-LA CONSTITUTION DU PEUPLE-

Après quatre mois de manifestations, il est possible de tirer quelques enseignements d’un mouvement qui s’apparenterait plus à l’éveil d’une nation qu’à un mouvement révolutionnaire.

Il est vrai également que l’on ne peut pas, même si la question se pose, esquisser des réponses à cette mobilisation soudaine et massive de millions d’Algériens confinés jusque là dans l’intériorisation de l’arbitraire quotidien.

Notable par sa dimension pacifique, son élan solidaire, la jeunesse de son encadrement, le hirak (mouvement populaire) affiche sa diversité sociale et proclame la constance de son engagement. Associant humour,  poésie et générosité, le hirak  reconstitue la nation étouffée par un État sombrant dans la criminalité.

Les subterfuges construits depuis des dizaines d’années par des équipes gouvernantes successives tombent les uns après les autres et les usurpations de titres soudainement dévoilées exposent aux yeux du monde l’État réel dans ses profondeurs. La énième escroquerie institutionnelle (cinquième mandat d’un président grabataire) oblige l’armée à n’être que ce qu’elle a toujours été : la maîtresse du pouvoir qu’elle consacre, protège ou disloque. Si l’armée ne gouverne pas, elle veille à installer des mandataires chargés de gouverner pour elle.

Le mouvement populaire, en saccageant les tabous, est confronté à la direction militaire en face de laquelle il se dresse comme partie prenante dans la recherche d’une solution politique. La confrontation politique se pose en termes institutionnels avec un désaccord fondamental.

*Pour l’état-major, le départ de Bouteflika suffit à reprendre la même trajectoire de gouvernance sans rien toucher au dispositif du pouvoir. Les lectures constitutionnelles faites à Gaïd-Salah concluent au maintien dans la Constitution. Ce qui signifie suivre pas à pas l’intérim présidentiel en gardant les appareils en place pour élire un nouveau chef de l’État. Si l’armée a consenti au « sacrifice » de Bouteflika et de sa suite, c’est pour mieux concentrer ses efforts sur la sauvegarde de l’essentiel : son système de domination.

*En face, les millions d’Algériens expriment par leurs sorties bihebdomadaires (mardi pour les étudiants, vendredi pour tous) une volonté de changer l’État : sortir de l’État de l’arbitraire, ses fausses élections imposées, son parlement rentier, ses ministres et hauts fonctionnaires inféodés, ses partis marchandisés aux ordres et une armée protectrice de l’ensemble qui, par la violence, a domestiqué la souveraineté nationale… C’est ce que recouvre le triptyque yetnahaw gaâ (ils doivent tous partir), klitou lebled ya essarakine (vous avez pillé le pays bande de voleurs) et echaâb yourid taghyir ennidham (le peuple veut le changement de régime).

UN JEU CONSTITUTIONNEL HISTORIQUEMENT AU POINT :
SORTIR DE LA CONSTITUTION ET Y RENTRER

Ce jeu n’a pas été inventé par l’état-major et son chef mais par des juristes de sérail qui voguent entre universités, médias et appareils d’État. Ahmed Mahiou est le premier à payer de sa personne, comme il l’a toujours fait en restant de bon conseil pour un régime qui lui doit beaucoup.

Le 19 mars 2019 le quotidien El Watan publie « sous forme de 12 commandements les recommandations du professeur Ahmed Mahiou ». On y relève :

« -Fin de mandat du Président actuel le plus tôt possible, au maximum à la date normale prévue par la Constitution.

« -Pour rester dans le respect de la Constitution violée, celle-ci prévoit le remplacement du Président par le président du Sénat pendant une période de trois mois.

« -Maintien du gouvernement en place pour uniquement gérer les affaires courantes et sans aucune prérogative pour la transition, qui incombe au seul collège désigné ci-après.

« -Mise sur pied d’un collège provisoire (comité, conseil ou autre) d’environ 50 à 100 membres représentatifs des différents secteurs de la société algérienne, sans exclusive (avec une représentation minimum de femmes et de jeunes).

« -Maintien provisoire des deux Assemblées parlementaires (et non dissolution par respect de la Constitution) pour la gestion des affaires courantes.

« -Limitation des assemblées locales existantes aux seules opérations de gestion des affaires courantes.

« -Suppression des restrictions apportées aux droits et libertés par la législation et la réglementation dans les domaines suivants : presse et autres médias (radios et télévisions), réunion et manifestation, partis politiques, syndicats et autres associations… »

Le reste des recommandations porte sur quelques points des relations internationales, pour ne pas dire la routine. En revanche, ce qui retient l’attention c’est cette construction qui rassemble deux concepts contradictoires « respect de la Constitution violée ». La valeur des propositions relatives aux libertés publiques se mesure à la dualité « respect-violation ».

