisoire étaient manifestement réduits à une cible largement accessible. Si l’on croit les déclarations du Chef de l’Etat, du Premier ministre et du ministre de l’Intérieur, les indices récents annonçant des risques d’attentat n’imposaient-ils pas un système de protection autrement plus dissuasif ?
Sous la houlette des plus hautes autorités une mobilisation sans faille est proclamée au nom de la grandeur d’une France menacée dans ses valeurs de liberté, de démocratie et de civilisation, fière de ses interventions militaires et appelée au « réarmement républicain » selon le mot d’un politologue.
La liberté d’expression est ainsi mise au centre de l’état d’exception, exigeant de tous « l’union sacrée ». Qualifiée de « sacro-sainte sur cette terre des libertés», la liberté d’expression revêt soudain une dimension inédite que le quotidien des Français ne lui reconnaît guère. En effet, faisant abstraction des atteintes multiformes dont elle est l’objet, la liberté d’expression se confond depuis longtemps avec le souci de protection des gouvernants et de leur durée. Les médias eux-mêmes se targuant de cette défense pointilleuse de la liberté d’expression sont les premiers à organiser plus ou moins subtilement les pourtours qui y autorisent l’accès. La compromission médias/autorités/politiques/puissances financières est une donnée banale de systèmes qui persistent à se dénommer « démocraties ».
La vie politique est suffisamment prolixe en événements sociaux, économiques, judiciaires, pour opposer un démenti cinglant à cette mise en scène d’une liberté d’expression sacralisée pour les besoins d’une cause qui se camoufle derrière l’émotion provoquée par un acte criminel dont les responsabilités ne sauraient se réduire aux faits extérieurement visibles et d’imputabilité immédiate.
Nous sommes confrontés à une situation hors norme qui, toutes institutions confondues rassemblées derrière un mot d’ordre unique, de haut en bas, gomme avec une rapidité fulgurante toute liberté de parole politique, associative, syndicale, sous peine de renvoi sur le bûcher.
Les médias, multipliant en les relayant les effets de grandiloquence officiels, parviennent à transformer avec une facilité déconcertante la France de la parole contradictoire en une France monophone.
La terreur qui a répondu aux violences médiatiques de la plume et du feutre (les mots aussi peuvent tuer dans un sens ou dans l’autre) doit être restituée à ses racines institutionnelles. L’équipe de Charlie Hebdo fonctionnait notoirement depuis 2006 comme une escouade anti-Islam à coups d’insultes provocatrices à connotation raciste en direction de millions de musulmans qui ont droit au respect de leur foi. Outre les caricatures à répétition encouragées par une explosion des tirages, la reprise sous forme de bande dessinée du film américain diffusé sur la toile ont poussé de rares associations musulmanes à demander simplement réparation auprès de la justice française. Elles ont tenté ainsi de faire valoir leur droit d’accès à la justice sur la base des limites à la liberté d’expression. La réaction provoquée par le besoin de justice laisse pantois devant la mobilisation d’hommes politiques, de responsables de partis, de ministres en exercice, de députés en vue sans compter les médias appelant à la défense de leur « corporation menacée » : tous font barrage à la demande de justice. La levée de boucliers visait en réalité moins la préservation de la liberté d’expression que le danger de laisser l’Islam accéder à la défense de ses symboles par la simple protection de la loi. Pour beaucoup, les mentalités vivent dans la frayeur de l’islamisation de la France. Dès lors, il est exclu que les principes législatifs et jurisprudentiels puissent être appliqués au cas d’atteinte aux symboles de l’Islam au même titre et à égalité avec toutes les autres religions. À la règle bien connue faisant de la liberté le principe et de la limitation l’exception, celle-ci pour des circonstances bien déterminées liées au régime de traitement d’une communauté sous surveillance, disparaît pour laisser place à une conception de la liberté à sens unique. Sous la pression d’une avalanche d’arguments simplistes présumant l’incompatibilité de l’Islam avec les libertés, le juge finit par admettre que celles-ci ne peuvent souffrir aucun des correctifs habituels. Confrontée à l’Islam, la liberté d’expression ne saurait souffrir aucune limite. Elle introduit les variantes d’atteinte et d’agression protégée à la liberté des autres. Chacun peut deviner la charge de violence d’une telle conception de la liberté.
La demande de justice rejetée, la liberté de manifestation qui est une des formes de la liberté d’expression est également refusée à ceux qui entendaient exprimer, comme musulmans, leur indignation en dénonçant publiquement les atteintes aux symboles de leur foi. L’appel à des manifestations pacifiques sur des lieux préalablement communiqués aux autorités administratives selon les procédures légales butent contre les cordons de CRS ou de gendarmes ceinturant sans ménagement tous les espaces désignés en plusieurs points du territoire. Le recours à la violence d’État appelant au gendarme est assorti de condamnations de toute manifestation prononcée par une police religieuse mettant l’Islam sous les ordres du ministère de l’intérieur. Ainsi est verrouillé tout accès à une indignation légitime publiquement exprimée. Les manifestations de la communauté musulmane ne peuvent avoir lieu autrement que sous la forme d’embrigadement officiel sous encadrement décidé selon les choix des autorités politico-administratives. La participation à de telles manifestations procède de la soumission et de l’obéissance qui sont une insulte aux libertés et à la dignité humaine.
