Grâce à l’instantané des images et à leur diffusion, la scène saisie sur une plage de la Côte d’Azur aura eu des millions de témoins : une mère de famille en compagnie d’enfants en bas âge est entourée de policiers en tenue. On la voit ôter un à un les vêtements incriminés sous la double menace du recours à la force et de la passivité approbatrice de « la société civile ». C’est le prix à payer pour pouvoir profiter avec les enfants, de la fraîcheur du littoral.
Tel est le visage que « la France républicaine et laïque » offre comme pédagogie. Elle entend en obtenir le respect par toute personne tenue pour suspecte de francité imparfaite de par sa culture, ses origines, sa religion. La suspicion est l’antichambre de la culpabilité laquelle ouvre toutes grandes les portes de la vindicte.
Les enfants témoins d’une telle scène qui renvoie à une France ancrée dans le racisme colonial garderont pour longtemps les stigmates de cette agression publiquement couverte au nom de toutes les références aux canons républicains de l’égalité et de la liberté. La décision provisoire du Conseil d’État qui tente de colmater les profondes blessures ne les cautérisera pas de sitôt.
Le déchaînement de comportements racistes à partir de l’irruption dans l’espace public d’un simple vêtement de plage iconoclaste, le burkini, enveloppant les femmes de la tête aux pieds, s’inscrit dans la mise sous surveillance constante, en droite ligne, depuis le foulard adopté par des jeunes filles à la fin des années 1980. Une occasion supplémentaire, fardée de la prétention à défendre les femmes musulmanes soumises à des pratiques contraires à l’esprit de liberté des Lumières, est saisie pour élargir un peu plus le champ de surveillance sociale des « musulmans de France ». Les quatre millions de musulmans vivant en France, pour la plupart Français, font l’objet d’un parcage social, sous l’œil de la rue, de l’école, de l’entreprise, prolongeant les initiatives d’ordre institutionnel mobilisant le législateur, son administration et ses juges.
Les conditions sociales de vie de cette catégorie de Français sont, depuis 1989-1990, recouvertes du prétexte républicain-laïc spécifiquement élaboré pour en évacuer les membres du statut d’égalité. Ces pratiques renouent avec les hiérarchies raciales de la république coloniale. Tout est justifié par les références implicites ou directes à « cet « universalisme » ancré dans l’identité coloniale et prêt à oser, au nom de la « civilisation », toutes les violations piétinant les droits de la personne.
En effet, la surveillance sociale de plus en plus incisive se prolonge en inquisition à base de présupposés, mettant les musulmans aux confins du terrorisme, créant des situations portant à la culpabilisation morale et dénonçant les silences complices. Nourrie à ces nombreuses sources de suspicion, l’idée d’une mise sous tutelle officielle par une administration policière, après plusieurs tentatives, prend forme avec la création d’une « fondation de l’islam de France ». Pour correspondre à une telle appellation – « islam de France »- il faut que ce dernier soit mis sous contrôle pour le « civiliser », le « laïciser » et le nettoyer, en dernier ressort, de tout danger de contamination « djihadiste ».
POLICE DU VÊTEMENT / POLICE DE L’APPARTENANCE
L’intervention de la police pour régler la tenue vestimentaire met à nu le procédé de surveillance sociale : cette police envahit la société à partir de la stigmatisation de certaines de ses composantes. Le processus de mise en fiches est déjà non seulement enclenché mais rodé à partir de signes extérieurs rangés dans l’ordre de la classification raciale. La police étant automatiquement reçue dans le sens commun du bon Français comme le service de l’ordre et de la tranquillité publics, les signes vestimentaires sont associés à deux identifiants complémentaires, menace et sécurité, sous l’impulsion des références guerrières. Cela installe la notion de suspect socialement dangereux dont l’appartenance nationale est nécessairement soumise à contrôle.
Les références répétées à des formules juridiques afin d’imposer tel vêtement au détriment d’un autre, s’étendent par allusions appuyées aux pratiques cultuelles et culturelles, y compris l’attribution des prénoms.
Les références à l’ordre de la loi et à l’État de droit sont singulièrement axées sur la menace, l’emploi de la force pour obtenir l’obéissance en guise de soumission. En réalité, nous sommes en dehors de l’ordre de la loi comme moyen protecteur et comme instrument de mesure du respect de l’égalité. Les renvois à celle-ci sont de plus en plus employés à tête renversée : c’est le cas de l’invocation de l’égalité homme/femme manifestement utilisée pour justifier le régime de surveillance policière. En effet, quand on parle d’État de droit, il faut toujours se poser deux questions : quel État ? et quel droit ?
