SAÏD CHIKHI, l’Algérie et le besoin de vérité

Les quelques pages qui suivent rassemblent une pensée, un regard, qui auraient pu être les bonnes feuilles d’un essai que Saïd Chikhi, disparu à Paris, il y a vingt ans, le 6 juillet 1993, a laissé derrière lui.
Cette masse de réflexions de Saïd est enfermée dans un carnet, réceptacle que beaucoup d’entre nous affectionnent pour fixer des idées jugées suffisamment importantes pour ne pas les laisser à la merci d’une mémoire capricieuse.
L’ensemble, livrant progressivement sa teneur, se présente comme un ouvrage au titre soigneusement calligraphié en milieu de page et surplombant un sous-titre encadré, avec une date :

« Qu’est-il arrivé à l’Algérie ?
Politique et vérité
Les larmes et le sang »
“août 92 Paris…”

Une construction en quatre parties est reprise dans des développements méthodiques, enrichissant chacune d’elles :

« 1 – Le pouvoir non politique/le pré-politique
 
   2 – Le délabrement étatique
   
   3 – La société incivile
   
   4 – Le capitalisme archaïque »

Traitées en trois points selon des titres précis (sauf le point 3 du « capitalisme archaïque » laissé en blanc), les divisions de la table des matières sont immédiatement suivies d’une introduction où sont consignés sur sept pages des citations, repères, orientations générales précédant la guerre civile et des passages d’une rédaction où le constat sert de paraphe cinglant à l’observation :
« Faute d’avoir remplacé par esprit démocratique les anciens comportements idéologiques, les élites ont laissé le pays…Voulant se délivrer des dogmes, ils ont aussi tué les idées ».
Périodiquement, depuis 1998, il m’est arrivé de feuilleter ce carnet rassemblant plus que des idées jetées en vrac. Ouvert, à chaque fois, il met à mal ma curiosité tant l’écriture mystérieuse repousse toute velléité d’accès. Avec le temps et à force de tentatives répétées, je faisais reculer le secret opposé par la fantaisie des hiéroglyphes.
La phrase qui inspire le titre ci-dessus est consignée en page sept d’un ouvrage resté en gestation.

“L’Algérie a besoin de vérité. Ne pas le comprendre c’est tout simplement hypothéquer l’avenir”.

Elle résume non seulement l’engagement mais aussi la capacité d’embrasser les enjeux de l’avenir. Le regard sur l’Algérie de 1992 se projette dans l’Algérie d’aujourd’hui et nous décrit la société, le pouvoir, le monde intellectuel, la presse, le travail : le contenu, d’une actualité saisissante enchaîne des dévoilements stupéfiants de vérité. Il s’agit de cette vérité qui ne négocie pas son adéquation à l’authenticité ni aux exigences d’une réalité prête à composer avec les faux-fuyants.
En arrière plan, se profilent les contours d’une Algérie après Saïd Chikhi, lui qui n’a pas vécu les années des massacres et de la torture généralisée. Le délabrement inexorable est pourtant annoncé en filigrane, derrière chaque idée restituée comme une sommation pour l’avenir.
Aujourd’hui encore, au milieu d’un jeu politique devenu insondable par les mises en scène enchevêtrées des professionnels de l’édition, du savoir et des appareils de pouvoir, les quelques réflexions extraites d’un écrit posthume nous expliquent et rendent lisibles les évènements passés et présents.
Il n’est nullement question ici de commenter, de préciser ou de compléter des passages ou de les prolonger en présumant le sens que leur auteur accordait au rythme et au ton général d’un tel travail. Il est uniquement possible de relever les thèmes d’interrogations pour en souligner l’actualité tout en relevant l’absence de dynamique se traduisant par l’interdiction d’avancer les rudiments d’explication et de compréhension. Ainsi en va-t-il de la constitution que Saïd Chikhi installe dans la catégorie « monarchique ».
Au bout de vingt ans, la perception restituée sur la politique et son univers est d’une acuité extraordinaire. Elle touche au cœur des impostures, de la mise en place d’un univers politique mensonger, édifié sur des matériaux et des règles de fonctionnement qui ne trouvent aucune correspondance avec le réel. On a réussi à confectionner des cadres, des instruments, des institutions fantoches en commentant quotidiennement, dans des organes de presse, les péripéties d’une vie politique aux agencements parvenus à une perfection insoupçonnée entièrement mobilisée au profit du “faire croire”. À tel point que le politique ne se résume plus que dans la mise en scène. Dans un tel système parvenu à un degré de maîtrise du savoir, des instruments de connaissance, par la fidélisation d’experts de tous poils, on réussit à chambouler le sens et retourner la conscience. Le dévoiement atteint par la construction institutionnelle vulgarise les doublures en toute matière de l’espace social.