La superposition du « respect de la Constitution » et de sa « violation » servira de stratégie à l’état-major et son chef, lequel ne manque pas d’en faire usage dans tous ses discours : cela consiste en une reconduction du régime tout en faisant croire à des changements substantiels par la substitution d’un personnel à un autre. Ainsi, le chef militaire met en branle le Conseil constitutionnel et lui ordonne d’appliquer une procédure qu’il a ignorée pendant des années. L’article 102 de la Constitution permettant de constater l’inaptitude du président de la République ne sauve pas la Constitution mais le régime. Or, la destitution de Bouteflika et de ceux qui gouvernaient en son nom est d’abord prononcée par le peuple au nom de la restitution de sa souveraineté usurpée, et non pas par référence à un article 102 sans objet.

La cohorte de juristes et de politologues qui ont conseillé à l’état-major la voie à suivre partent en campagne pour soutenir « la solution constitutionnelle à la crise, préserver la stabilité du pays et l’unité nationale. La sauvegarde du pays, sa stabilité et son unité nationale sont plus importants que tout autre chose ». Malgré les désaveux dont ils font l’objet, le chef d’état-major et le président intérimaire reprennent les références à la Constitution pour, affirment-ils, protéger l’État.

Appelant tantôt à une sagesse/obéissance le bâton à la main, tantôt agitant le spectre des dangers pour l’État et ses institutions en injectant la peur, ils n’ont en réalité qu’un objectif : protéger l’ordre en place. Payés depuis longtemps pour être les figures de la loi et de la Constitution, les experts sont la face savante d’un système, rejeté par les Algériens, qu’ils n’ont jamais cessé de porter et de soutenir dans la longue filiation des prédateurs. Ils font mine aujourd’hui de conseiller de ne pas rééditer 1992 alors qu’ils ont apporté la caution des facultés de droit au coup d’État de sinistre mémoire. Défaite, la Constitution a été réécrite et reconduite dans une action conjuguée entre certains de ses organes, dont le Conseil  constitutionnel, et des experts de l’université selon la volonté des militaires.

La constitution de 1976 a été vidée de son contenu par l’action conjuguée de cadres de l’administration, de politiques et d’universitaires. En faisant miroiter l’État de droit, l’objectif consistait à faire croire au changement démocratique. La constitution de 1989 organisera en réalité l’illusion démocratique mais permettra de dégager tous les obstacles à la prédation du secteur public économique.

L’histoire constitutionnelle offre un parallélisme parfait entre le sort réservé aux constitutions et le saccage de l’économie nationale, des finances publiques et de l’appropriation progressive des instruments de décision protecteurs de la chose publique.

Soutenir en les accommodant « respect » et « violation » de la Constitution, c’est entériner, ni plus ni moins, tous les abus concentrés en arbitraire d’État ; distribués crescendo depuis l’indépendance ils atteignent les sommets de criminalité révélés aujourd’hui. En effet, la Constitution offre ses assises au socle de la légalité. Or elle n’a pas cessé d’être défaite ou bricolée au fil du temps par les différents pouvoirs, leur justice et leurs administrations. Défaite dans son autorité, la Constitution n’est plus le rempart sur lequel bute l’illégalité. Celle-ci n’est visible que par l’existence d’un socle qui la repousse en la révélant : à défaut de quoi, l’illégalité relèverait du jeu trouble de l’évanescence entre « respect » et « violation ».

En ce sens, l’ère Bouteflika n’est que le couronnement d’un processus historique dans lequel le commandant Abdelkader Mali aura été un des artisans de premier plan. La parenthèse qui l’a tenu éloigné du pouvoir n’aura servi qu’à aiguiser ses appétits et à parfaire les techniques d’asservissement des responsables à tous les échelons de l’appareil d’État.

Le pillage de l’économie et des ressources nationales s’est déployé progressivement suivant un plan de faisabilité propre à chaque période.

Dans les années soixante, les pratiques de corruption qui entravaient l’action des pouvoirs publics se limitaient au secteur des bâtiments et travaux publics et des services fiscaux. La proximité de la guerre de libération nationale et l’indépendance nouvellement acquise offraient une protection relative de la propriété publique foncière et une certaine retenue.