Derrière le galimatias politico-juridique, nous sommes confrontés à l’extension de la menace sous sa forme alternative, l’obéissance aux normes comportementales ou l’exclusion. L’appartenance communautaire cultuelle/culturelle est mise en balance avec l’appartenance à la communauté nationale autochtonisée. Sous des apparences tenant de la banalité et du ton patelin, les remontrances sont distillées par des formules telle qu’affectionne l’ancien Premier ministre et sénateur Jean-Pierre Raffarin quand il parle de ses « amis musulmans de l’islam modéré » (France Inter, émission de 8h20, du 30 août 2016). Elles sont plus souvent exemptes de toute ambiguïté lorsqu’elles multiplient les injonctions ordonnant l’absolue nécessité de réformer l’islam. Ainsi se met en place l’armature politique et l’arsenal juridique destiné à lui conférer l’ordre et l’autorité de la loi pour codifier « l’islam de France » en même temps que sont posées les normes exigées des « musulmans de France ». Dans le langage politique usuel, les deux expressions « islam de France » et « musulmans de France » laissent entendre en raison même de la précision soulignant l’appropriation, une multitude d’anomalies à combattre et à corriger. Cela explique la mise en place d’une autorité sous tutelle ministérielle chargée, au sommet d’une pyramide associative, de veiller à l’adéquation de l’attelage « musulman » et « France », renvoyant à « Français-musulman » de l’Algérie française.
CHOSES DITES EN GUISE DE PROGRAMME PAR UNE FIGURE FONDATRICE
Afin de parvenir à de tels objectifs, la fondation mise en place par « le ministre de la Police », est confiée à l’un de ses précurseurs qui, en son temps, et comme titulaire du même ministère, avait lancé le projet de maîtrise de l’islam et de ses fidèles.
Il faut écouter Jean-Pierre Chevènement, président de « la fondation pour l’islam de France », révéler à partir d’une émission de radio (France Inter-8h20-8h50, 29 août 2016) un regard/programme sur l’islam et les « musulmans de France ».
Adossé à l’islamologie missionnaire d’un Jacques Berque, le nouveau promu rêve de mobiliser des énergies musulmanes qui « devraient aider à faire évoluer l’islam ». En ce sens, la fondation est installée avec un vaste projet dont le président rappelle qu’il en a été le précurseur dès 1999, comme ministre de l’Intérieur : « je suis l’initiateur d’une consultation pour faire émerger cet islam DE (souligné par l’interviewé) France, autonome dans ses sources de financement et dans sa pensée ». Qualifiée de « profane dans son objet », la fondation met en place « des projets éducatifs, culturels et sociaux ». Mais elle tient en laisse deux autres structures annexes :
*celle qui relève de la loi de 1905 comme association cultuelle « intervenant sur le plan religieux notamment avec la formation religieuse des imams ».
*celle qui recouvre « les instituts d’islamologie que le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche sera en charge de faire émerger ». « C’est à la fois des initiatives venant de la Gauche et de la Droite, donc c’est une œuvre d’intérêt national. Il s’agit de Faire France à nouveau, de créer les conditions qui feront qu’ils (les musulmans de France) se reconnaîtront pleinement dans la communauté nationale et que celle-ci, qui aura sur l’islam un regard plus profond, plus averti, en même temps qu’eux mêmes connaîtront mieux la république française et notamment la laïcité, si mal expliquée, utilisée n’importe comment, alors que la laïcité est un principe fondamental : elle n’est pas tournée contre la religion. Elle sépare l’espace de la spiritualité qui est libre, de l’espace commun à tous les citoyens, qui est l’espace laïc où ils sont invités à s’exprimer avec des arguments raisonnés plutôt que par l’étalage de la révélation qui leur est propre ».
Après avoir défini l’institution et ses missions, le président de France-Algérie pénètre le champ de la pratique quotidienne.
–Question : « Dans l’une de vos premières interviews au mois d’août, vous avez tenu des propos qui ont fait polémique. Vous avez demandé aux musulmans de se montrer discrets. Qu’est-ce- que cela signifie ? Ils doivent se cacher, camoufler leurs signes d’appartenance religieuse ? »
–Réponse : « C’est une polémique comme il en naît régulièrement sur ce sujet, excessivement passionnelle. J’ai cité Tarik Obloul, recteur de la mosquée de Bordeaux, qui donnait ce conseil, mais ce conseil, dans mon esprit, s’adresse à toutes les religions en vertu même du principe de laïcité… Dans l’espace commun qui est l’espace laïc, chacun doit faire abstraction de ses dogmes et venir avec sa raison. Et, à la lumière de la raison naturelle, essayer de définir un intérêt général qui soit l’intérêt de la république ou qui soit l’intérêt général au quotidien dans les régions, les départements, les collectivités locales ».