C’est pour cela que les quelques extraits illustrant le “besoin de vérité” de Saïd Chikhi ne sauraient échapper au défi lancé à la recherche tant les passages ci-dessous sont, en la matière, autant de constats de démissions et de vacuité.
Le “besoin de vérité” n’est rien d’autre qu’une lumière crue jetée sur ces réalités algériennes contemporaines.
Ce besoin-là sera étendu à l’œuvre tombée, après lui, de la “pensée audacieuse” dans les limbes d’une pensée figée derrière une entreprise éditoriale, réduisant Naqd à un slogan et l’intellectuel critique à un auxiliaire assujetti aux lois du marché et de la normalisation (Voir le numéro 1 de Naqd : Pour que naisse une pensée audacieuse, pages 3-7. Nous reviendrons ultérieurement sur cette question qui mérite une étude substantielle).

Limitons-nous, pour l’instant, au souvenir et accompagnons les interpellations de Saïd Chikhi : elles tissent le dialogue que l’intellectuel entretient avec le temps en refusant de sombrer dans l’oubli et, par là même, sont annonciatrices d’espérance.

Avertissement : Les points de suspension relevés dans les textes ci-dessous sont de Saïd Chikhi.

Le Chef de l’État “est un monarque. La Constitution l’a voulu ainsi. Attribue au même homme les symboles du pouvoir et de la réalité. Il règne et il gouverne. Archaïque et regrettable confusion”. Recenser “tous les instruments qui tendent à renforcer l’exécutif pour les placer tous entre les mains du président. CF Chalabi. Le monarque décide…, nomme…, intervient dans…, peut imposer…, peut en appeler… Il est roi dans la république. Sur un homme seul repose la conduite de l’État tout entier. Pratique de la morale du don (de la famille) et le système de l’allégeance personnelle. Préfère rompre avec le populisme mais sur les décombres il relie de vieux ennemis, pas de construction de force nouvelle. Pas du tout inventer un nouveau projet, une nouvelle culture. Invente une rhétorique : celle de la modernité. Mais faute de principes clairs et pas de morale collective qui sous-tendrait la vie sociale, c’est un slogan superficiel qui masque la régression.
Pour réussir une carrière, s’assurer une place, conquérir une prébende, le mérite est peu et la présidence beaucoup : contrôler une entreprise, s’offrir un siège de député, recevoir une ambassade en apanage, se faire nommer attaché culturel…
*Clientélisme : pour conduire sa carrière, le fonctionnaire n’a plus besoin de se laisser guider par les institutions. Une seule aspiration mentale peut à la limite porter préjudice à son avancement. Loyautés monnayables et solidaires. Pour réussir, faire montre d’allégeance à un groupe singulier. Multiplier ses liens d’appartenance à caractère régionaliste et tribal. Le népotisme est désormais érigé en système. Les considérations personnelles n’occupent plus qu’une place très secondaire. Ceux dont les motivations sont essentiellement d’ordre personnel ne peuvent pas faire entendre leurs points de vue et sont condamnés à faire du surplace.

*Ce côté “dictateur démocratique” : Comment [arriver] à mettre un frein à la toute puissance présidentielle. Faire naître dans la société l’institution qui nous débarrasse enfin de l’idée absurde que l’État est le seul détenteur de l’intérêt général”.
L’élite est irresponsable en ce sens que l’échec de l’un ou l’autre de ses membres entraîne non sa mise à l’écart mais un simple déplacement.