Le développement de la production des hydrocarbures et le régime d’appropriation mettaient le monopole des transactions du commerce international entre les mains d’un protégé du régime, spécialiste du renseignement, Messaoud Zegghar. En outre, les projets immobiliers des secteurs scolaires, de santé, les équipements en moyens de communication et de transport élargissaient le champ des possibilités au trafic des marchés. L’interpénétration des moyens de puissance publique et d’intérêts privés faisaient décoller les premières fortunes.

Le troisième temps de la dilapidation des richesses nationales s’ouvre avec la présidence de Chadli Bendjedid. Entre 1980 et 1992, l’offensive libérale sur le plan économique ouvre un chantier à la rentabilité contrastée : le saccage des entreprises publiques. Elle était précédée de la déchéance planifiée de celui qui détenait les secrets des sources de l’appropriation privée avec les instruments étatiques, Messaoud Zegghar. Associant renseignement et pénétration des réseaux de représentation de multinationales, intime de Houari Boumediène, il aurait été le trésorier occulte des missions spéciales de l’État. Livré à la sécurité et à la justice militaires, sur les conseils de Larbi Belkheir, la redistribution de son empire se fait au bénéfice des maîtres de l’armée via l’ouverture d’innombrables crédits à l’importation derrière des sociétés écrans. Durant cette période, le secteur public agricole est progressivement dépecé à l’image de l’emblématique domaine Bouchaoui (ex Borgeaud).

À partir de 1992, la guerre civile ouvre les voies de l’enrichissement sans limites : les spoliations se multiplient au milieu des massacres de populations. La désertification de zones entières autorisera l’explosion des recompositions foncières au profit de rentiers protégés. Les institutions de gestion locales entre les mains d’aventuriers sans lien avec les circonscriptions territoriales accentuent l’accumulation des fortunes par l’exploitation de l’assiette foncière, les agences du même nom et les BTP. Le Grand Alger organisé en gouvernorat par une ordonnance du 31 mai 1997 a fait l’objet d’un traitement particulier sous la direction d’un ministre, Cherif Rahmani, qui, le 30 août 2000, sera chargé de l’aménagement du territoire et de l’environnement dans le gouvernement Benflis.

Le pouvoir Bouteflika a systématisé à sa manière les voies ouvertes par ceux qui lui ont servi d’apprentis pour un programme dont il est l’un des concepteurs. Il réactualise la légitimité historique en lui injectant un absolutisme sultanien. Il devient ainsi la source unique de toutes les redistributions et gratifications pour lesquelles concourent militaires, ministres, chefs de partis et d’entreprises, femmes et hommes politiques aux ambitions crapuleuses. Appuyé sur les ressources diplomatiques offertes par les relations internationales, il livre les marchés des hydrocarbures comme autant de prébendes à la fidélité. Les gratifications ainsi offertes balisent les concessions au détriment des besoins économiques et sociaux. Encouragée depuis les sommets de l’État, l’action conjuguée de l’administration domaniale et des milieux judiciaires organise la restitution des biens immobiliers aux pieds-noirs.

La relation de Abdelaziz Bouteflika avec la Constitution n’est qu’une succession d’opérations patrimoniales. Tout a commencé par le démembrement du pouvoir réglementaire du chef du Gouvernement, Ahmed Benbitour, que Bouteflika déleste du pouvoir de nomination aux fonctions de directions ministérielles et de wilaya, réduisant notablement la portée de ses attributions. La source de cette lecture imposée de la Constitution se trouve dans l’origine de la nomination, négociée avec les militaires, du Premier ministre. En refusant  Noureddine Zerhouni, les généraux ont imposé l’un de leurs fidèles, Ahmed Benbitour, l’exposant ainsi aux rétorsions présidentielles jusqu’à sa démission, en août 2000. La voie est tracée pour mettre la Constitution au service du népotisme bouteflikien.

UNE RUPTURE DANS L’HISTOIRE
POLITIQUE  ET CONSTITUTIONNELLE  

Le spectacle faisant de la Constitution une vedette de la vie politique relève d’une diversion savamment orchestrée mais qui a du mal à convaincre. La poussée constitutionnaliste exhibée au titre de sagesse politique inoculée à une société révoltée n’était pas de nature à mystifier l’intelligence collective. En effet, à l’abri d’une constitution réduite à un bouclier aux opérations de pillage des richesses nationales, sous les menaces du recours à la force, le texte ressacralisé pour des besoins politiques condamnés devient un moyen de dissuasion. Le chantage à la protection de l’État tend à faire plier le peuple algérien en lui faisant abandonner la volonté de se réapproprier sa souveraineté. Le porte-parole de l’armée/État ne se sépare plus de la Constitution qu’il traduit en menaces appuyées, rythmant les inspections des régions militaires : « Ceux qui tentent sciemment d’outrepasser, voire geler, l’application des dispositions de la Constitution, réalisent-ils que cela signifie la suppression de toutes les institutions de l’État et s’engouffrent dans un tunnel obscur dénommé vide constitutionnel…L’Algérie occupe une position importante qu’il importe de préserver en veillant à maintenir l’État algérien dans son contexte légal et constitutionnel » (18 juin 2019 à Béchar).   