–Question : « … Il y a un problème, qui est celui de l’intégration ».
–Réponse : « C’est vrai que toutes les vagues successives de l’intégration ont fait un effort pour, je ne dirai pas se fondre dans le paysage, parce qu’il y a des apports successifs que la France a accueillis, mais pour coïncider plus ou moins avec les us et coutumes du pays d’accueil. Je suis pour l’islam des Lumières, je suis pour l’égalité homme-femme et je suis bien obligé de considérer que le burkini, d’une certaine manière, pose ce problème. Il vise à définir une place distincte qui est nettement subordonnée à celle des hommes et je pense qu’on peut le tolérer, il est licite, mais en même temps ne pas l’approuver. C’est ce qu’a dit Manuel Valls à sa manière : ce n’est pas un problème anodin. Ce que fera la fondation visera à faire mieux connaître d’un point de vue objectif la religion musulmane ».
–Question : « Qu’est-ce-que faire un effort ? » (par référence à l’intégration).
–Réponse : « Je ne peux pas remplacer l’esprit de finesse qui appartient à chacun, mais dans certaines situations, on voit bien des attitudes qui peuvent être ressenties, qui peuvent être provocantes, qui peuvent être mal interprétées. Nous sommes dans une période très difficile. La France a connu plusieurs vagues d’attentats, des centaines de victimes, vous croyez que c’est fini, non ! C’est un conflit de longue durée. Il faut l’interpréter à la lumière de ce que j’ai dit sur l’émergence du fondamentalisme religieux dans le monde musulman depuis 1979 en gros, l’Iran, l’Afghanistan, l’occupation des lieux saints de La Mecque, et puis on voit ce mouvement qui, naturellement, a des répercussions dans notre société. Je pense qu’il y a un autre courant dans l’islam, le courant de la réforme, le courant de la Nahdha. Je pense que ce courant-là n’a pas définitivement perdu la partie et il faut l’encourager. Mais çà, c’est l’affaire des musulmans eux-mêmes, on ne va pas se substituer à eux. Chacun doit faire preuve de discernement ».
–Question : « Ce qui trouble, ou ce qui peut troubler, Jean-Pierre Chevènement, c’est le lien que vous faites entre les tenues vestimentaires que l’on peut juger ou pas provocantes et le djihadisme meurtrier qui s’est abattu sur notre pays depuis deux ans. C’est ce lien-là qui pose question ».
–Réponse : « Pensez-vous que… j’étais dans une ville de province, il n’y a pas très longtemps : j’ai vu un petit garçon de quatre ans, traverser la rue avec son papa vêtu d’une KÉMISSE (sic, pour kamisse), barbu abondamment, et sa maman, je dirai, c’était quasiment la BURKA. Est-ce-que ce petit enfant de quatre ans est préparé à s’intégrer dans la société française, hein ? Prenez le métro pour aller par exemple à Saint-Denis ou à Sarcelles, regardez ce qui se passe, voyez comment cela se traduit, au niveau de l’école ; naturellement, les populations anciennement installées, ouvrières en général, ont quitté la plupart de ces communes, se sont… , ont déménagé dans des zones périphériques plus lointaines, et au niveau de l’école, cela se traduit par le fait que 80% des enfants à l’école primaire ne maîtrisent pas le français. Donc, les parents qui le peuvent mettent leurs enfants à Paris ou bien dans des écoles privées et il y a une espèce de ségrégation de fait qui s’installe. Le processus de l’intégration n’est plus possible puisqu’il y a à Saint-Denis, puisqu’on a pris cet exemple, 135 nationalités, mais il y en a une qui a quasiment disparu. Donc, je pense qu’il y a des problèmes d’équilibre de la société française auxquels il faut être attentif si nous voulons aller dans le sens d’un apaisement profond, dans le sens d’une tolérance mutuelle et si nous voulons continuer à vivre dans une république dont le principe est l’égalité de tous les citoyens devant la loi, et pas dans une société – comment dit-on- communautariste. Je crois que c’est un grand choix à l’échelle mondiale ».