*Faut-il désespérer de ce pays ? La société se nourrit de flou, de l’incertain et de l’absence de repères clairs. Les Algériens sont atteints d’une sévère déprime collective. L’assurance, une des valeurs fondamentales du nationalisme populaire a disparu des rues et des discours. Économiquement fatiguée, socialement fracturée, intellectuellement sonnée, l’Algérie titube, prise de dépression et de rage inexprimée. Partout le mal-être s’est installé… C’est toute l’Algérie qui manque de conviction.
Entre le découragement et le ressentiment, il y a pourtant peut-être place pour une construction de la vie publique. On peut tenter d’esquisser quelques pistes à cette fin…
L’Algérie entrait peu à peu en agonie : engourdissements intellectuels, servitudes politiques et contraintes sociales. S’enferme dans une impasse atroce. Hébétée, impuissante devant les catastrophes et les défis auxquels elle est confrontée…

*La politique : Débat public et archaïsmes – terrain de l’idéologie encore, ou la “guerre civile froide” – la “langue de bois”, partout on ne parle plus de politique. On ne s’est pas encore résolu à l’alternance et on crie au loup quand l’adversaire gagne une élection – on n’est pas encore sortis des positions sectaires du dogmatisme – on n’a pas inventé une nouvelle forme de vie politique.
Après avoir exercé une responsabilité à la gestion catastrophique, on s’en va sans bilan à présenter et sans enquête – en guise de remerciements sur le désastre de la gestion. Pour les uns cela réside dans la manière irresponsable dont le pouvoir se comporte. Pour les autres, il n’existe pas, ou pas de vrai pouvoir dans le pays – technique de manipulations – recours aux factions. La pensée critique est toujours sous l’éteignoir des sectarismes.

*Le conservatisme de tous ceux qui participent peu ou prou aux mécanismes du pouvoir interdit tout changement.

*La société civile n’a pas de structures assez fortes pour obliger l’État à muter.

*Un État immobile et conservateur.

*Le culte du consensus : imposé, aboutit à l’immobilité absolue. Il a fabriqué d’insupportables interdits. Le consensus conduit à nier la capacité d’une société à gérer des conflits ou des enjeux majeurs. Préserver le consensus, c’est privilégier l’ordre sur le mouvement, l’obéissance sur la réflexion, sur l’imagination, le passé sur l’avenir. L’encenser, c’est céder à la paresse. Le sauvegarder, c’est rejeter le principe du politique, c’est-à-dire le débat d’idées.
*Le multipartisme : Au FLN, plus ou moins conscients du discrédit qui dominait les combines, “les cadres” politiques veulent retrouver une virginité.
Les luttes électorales ne créent pas les conditions favorables pour convaincre la population de la nouveauté des transformations.
Mais vouloir plaquer un multipartisme sur des mœurs tribales – ou sur du factionnisme- constitue un dévoiement de l’idée de politique avec une assise légitimante qui fait défaut à l’entreprise législatrice.
Cette absence de débat réel résulte de la restriction de la politique au seul multipartisme au détriment de partis de société. Tous les partis principaux étaient structurés autour d’un “présidentiable” avec pour seul “projet” la conquête du pouvoir. Ils ne peuvent que se satisfaire d’une réforme renforçant les pouvoirs de l’exécutif.
Chaque parti se conçoit et se définit par rapport au pouvoir. Il ne revendique que dans cette direction et ne souhaite dialoguer qu’avec lui. Il recherche le terrain d’entente avec le pouvoir en vue de participer à la gestion du pays. L’opposition est née et s’est maintenue de la division. Il n’y a pas encore de véritable vie politique.
L’alternative politique n’apparaît pas praticable avec la tribalisation de la politique.
Appel au suffrage censitaire. Les ennemis du suffrage universel clament que le remède au malheur social n’est pas dans le vote. Mais le fond du problème c’est l’aversion pour la diversité des opinions (cf. Balibar, Exclusion et citoyenneté). La multitude a fait une irruption si fracassante qu’il est difficile de croire qu’une “démocratie puisse naître de …”
Le présidentialisme qui s’est fait omnipotent interfère dans tous les domaines. La liberté de manœuvre du président est sans limite. La toute puissance s’abrite derrière l’irresponsabilité.
Mépris à l’égard d’un pays qui n’a cessé de montrer sa maturité, de lui taire la vérité. Faire l’Algérie en cachette. Passage d’un clan à l’autre du pouvoir. Hommes issus du même sérail.