À partir du 22 février 2019, la souveraineté nationale vulgarisée jusque là sous forme de simple référence dérisoire dans les textes constitutionnels s’est affirmée en peuple vivant, se projetant comme acteur clé de la Constitution. Par la rue, le peuple dispute de façon claire et répétitive aux appareils de criminalisation de l’État la source du pouvoir constituant. En s’affirmant pacifiquement comme pouvoir originaire, le peuple élabore sa constitution en mettant tous les autres pouvoirs sous son contrôle. Ainsi, la volonté exprimée sur tout le territoire national entend produire une avancée politique irrémédiable : passer d’un système dans lequel la constitution ne sert à rien d’autre qu’à bâillonner le peuple mis sous entraves, à un système constitutionnel renvoyant l’armée dans les casernes, érigeant les libertés individuelles et collectives comme moteur de la vie politique.

En quatre mois, la chaîne d’accaparement et de prédation des ressources nationales a été déroulée en dévoilant qu’aucune institution réputée servir le peuple ne fonctionnait en réalité comme telle. Privatisées, les irrigations institutionnelles ne sont qu’une source de profits diversifiés. Leur distribution correspond proportionnellement à l’appropriation de la violence hiérarchisée à l’intérieur de tous les organes que la constitution définit : des organes prétendument élus aux administrations et à la justice. L’armée et ses complexes – services de sécurité et services spéciaux- abritent le système de prédation d’ensemble et veillent à arbitrer concurrences claniques et ambitions individuelles démesurées. L’armature juridique sert en réalité de paravent protecteur. Les services publics, en particulier la justice, sont les lieux de souffrances infinies. L’un des exemples récemment révélé grâce au hirak est cette association d’un couple emblématique de la nature de l’État algérien : la femme règne sur une circonscription judiciaire (Tipaza) comme chef de Cour, tandis que le mari, général, dispose du pouvoir de commandement sur la gendarmerie nationale et ses officiers de police judiciaire. Les mariages de cette nature garantissant les intérêts privés hautement protégés par le pouvoir de coercition de l’État ne sont pas des accidents de parcours. Ils restituent les subterfuges criminels qui, au nom de la protection des dispositions constitutionnelles, réduisent les règles de droit en un système d’oppression généralisé. Le régime organisé sur des supports oppressifs et répressifs, protégé par une constitution ressortissant à la félonie, ne laisse aucune place à l’interpellation par le droit. Ce dernier est refoulé dans le néant puisqu’il se confond avec l’arbitraire. Le formidable élan populaire naît de ce constat et le peuple s’affirme de plus en plus comme l’artisan de sa propre constitution. En se réappropriant sa souveraineté, le peuple entend organiser le contrôle sur la violence d’État, exigeant sa soumission à la loi : le contrôle sur l’armée, les services secrets, les services de police devient un impératif de souveraineté populaire. Il n’appartient plus en propre aux détenteurs de la violence sur eux-mêmes dans le secret des combinaisons. L’armée doit déposer le pouvoir usurpé de faire les lois en fabriquant les gouvernants. Seule la souveraineté du peuple est en mesure de mettre fin à une organisation dirigée jusque là contre ses libertés.

Le débat actuel qui traverse les nombreuses organisations associatives, syndicales, partisanes, religieuses, directement ou par voie de déclarations croisées, porte sur l’organisation des élections présidentielles en vue de donner, sous la pression des militaires, une tête à l’État dans les plus brefs délais. Dans ce cas, on tombe dans le piège tendu depuis la destitution de Bouteflika : l’organisation d’une élection avec l’appareil d’État en place, c’est-à-dire avec les groupes d’usurpateurs dont le peuple demande le départ. Les occupants actuels se comportent comme les maîtres du pouvoir (état-major, présidence, gouvernement, parlement, conseil constitutionnel, hiérarchie judiciaire) alors qu’ils sont frappés d’illégitimité. Les règlements de compte par voie judiciaire, exploitant les dimensions d’une corruption généralisée, fournissent la démonstration que l’État est gangrené par des pratiques criminelles étrangères à la simple gestion rationnelle.

