LE DROIT
À L’AUNE DE L’OCCIDENT : ESSAI DE PÉRIODISATION D’UNE DOMINATION

Depuis une trentaine d’années, le droit international est au centre de l’œuvre de toilettage des États dirigés par des despotes, renvoyant à des régimes tyranniques catalogués tantôt comme États voyous, tantôt labellisés comme modèle de stabilité et de dynamisme.  Il suffit, à titre d’exemple, de se remémorer l’expérience des ex présidents tunisien, Benali, égyptien, Sadate, donnés comme cas de figure de la réussite et de la stabilité avant d’être jetés en pâture à l’opinion mondiale. Les rois du Maroc et de Jordanie font encore partie des figures adulées, tout comme les monarques émiratis et d’Arabie saoudite, soutiens du  nouveau gendarme régional, le maréchal Al Sissi en Égypte. La faiblesse des États dominés et de leurs sociétés déplace le centre de direction  entre les mains de puissances impériales, orientant les jeux institutionnels de pouvoir en laissant croire à des souverainetés établies.

Aussi schématique que cela puisse paraître, le droit international est l’outil paradigmatique qui développe des missions d’ingérence aux compétences de plus en plus étendues. Le sort des États en position d’infériorité dans tous les domaines fait l’objet d’attentions intéressées. La vie quotidienne y est scrutée en prévision d’évaluations multiples. Rien n’échappe à l’investigation et à l’expertise. Il est vrai que l’observation offre des prétextes infinis, restitués en vérités objectives :  l’arbitraire y gouverne les institutions, brutalise individus et catégories sociales, corrompt l’économie et la culture et s’offre de la sorte comme devenir. Les « États-modèles » s’en saisissent et s’érigent en juges de la légitimité, de la viabilité ou de la condamnation des États sous surveillance et de leur régime.

L’organisation de cette tâche confié au droit est le fruit d’une division du monde selon plusieurs paramètres : États du Nord-États du Sud d’abord ; recouvrant cette summa divisio, la distinction entre puissances détentrices du pouvoir de décision dans l’ordre international et membres exécutants. Ces derniers sont dressés à l’obéissance et au respect de règles inspirées et mises en place par les maîtres de l’ordre en question.

On sait aussi que la division Nord-Sud renferme une suprématie économique des États du Nord sur ceux du Sud.

Enfin, cette dualité de l’ordre international se décline désormais en États démocratiques (Nord) et États despotiques, totalitaires ou tyranniques. L’usage courant autorisant selon les cas, les trois qualificatifs. Des instruments de notation mesurent les progrès en voie de réalisation ainsi que les chances de tel État de quitter dans un proche avenir les zones de la disqualification.

La triple référence géographique/spatiale, économique et politique recouvre une distribution géopolitique veillant en permanence à la sauvegarde des puissances, de leur tutelle et de leur hégémonie. La maîtrise de l’ordre international et de ses règles est la condition première de cette hégémonie avec, en arrière plan, l’usage de la violence régulatrice.     

Dans la production du droit, il y a concordance entre pouvoir militaire, économique, caractérisant la puissance internationale et le phénomène de supra-souveraineté.

Si la production du droit a investi le champ de reconnaissance des droits et libertés à l’intérieur d’États en mesure d’en maîtriser aussi bien l’invocation et l’application que la violation et le détournement, elle échappe en réalité au monde clos du droit pour relever du calcul, de la stratégie propres à « la bonne gestion du capital politique » (selon Bernard Lacroix, Ordre politique et ordre social, in Traité de science politique, tome 1, page 543, Paris, PUF, 1985).

Le « capital politique » et sa « bonne gestion » veillent sur la crédibilité de tout le système juridique. C’est dire combien la complexité des systèmes occidentaux fait de la proclamation des droits et libertés son label de qualité, le gérant avec adresse, le magnifiant souvent pour en définitive le constituer, par autostandardisation, en référence mondiale. Cette double autorité conférée par la construction des standards et de l’ordre référentiel masque le fonctionnement effectif des rapports aux droits et libertés, servis comme idéal à suivre aux États subalternes, lesquels cherchent vainement à y parvenir au nom de la « bonne gouvernance » .

L’état des relations internationales épouse l’agressivité offensive des puissances occidentales et de leur volonté d’imposer le libéralisme, à partir des années soixante-dix, singulièrement avec la présidence R. Reagan. Mobilisant les leviers militaires, économiques et juridiques, l’entreprise fait tache d’huile. L’explosion iranienne, les guerres d’Afghanistan, annoncent l’affaiblissement puis la disparition du bloc socialiste en confortant le rôle « arbitral » des États occidentaux.

En appui à l’interventionnisme militaire conjugué avec les ambitions économiques, les puissances occidentales imposent l’urgente nécessité de la réception des droits de l’homme et de leur respect au sein de tous les États qui souffrent du handicap de leur absence.

Dès lors, le libéralisme et ses États pilotes se constituent en dépositaires des droits de l’homme : ils mettent en place un système de poids et mesures permettant d’ausculter et d’évaluer l’introduction des droits, leur degré d’effectivité ou de violation. Ainsi s’organise un droit de regard étudié et planifié  dont les limites ne tiennent qu’aux objectifs calculés selon les intérêts du censeur suprême.