*La république des intrigues : faite de guerre civile froide au milieu de la haine et de la violence. Or le jeu politique a besoin de se cultiver pour que l’alternance ne susciterait plus l’effroi. Il faut rompre avec les procédés de basse police et assurer le triomphe du droit dans la compétition pour le pouvoir.
L’élite s’est laissée contaminer par l’archaïsme.
La corruption générale est couverte par les plus hautes autorités de l’État. Du coup, le pouvoir est privé de tout capital moral et reste indifférent à l’horizon des valeurs.
Il faudrait enrichir la vie politique par des luttes d’idées.
En s’embourbant dans ses intrigues politiciennes, l’activité politique s’aventure hors de la “chose publique”.
Le système de pouvoir sans politique pare le despotique du manteau du sacré et l’islam se met au service du despotisme.

*Le triomphe du conservatisme : Le conservatisme moral et culturel. Politiques à œillères, réactions symétriques, aveuglements partisans : l’opportunisme devient une vertu, le reniement la condition de la réussite, et la contradiction une manière d’être. Sur les oripeaux séduisants de la modernité, c’est bien l’archaïsme qui chemine.
Absence d’une conception des choses, d’une articulation de principes et de valeurs, une vision de la société.
Des programmes ? œuvrer pour les pauvres sans décourager les riches, à travailler pour le bien contre le mal, chasser les mauvais ministres et combattre les injustices. Sans trop de pénalités. Sans références, c’est le non-politique, l’arbitrage au gré des humeurs de “l’opinion”, de la rue, de la pression…Si on avait gardé une déontologie minimale, on aurait attaqué les questions essentielles depuis longtemps. La pédagogie du débat public lui [le pouvoir] permettant de saisir les enjeux. Or, il s’accommode de corruption, de clientélisme ou de…édifices d’allégeance et de protection. Ses corps tombent dans le cynisme, ingrédient inévitable du système…l’École ne répond plus à aucun défi.
*La presse : Une presse multiple et variée dont les insuffisances la conduisent autant à un mauvais usage de ses talents qu’aux restrictions imposées par le pouvoir. Les journaux ne sont pas toujours étrangers au désarroi de l’opinion. Ils étouffent l’information dans le commentaire. Caractère politicien de ses préoccupations et de ses analyses. Ils esquivent les débats de fond en traitant les citoyens comme des débiles. Procèdent à une affligeante simplification de la réalité. La logique manichéenne triomphe et la présomption journalistique tient lieu d’explication. Dans les médias, l’inculture et la vulgarité des administrateurs. Fonctionnent à l’effet, à la surface, au virtuel. Les médias sont devenus des excitateurs de passions et des marchands d’impatience.
L’arène politique est dominée moins par les partis que par les clans dont la fin se limite aux luttes de pouvoir qui l’emportent sur l’intérêt général. Il n’y a pas de place pour des idées, pas de place pour un futur.
Seule la violence de la rue peut “dialoguer” avec la violence du prince.

*L’islamisme : Doit être appréhendé comme symbole des problèmes de l’Algérie mais certainement pas comme solution. Quelle “affiliation politique de Dieu ?”
C’est dans un climat démocratique et solidaire que l’islamisme ne serait plus perçu comme le plus puissant lien social, culturel, national, comme le plus sûr refuge. Plusieurs exemples dans l’histoire montrent que plus contraignante fut la cléricalisation, plus ample a été le déclin religieux.
Ceux qui aspirent à l’islamisme mettent beaucoup moins l’accent sur le sacré proprement dit que sur des dogmes et sur une morale. Un peu de “foi en Dieu” mais beaucoup de thèmes que l’on peut dire profanes : l’histoire du mouvement de libération nationale, la culture, les droits de l’homme, la démocratie, la morale, les femmes (bien entendu !). Le dogmatisme et le moralisme s’expriment avec plus de force que le sacré proprement dit.
La ligne de fracture est cependant déterminée par le rapport au politique et non par une question de foi.
Le conflit entre État et démocratie est articulé comme conflit entre pouvoir “athée” et nation musulmane. Cela recouvre le conflit entre État autoritaire et société pluraliste.
Pour certains esprits, le sens de l’islamisme doit être donné à partir de ses expressions confinant au “fanatisme”. Pourtant, il n’y a pas de compréhension de sens de cet islamisme sans examen des antécédents, des causes, des circonstances d’une tragédie en chaîne issue de la dislocation des structures de l’État et du tissu social. Une société disloquée où la nation vit sans représentations ni références, le mécontentement se coagule de la façon la plus violente et la plus anarchique.
La politique a perdu son âme, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes dans le temps même où l’on se réclame de plus en plus de la démocratie.