Le recours à des élections présidentielles sous couvert de respect de la constitution est un artifice grossier que les plus ingénus des manifestants du vendredi réfutent. Nul n’ignore qu’il s’agit de la constitution des voleurs ayant vampirisé le pays. Constamment violée, la constitution est brandie pour ce qu’elle a toujours été : le masque protecteur des « ‘issabates – bandes » au pouvoir. De la rue fusent les clameurs qui entendent faire du peuple l’artisan des bases juridiques et sociales d’un pacte garanti par son contrôle. D’où la première exigence se résume dans la mise en place d’organes de transition en lieu et place des occupants illégitimes.

Jusque-là, le peuple a toujours été spectateur des mises en scène ayant présidé aux constitutions faites contre lui. Février 2019 engage le peuple dans la rupture constitutionnelle en l’érigeant constituant en actes. Les manœuvres qui partent de différents points avec des stratégies concordantes ont pour objectif de dessaisir le peuple de sa souveraineté.

En restituant au peuple sa conscience nationale, le hirak apporte une contribution inédite au monde de la recherche. Il réintroduit le pouvoir constituant comme objet d’études, le tirant de la relégation.

Le pouvoir constituant est généralement tenu à l’écart par les juristes et les politologues parce qu’il est le signe par lequel la multitude s’installe dans le système politique. Les philosophes lui accordent beaucoup plus de crédit contrairement aux théoriciens du constitutionnalisme : « …le paradigme du pouvoir constituant est celui d’une force qui fait irruption, qui coupe, interrompt, écartèle tout équilibre préexistant et toute possibilité de continuité. Le pouvoir constituant est lié à l’idée de démocratie comme pouvoir absolu. Et donc le concept du pouvoir constituant comme force d’irruption et d’expansion est lié au fait que la totalité démocratique est toujours déjà constituée dans la société. Cette dimension de préformation et d’imagination s’affronte au constitutionnalisme de manière précise, forte, durable… » (Antonio Negri, Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, Paris, PUF, 1997, p. 15).

La méfiance à l’égard du pouvoir constituant, son refoulement ou la condescendance avec laquelle il est abordé par les théoriciens et les politiques ne visent qu’un objectif : celui de le confiner en l’excluant du politique. Lorsqu’il se renouvelle défiant le temps, à travers l’exemple algérien, pacifiquement, dans la continuité de l’affirmation démocratique qu’il revendique inlassablement, il ne peut disparaître sans lendemain. Le politique n’a déjà plus le même sens : « …le pouvoir constituant est la définition même du politique, et quand il est réprimé et exclu, le politique n’est plus qu’une mécanique hostile, un pouvoir despotique. Un pouvoir politique sans pouvoir constituant est comme une entreprise sans profit à laquelle manquerait le travail vivant de l’innovation et l’enrichissement de la productivité… » (A. Negri, ibid., p. 439).

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L’arrestation du moudjahid Lakhdar Bourougaa n’est pas seulement un acte arbitraire ayant pour objet de sévir contre un militant des libertés. Cet acte témoigne de la longévité d’un pouvoir qui revient toujours à ses racines. Il nous rappelle les procédés, combien vivaces, de décomposition de l’ALN (armée de libération nationale) sous prétexte de sa reconversion en 1962-1963. Il réactualise, ainsi, l’épisode tragique de liquidation de l’ALN par voie d’absorption dans l’armée/État, l’ANP (armée nationale populaire), usant de démobilisations sélectives, emportant des conséquences sur la société. Le regard fixé sur le peuple est celui des vainqueurs libérant des populations et non des populations qui se sont libérées. La société est mise en infériorisation historique. L’armée, par le passage douloureux de l’ALN à l’ANP, unit bout-à-bout les composantes et les moyens laissés par l’État colonial et cultive le culte de l’État/puissance contre le peuple.

Décrite comme une nation en armes face au colonisateur, la société, demeurée sans voix pendant la crise de l’indépendance, est parquée comme une société de qui on exigeait la soumission au nom de la puissance des armes.

 En 2019, l’un des symboles de l’ALN, défi à la continuité de l’usurpation politique, signe avec des millions d’Algériens la fin du reflux infligé à l’utopie libertaire de l’indépendance. Son arrestation ne fait que décupler la détermination du peuple à construire ses libertés et ses droits comme acteur de sa propre constitution. Le peuple renoue avec sa conscience historique : nous avons changé d’époque.