–Question : « Comment on sort de cette affaire du burkini, avec une loi ou en attendant simplement l’hiver ? »
–Réponse : « Je ne pense pas que la solution soit dans la loi parce qu’on ne peut réglementer d’une manière tatillonne. Par contre, il y a place pour le combat d’idées. Manuel Valls l’a rappelé, il l’a dit, le burkini n’est pas une prescription religieuse. Le burkini est une invention d’un designer australien, en 1963. Maintenant les maisons de mode font ce burkini. Pourquoi ces jeunes femmes portent ce burkini, c’est sans doute complexe. Il y a des sondages qui montrent la diversité de leurs motivations. Disons que ce n’est pas forcément bien accueilli par la société autochtone ».
Nul autre que Jean-Pierre Chevènement n’est mieux placé pour occuper le magistère chargé de guider les musulmans vers les voies programmées. Lorsqu’on l’écoute parler de l’islam et des musulmans, on est vite averti sur les procédés en préparation, inspirés par une vieille expérience du monde colonial et tirés de la guerre d’Algérie. Ancien lieutenant des services d’actions spécialisées, SAS, ayant sévi notamment à Sig (Oranie), le président d’honneur du Mouvement républicain et citoyen a le « doigté » qu’il faut pour le traitement des populations où la menace, les rétorsions et les bons gestes de récompense paternalistes permettent de tenir en main les suspects tout en maîtrisant leur environnement. Le projet de fondation et ses missions annexes procèdent du même processus de contrôle de population : ici, « les musulmans de France » et leur religion.
De ce point de vue, le sénateur Jean-Pierre Chevènement n’a aucun scrupule à honorer, pour leur « héroïsme » criminel, ses parentés coloniales. Inaugurant à Belfort la rue dédiée à Jeanpierre, lieutenant-colonel du 1er régiment d’étrangers parachutistes (1er REP), il déclare : « il avait l’étoffe d’un héros et il est mort en héros » (le tortionnaire-chef de la villa Susini à Alger a été abattu avec son hélicoptère dans le djebel Mermed le 28 mai 1958).
Le président appelé à présider la fondation de « l’islam de France » est aussi le supporter d’Eric Zemmour, qui, le 6 mars 2010 sur Canal+ et France Ô déclare que « la plupart des trafiquants sont noirs et arabes, c’est comme ça, c’est un fait ». Jean-Pierre Chevènement soutient et prend en charge les mêmes propos dans un courrier du 3 janvier 2011 adressé à la 17ème chambre correctionnelle de Paris qui jugeait le chroniqueur pour « provocation à la haine raciale » sur plainte de plusieurs associations. Avouant sa crainte de voir « le politiquement correct tuer le débat républicain », il écrit : « il suffit, comme j’ai eu l’occasion de le faire, de consulter les listings de la Direction centrale de la Sécurité publique du ministère de l’intérieur, pour constater que plus de 50% des infractions constatées sont imputables à des jeunes dont le patronyme est de consonance africaine ou maghrébine ».
Le pas franchi aujourd’hui est le résultat d’un suivi policier à l’œuvre depuis 1999. Le projet a pris corps sous l’impulsion successive de ministres de l’intérieur : Jean-Pierre Chevènement, Nicolas Sarkozy, Dominique de Villepin et Manuel Valls. L’ambition présidentielle de chacun d’eux éclaire sur la politique de l’État à l’égard de l’islam et des musulmans. Il ne fait aucun doute que la question de l’islam est, depuis les années 1990, appréhendée en liaison étroite avec l’approche sécuritaire. Celle-ci exige des réponses en termes de désignation des sources du danger et des populations dangereuses. En fixant sur l’islam le souci d’une surveillance à teneur sécuritaire, une telle politique emporte le regard correspondant sur les musulmans, malgré quelques précautions de langage tenant de la clause de style plus que d’un correctif au demeurant toujours laborieux.
En réalité, les processus de ghettoïsation politique et sociale de l’islam et de ses adeptes tirent leurs forces de la profondeur de l’identité coloniale d’une France dans sa triple manifestation : étatique (comme État colonial), nationale (nation coloniale) et sociétale (société coloniale). Les mutations permettant de sortir des certitudes historiques accrochées à la mission civilisatrice sont loin d’être acquises.
Derrière la surdétermination de la question islamique sur laquelle prennent appui les politiques policières s’enracine le détournement de sens des droits humains comme celui des valeurs de la république, tous deux réduits à des supports discriminatoires et oppressifs. De telles politiques entretiennent et renforcent le butoir bloquant l’accès, pleinement et entièrement, à l’égalité.
Nul doute, les populations musulmanes retrouvent, sous ses formes réincarnées, la république censitaire.