*une société disloquée à tous les niveaux : la société est en train d’éclater. Elle réinvente les trois strates : une classe de privilégiés ; un monde de marginaux, d’exclus, de jeunes sans espérances à l’autre extrême ; et au milieu, une classe moyenne écartelée. Dans cette Algérie là, égalité, droit, modernité, démocratie sonnent étrangement. La société “civile” n’est ni robuste ni dynamique.
L’Algérie s’est découverte divisée, coupée en deux selon une ligne de partage qui n’empruntait rien aux déclinaisons classiques. Pas d’Algérie de gauche, pas d’Algérie de droite. Pas d’Algérie nationaliste populiste et d’Algérie “démocratique”. Il n’y a plus qu’une Algérie des élites et une Algérie populaire et pauvre.
Aujourd’hui, la question reste entière : c’est celle de la cohésion sociale, c’est-à-dire en même temps celle de la cohésion nationale. Quoi que l’on pense de la dimension sociale. Cette question risque de dominer le “débat” politique national parce que nul ne peut songer qu’une moitié des Algériens seulement puise participer à l’avenir de l’Algérie.

*La société incivile : Tout ce qui faisait la modernité, la ville, l’État, les institutions a disparu.
Les années 80 ont tué la lutte des classes. L’idée forte du vieux Karl Marx s’est dissoute dans la modernité.
Nouveaux pauvres, chômage ? Il faut dire aussi, ajoute notre bonne conscience sociétale que les intéressés ne font pas toujours les efforts que l’on attend d’eux. Les chômeurs cherchent-ils vraiment du travail, veulent-ils vraiment s’en sortir ?
Dans ce diagnostic, on ne trouve finalement qu’un seul défaut, il est seulement démenti par la réalité. Si l’on peut encore attendre du progrès la constitution d’une société plus ouverte, moins dure aux faibles,…le diagnostic est sans appel. Depuis, nous avons reculé de plusieurs étapes.
Deux nouveaux acteurs sociaux : le nouveau riche, le nouveau pauvre. Le premier a été encouragé, aidé, subventionné et pour ainsi dire anobli ; le second a proliféré dans les quartiers, les chômeurs, licenciés, les laissés pour compte. D’un côté, une élite puissante et riche et, à l’autre extrémité, une “nouvelle classe dangereuse” indignée et menaçante. Ce qui caractérise désormais l’Algérie du social, c’est l’antagonisme de trois ordres (?).
La société algérienne a été démantelée, décomposée par 30 ans de bureaucratie inefficace, d’idéologie crasse et de basse corruption.
On est passé rapidement d’une société qui permet à celui qui, étant au bas de l’échelle de s’y hausser à une société où il n’y a plus que ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors. C’est l’exemple de l’école avec ceux qui sont toujours dedans et ceux qui sont exclus.
La société civile se reconstitue à partir des activités économiques et intellectuelles : fondations, classes, mouvements, associations, à l’assaut des partis politiques et de l’État.
L’opinion publique (craint) ne connaît que la violence, la criminalité, la délinquance, autant que le chômage ou l’inflation. Obsession d’insécurité.

