LA FRANCE ET SES LOIS

Les penseurs, philosophes et juristes, figures de la modernité politique, orgueil d’une France justifiant sans cesse ses prétentions à implanter son modèle, auraient du mal à se reconnaître dans les pratiques institutionnelles imposées par les adaptations continues au nom de nécessités réformatrices.

Un président élu sur un programme s’affranchit allègrement des engagements ayant rassemblé la majorité, socle de son ascension. Il se réfugie, en cas d’interpellation, derrière les forteresses offertes par les ressources de l’arbitraire étatique et les ambitions guerrières d’une république stéréotypée.

Fort d’une élection puisant dans la liberté de chacun et l’expression du suffrage universel, le nouveau venu s’installe en modifiant les règles/lois de son élection tout en brandissant l’arme de la légitimité. Président légitimement élu, il s’estime en droit détenteur de tout pouvoir d’initiative pour réécrire les termes  de son élection. Celle-ci finit par servir des objectifs inverses : source de toutes les lois, elle valide les violations et l’abrogation du programme initial au nom d’un prétendu réajustement nécessaire. Entre le moment où le prétendant à gouverner déclame en promesses d’engagement la base de son élection et l’installation effective dans les symboles de l’État et de la République, il s’empare des outils lui permettant en toute liberté de rompre les termes du contrat. Non écrite, cette loi de rupture régalienne épouse la négation de la liberté individuelle et du droit de suffrage. Elle est submergée par d’autres lois en termes à la fois juridiques et techniques : celles-ci s’appuient sur les appels à la responsabilité, à l’autorité, pour redimensionner le programme de départ et s’inscrivent dorénavant dans la loi du président régnant.

La notion de règne rend mieux compte de la réalité d’un pouvoir qui s’est détaché des sources qui l’ont propulsé au sommet. Elle permet de mieux saisir également le souci d’un Président à œuvrer par tous les moyens dont il dispose comme Chef de l’État, à sa prorogation.

Nous pénétrons le domaine où la loi ne sert plus alors que de matraque. Elle est rapidement réduite et concentrée en instrument de répression policière dès que les rappels à la loi mettent en évidence les violations présidentielles, cherchant sans succès à leur faire échec. L’interpellation au nom du respect de la loi est reçu comme atteinte au règne. Ce dernier ne manque pas de ressources inventives d’autant plus qu’il s’appuie pour ses ambitions réformatrices sur des forces transversales unifiées notamment par la volonté de briser la législation protectrice des salariés face au patronat.

Le projet de loi « Travail » baptisé « loi El Khomri » est ficelé par le duo Valls/Macron avant l’intronisation ministérielle. De sorte que, comme ministre,  Myriam El Khomri doit plus à un projet manigancé en antériorité que l’inverse.

Depuis environ une vingtaine d’années, mais singulièrement avec la présidence Sarkozy, la science politique est appelée à scruter une nouvelle catégorie d’expériences ministérielles. Il s’agit d’attribuer un portefeuille de haute sensibilité voire un ministère de souveraineté à une femme sans expérience politique et technique dans le domaine considéré et de tout piloter par le haut de l’exécutif : le cabinet présidentiel ou le Premier ministre.

Le rôle confié à Rachida Dati pour des réformes touchant en particulier la carte judiciaire et des réformes pénales (peines planchers, extension de la responsabilité pénale pour mineurs) et pénitentiaires n’a jamais trompé personne, surtout pas les hauts fonctionnaires du ministère de la justice et les magistrats. Pas plus que n’ont été dupes les autres professions judiciaires (avocats) et encore moins les politiques appelés à débattre en assemblées parlementaires ou dans les médias.

Cette technique du bouclier confiée à une femme, tirée du monde dit de la « diversité », plutôt hôtesse de la république que ministre, aura pour but de désamorcer les attaques contre les projets jusque-là mis en échec ou soumis à ce risque, en minant le terrain de la confrontation politique en menaces de dérapages d’expression sexiste et ethnique. La fabrique de figures ministérielles ainsi instrumentalisées prend fin avec le retour au parti et à ses méandres correcteurs.

L’expérience Dati pour le ministère de la justice, confié jusque là à des politiques (hommes ou femmes) d’envergure, ne manquant pas de charisme, ayant une implantation parlementaire, est reprise par le prince régnant avec les projets de réforme bloqués du Code du travail.  Le ministère du travail, chasse gardée d’un apparatchik du parti socialiste prudemment replié sur ses terres bourguignonnes une fois  mesurés les risques futurs, est remis en apparence à une militante tout juste sortie du rang, soudain tirée de l’anonymat et propulsée comme haute compétence réformatrice. Elle remplit, à l’évidence, la mission essentielle qui lui est dévolue : servir de bouclier destiné à amortir les coups dirigés contre une réforme rejetée par une forte opposition parlementaire et citoyenne exprimée en mobilisation de rue quasi hebdomadaire durant plusieurs mois.

Le concours de Robert Badinter appelé à rendre vendable la réforme du Code du travail et ses suites met en scène un déclin : celui d’une autorité morale au charisme en berne, au service du lobby de la régression politique et sociale.

Outre les subterfuges dont relèvent les objectifs politiques visant à casser la protection des salariés par la loi, le relai des médias lourds, radios et télévision (publiques et privées), positionnées sans nuance en faveur du projet de loi en cause, l’ont constamment, depuis l’annonce du texte alors qu’il n’était qu’au stade de simple avant-projet, qualifié de « loi travail », puis « loi El Khomri ».

Anticipant l’usage de l’article 49/3 de la Constitution, les médias ont dès l’annonce de la réforme conclu à la nécessité de forcer l’objectif et d’installer les esprits dans la certitude que la France avait basculé vers un autre régime législatif régissant désormais le monde du travail. Ce faisant, les médias et leur cohorte de spécialistes/consultants ont mis à bas les étapes qualificatives de la procédure législative, quand bien même celle-ci se soit poursuivie, laborieusement, dans les enceintes parlementaires.

Le cours des événements était inéluctable. Eu égard au matraquage médiatique consacrant au quotidien en « loi El Khomri » un simple projet contesté voire rejeté lors de manifestations souvent stigmatisées, la procédure législative devait difficilement se frayer la voie de sa plénitude constitutionnelle.

Il reste à la science politique à expliquer aux étudiants à partir de quand et comment restituer leur pertinence à des notions nettement différenciées par le droit (constitutionnel-administratif) et la pratique politique pour distinguer entre avant-projet, projet et loi, entre un pouvoir élu et son usurpation. La corruption des catégories juridiques est le signe avant-coureur d’une banalisation de l’arbitraire. L’instrumentalisation de la loi à des fins sécuritaires également.