Nul ne s’aventure, ou si rarement, à rappeler comment les chantres du libéralisme ont mis en place un système complexe de surveillance et d’interpellation correspondant à une circulation entre la reconnaissance des droits, leurs violations et les échanges conflictuels multiples. En assurant la reproduction des spécialistes (du juge au doctrinaire en passant par le légiste), ce système installe comme évidence le respect du droit et sa crédibilité. Au fil du temps on a fini par admettre que la complexité de l’ordre du droit intègre ses violations en les comptabilisant dans la colonne des acquis.

La hiérarchisation sociale savamment élaborée dans l’ordre interne à coups de violences multiformes est devenue un moyen de fragilisation et de domination d’États soumis à de véritables mises en demeure, converties à l’occasion en ultimatum au nom d’un monopole : celui des droits de l’homme.

Des traités élèvent les signes de respectabilité des États à hauteur de la reconnaissance des droits et libertés individuelles, appuyés sur différentes protections, interdictions, systèmes d’accusation et de poursuites, alimentant des juridictions comme le TPI (tribunal pénal international) ou la CPI (cour pénale internationale).

Ainsi guidés, des États subalternes sont passés ou sont censés avoir fait leur mutation, de la dictature à la démocratie, par référence à une notion subterfuge, celle de pluralisme. De la sorte se mesure le pluralisme politique et médiatique tandis que sont évalués les progrès d’une justice vouée à la transparence grâce au nouveau statut de ses juges, veillant à la reconnaissance des libertés syndicales, des droits des femmes, de la liberté d’entreprendre, armature d’une « société civile » objet de toutes les constructions.

Le nombre de pactes, traités, qui auraient pu être des instruments d’avancée dans des sociétés aux prises avec toutes sortes de prédations, livrent, au fur et à mesure des observations, des résultats inverses aux prétentions proclamées. Dans quelle direction fixer son regard ? Sur la Palestine ?  l’Irak ? la Libye ? la Syrie ?

Instruments de surveillance des États, de leur régime politique et social, les pactes protecteurs de droits et libertés autorisent l’organisation d’interventions ciblées appuyées sur des moyens en hommes et en matériels. Les puissances gardiennes délivrent des « certificats » de bonne conduite, soutenant ici des dictatures qu’elles fustigent ailleurs. Le but poursuivi réside dans l’amendement des régimes en place à coups de changement de direction. Leur docilité permet la continuité et le développement des stratégies impériales.

Tout se fait par le recours à des courroies locales : gouvernementales, parlementaires, judiciaires, associatives. Ce dispositif nourrit des illusions quotidiennes de nature à faire admettre l’idée d’une contestation qui, périodiquement ou épisodiquement, secoue la vie institutionnelle en figeant les rapports essentiels de domination internes.

Rien ne se fait par la société : son dynamisme, aseptisé, la rend perméable à toutes les secousses qui la mutilent sans cesse. Le constat peut aisément être fait ;  les structures locales de la contestation ont leurs quartiers au milieu des classes privilégiées. Elles sont, de ce fait, le support des relais d’interpellation et de sa modulation par les puissances impériales qui infestent tissu associatif et organisations non gouvernementales.

Il ressort de ces quelques remarques que les États auprès desquels sont puisés les modèles de réforme constituent à la fois la source de domination et de soumission. Les États-nations coloniaux, puissances impérialistes, n’ont jamais troqué leur domination contre un quelconque souci de philanthropie au bénéfice de sociétés et d’États sur le déclin desquels ils ont construit puis consolidé leur hégémonie.

En prenant appui sur les constructions historiques dans la longue durée, nous sommes confrontés à deux processus similaires ayant marqué le monde arabo-musulman :

Le premier remonte aux temps des capitulations annonçant le dépeçage de l’empire ottoman. Signe de décadence de ce dernier qui perd sa puissance militaire, celles-ci se résument d’abord dans le dessaisissement du privilège de juridiction,  ensuite et en prolongement dans la pénétration puis la domination du droit d’inspiration européenne qui marquera ultérieurement les différents codes de la Turquie, l’Égypte, la Syrie ou l’Irak.

Le second se situe au moment des indépendances et de la « naissance » d’un droit accompagnant les jeunes/nouveaux États. Là encore, le droit interne, et en tout premier lieu le droit constitutionnel, est ajusté par les États dominants et leurs équipes de conseillers qui se sont succédées tout au long de la mise en place d’un ordre juridique bien guidé. C’est l’époque du « clef en mains » qui ne fonctionne qu’avec la présence, d’une manière ou d’une autre, du fournisseur.

On a souvent fait usage de mimétisme dans le façonnement de systèmes juridiques en Afrique et dans le monde arabo-musulman. En réalité, il serait plus juste de parler de transfert impérial de techniques et de systèmes juridiques qui reconduisent les assises de la domination.

À partir de ces quelques remarques, il faudrait :

*en premier lieu, mesurer les nombreuses et inefficaces tentatives de modernisation politique dans le monde arabe, malgré les prétentions d’ illustres figures intellectuelles, du droit, de l’histoire, de la sociologie ou de la science politique ;

*en second lieu, procéder à un effort de systématisation à partir d’observations sur le contenu et le fonctionnement du droit interne.

Cette double préoccupation fera l’objet de développements ultérieurs.