*Les riches des années 80 : La “contre-élite” a disparu avec le naufrage syndical, l’effondrement communiste et l’absorption des intellectuels dans l’appareil d’État.
Les patrons sont rétablis.
Entre tous : hauts fonctionnaires, classe politique, bureaucratie l’accord est maintenant acquis sur l’essentiel : nécessité des réformes ensuite de l’économie de marché.
Avant populisme…
Maintenant, on appauvrit tout le monde mais on enrichit une minorité. Le scandale ne provient pas de la généralisation de la misère, il réside dans l’individualisation de la richesse. L’État, ce n’est plus “par le peuple, pour le peuple”. Il est au service de quelques uns.
Les pouvoirs de l’argent s’insinuent, s’immiscent, s’imposent.
Plus d’antidotes au culte de l’argent. Ni loi, ni droit, ni morale.
Prendre plutôt qu’entreprendre.
Les exclus, les marginaux qui constituent la lumpen société à laquelle la collectivité algérienne, dans ces confrontations, a fait porter le poids de la crise.
Le système social algérien est devenu une immense machine au profit des seules classes insérées.
Un État “parjure”, indifférent aux exclus, un système économique qui les fabrique, une société qui les ignore : quelle réussite pour un pays qui a érigé “Par le peuple et pour le peuple” au fronton de ses mairies !
Une faillite collective : le malheur ne se mesure pas au taux global du chômage mais au nombre de chômeurs de longue durée. Le chômage durable, antichambre de l’exclusion, est un drame.
La société est malade de l’exclusion. Le cancer que représente le chômage de longue durée n’est pas prêt de se résorber.
La solidarité nationale et la cohésion sociale passent désormais par le sauvetage des laissés pour compte avant de protéger ceux qui sont déjà insérés, même si leurs conditions matérielles demeurent calamiteuses.
Les immeubles-barres dépourvus d’équipements collectifs – aires de jeu, salles de réunion… – qui permettraient une vie sociale normale, ravagés, au surplus, par le chômage qui frappe un habitant sur 2/3…bref une population misérable, comme il en existe dans toutes les banlieues. Dans ce contexte, les “prêcheurs” (?) n’ont pas besoin d’être très nombreux pour provoquer des déflagrations en chaîne.