DE QUELLES LIBERTÉS S’AGIT-IL DONC ?
Celles qui sont égrenées en permanence sur le chapelet de la civilisation sont l’apanage de catégories de Français à l’exclusion d’autres.
« L’union sacrée » qui lève sous le ferment des violences au nom de la liberté secrète un objectif qui ne cesse d’être dévoilé sous la poussée d’une orchestration construite de longue date : le dressage des hommes, des femmes et des enfants, français certes, mais à qui il faut constamment rappeler les rudiments de l’allégeance. La législation spéciale qui du foulard à la burqa élargit de plus en plus les signes de stigmatisation en les banalisant entend aboutir à l’uniformisation de la société française par l’extinction de tout ce qui chez le musulman est culturellement visible. Le chantage au lien national assorti explicitement de la menace de déchéance de nationalité prend place dans le paysage social et politique et tend à acquérir le statut de débat légitime sous couvert du souci hypocrite de cohésion nationale. Ces procédés de rappel à l’ordre n’ont d’autre signification que celle qui entend assigner sa place à une population sous contrôle. Invisibilité et indistinction n’attendaient plus que la phase ultime de leur programmation. Le drame du 7 janvier 2015 vient à point nommé pour proclamer dans le « réarmement républicain » une conception des libertés à sens unique. Dans cette perspective excluant l’égalité devant les libertés et la justice, la communauté se réclamant de l’Islam n’a plus qu’une alternative : apprendre à obéir en intégrant le régime d’apartheid ou sombrer dans le terrorisme. Autrement dit, il ne reste d’autre choix que celui de se plier aux exigences de l’un ou l’autre des terrorismes en lutte pour l’hégémonie sur les territoires et de leurs ressortissants.
La mise à mort prévisible des trois terroristes identifiés et cernés de toutes parts fait obstruction aux tentatives de recherche et d’explication selon les procédures contradictoires d’une justice largement inhibée. Tout questionnement exigé par une recherche de vérité sur les faits, leurs origines et les motivations lointaines du passage à l’acte relèvent du monopole de constructions policières et de leurs spécialistes répercutées par les médias. Nous sommes confrontés, impuissants, au face à face opaque entre les secrets protégés de la police et les adeptes du terrorisme. À cet égard, la présence de Mohamed Sifaoui, figure notoire des services secrets algériens, appelé à professer son savoir en matière de « guerre idéologique contre l’islamisme » sur les plateaux de télévision, ne rassure pas sur l’avenir proche.
La mobilisation à dimension planétaire orchestrée à la mesure des violences infligées dans différentes régions du monde par des puissances dominatrices secouées un temps par la décolonisation énonce d’elle-même les projets futurs de destruction de toutes entités résistantes.
La décolonisation qui a introduit chez des populations jadis écrasées la tentation de la désobéissance assortie d’une exigence d’accès à l’égalité se traduit par un mouvement de reflux et une résurgence des empires réduisant les Etats arabo-musulmans à de simples appareils policiers contre leurs populations. Installées un peu partout en Europe, les communautés de confession musulmane sont confrontées à un régime différencié de traitement de leurs membres par rapport aux citoyens européens. L’accès aux libertés et à l’égalité pour eux passe par des épreuves toujours renouvelées mesurant leur capacité à bénéficier des droits communs.
L’atteinte aux symboles de l’Islam, comme la perception délibérément rabaissée de son histoire, sont devenues des moyens ordinaires d’humiliation, présentés comme des recettes infaillibles de transformations modernisatrices et d’avancées lumineuses. Il est vrai que les plumes et les discoureurs à qui s’ouvrent les moyens de communication les plus sophistiqués sont là pour attester la pertinence de telles orientations encouragées par les centres de domination. Ils ont leurs reproducteurs, leurs échos et leurs clones dans les pays arabo-musulmans où l’obscurantisme auquel on oppose les lumières n’est pas toujours et exclusivement d’obédience religieuse.
Ici, en France, la communauté musulmane française oppose pacifiquement le devoir de reconnaissance à tous les niveaux de ses droits ainsi que la jouissance, dans l’égalité, de toutes les libertés sans ces mises à l’épreuve constamment reconduites. Les sources de la violence seront taries d’elles mêmes quand cette population cessera de courir le risque d’être désignée comme bouc émissaire soumise à un régime d’apartheid, toujours mise en demeure de faire la démonstration des progrès accomplis dans une mue perpétuelle vers son absorption.
Rien ne saurait justifier l’assassinat de tout être humain. Il nous semble aussi que rien ne saurait justifier le rapt du sens et la confiscation des mots, travestis et alignés au même titre que les hommes et les femmes violés par un processus de dessaisissement d’eux mêmes.
Derrière la prétendue défense de la liberté théâtralement sacralisée se profile la figure hideuse d’une terreur acceptée : l’état d’exception.