*La nouvelle “classe dangereuse”
Badjarah, Bab El-Oued, El Harrach, Oued Ouchaïeh, la cité des Palmiers, la Glacière, la cité La Montagne…Les cités en déshérence. Ne sont pas reliées au reste de la société par l’emploi, mais par l’islamisme et l’État-Puissance.
Les réalités de la ville. Des batailles rangées opposent les jeunes et la police.
La réalité se résume en une seule formule : l’Algérie se dote d’une “nouvelle classe dangereuse”. Prompte à l’émeute, menace l’ordre social.
Des chiffres fondent le diagnostic. Recours aux statistiques pour évaluer le nombre de jeunes qui trouvent du travail en sortant de l’école et ceux qui doivent attendre très longtemps. Les plus pauvres sont les plus touchés.
Avec le temps, ils forment une société à part, oisive, sans avenir et sans normes, avec son langage, ses rites et sa violence latente.
Subsides familiaux, emplois éphémères, trafics divers. La délinquance, la drogue, la violence établissent une souscription.
La machine à chômage accroît de quelques dizaines de milliers cette troupe turbulente.
La machine cale. La croissance chute. L’École, le syndicalisme, machines de régulation traditionnelles, toutes ces puissantes machines tombent en panne.
Délinquants durs et purs, révoltés sans projet, insurgés sans morale…qui remplissent de plus en plus les salles de garde à vue.
La drogue : on ne bâtit pas l’essor intellectuel et moral sur la détresse matérielle.
La délinquance et la violence sont des sous-produits de l’exclusion.
Décroissance ou chômage, réforme de l’école, réorientation de la politique urbaine…Il n’y a qu’une issue : déléguer à la police le traitement des problèmes.
Pas de volonté, pas d’engagement de l’État, pas d’effort budgétaire.
La volonté est ce qui manque le plus au sein d’une classe politique entièrement vouée au jeu des factions, qui sait que toute décision est une prise de risque dans une lutte impitoyable pour le pouvoir.
L’effort budgétaire sera nécessairement financé par les classes aisées. Elles ne sont pas prêtes à s’y résoudre.
Il faudrait des convictions bien arrêtées et une vision à long terme pour prendre dans la poche des riches afin de subventionner les fauchés et les paumés.
La solidarité entre Algériens est bien davantage guidée par la défense du système social tel qu’il fonctionne aujourd’hui.
*Le travail : toute la société n’a pas jusqu’ici honoré le travail. C’est peut-être sur ce point fondamental que les Algériens n’ont jamais brillé. Il faut dire que cette question n’est pas au centre des différentes préoccupations politiques. Tout tourne autour de l’ascension, la promotion, pas sur le travail et par le travail.
C’est le travail qui donne aux hommes la conscience de leur utilité. Sentiment d’assurance et d’appartenance. Un pays se juge surtout par sa capacité à former, à créer, à entreprendre. C’est précisément sur cette problématique que se cristallisent de la manière la plus négative les incohérences, les contradictions de notre existence nationale. Nous ne travaillons pas autant qu’il le faudrait et nous ne travaillons pas comme il le faudrait. Ce constat concerne les entreprises publiques et privées. Il affecte l’administration et le fonctionnement de l’État.
Situation alarmante : une société qui consomme plus qu’elle ne produit.
Pas de culture du travail. Pas d’éthique de l’ouvrier. Pas d’engagement dans l’économie. Pas de classe ouvrière cristallisée à la base du développement du pays.
Procédures cumulant les effets contraires et aboutissant à introduire les premières forces massives de distorsion entre emploi et travail, salaire et rente. On pourrait avoir un emploi sans être tenu de travailler pour le garder, on pourrait percevoir un salaire sans que celui-ci soit la rémunération d’un effort plusieurs fois fourni.
Au delà de la nomination et de l’installation, l’objectif proclamé est de réaliser le plein-emploi et d’alléger le poids du chômage. On va surcharger les centres économiques dans des proportions intolérables, au point que toute perspective de rentabilité deviendra exclue.
L’économie est surtout modelée aux impératifs politiques pour la conservation du pouvoir.
Les producteurs sont séparés de l’obligation. Des problèmes semblables – détachement par rapport au travail se retrouvent dans les autres secteurs : administrations, hôpitaux, enseignement.
La fonctionnarisation de l’activité économique devient effective. Tout le monde est “fonctionnaire” improductif et irresponsable. Dégradation de la situation économique. Déliquescence au plan des valeurs.
La déstructuration du travail s’emparera de tout le monde. Plus personne n’a prise sur son destin et chacun perd le sentiment de son utilité individuelle et sociale.
Les bouleversements des années 80 vont saper -État des riches – les bases mêmes de l’autorité de l’État et placer le pays dans une crise générale du principe de légitimité. L’attitude du citoyen face au travail et à l’effort va devenir foncièrement négative dans un contexte social et culturel encore plus dégradé qu’avant.
Le fonctionnaire clientélisé : son avenir ne dépend pas de ce qu’il fait au plan professionnel mais de l’étendue et de la solidité de ses relations politiques. Les retombées d’une telle situation sont à proprement parler dévastatrices : laxisme, négligence. Aucune pression concurrentielle, aucune contrainte déontologique ne s’exerce contre lui. La norme de référence : l’incompétence et l’irresponsabilité.
En vidant le travail de sa vérité et de sa réalité, le clientélisme ne commet pas seulement une faute dans l’ordre de l’économie, il commet aussi un crime contre les hommes parce qu’il les vide de leur vérité et de leur réalité. Hors du travail, il n’y a ni structuration des personnes, ni agrégation à la société. Hors du travail, ce qui se fige ce sont la négativité, la démobilisation, c’est-à-dire non pas des valeurs constructives mais des facteurs de corrosion des individus et des groupes.
Le modèle clientéliste n’est pas encore démantelé.
De ce point de vue, l’attitude face au travail demeure un sérieux “marqueur” indispensable de différenciation, bien plus que le choix entre privatisation et défense du secteur public.
Quelques principes sûrs et quelques cause intactes, quelques règles de morale et de déontologie.
Respecter dans son travail le sens minimal du bien commun. Prendre la dimension du professionnalisme et des enjeux collectifs.
Rétablir dans chaque profession le minimum déontologique, voilà l’un des grands enjeux de la période qui s’ouvre.
Au seul mot de “moderne” on a appris à se mettre au garde-à-vous.
L’Algérie avec ses gestionnaires et ses cadres, ses artistes et ses intellectuels, ses officiers de l’armée et ses….
Il ne faut pas s’y tromper. le sentiment de révolte n’est pas l’expression de l’ignorance et de l’irrationnel. L’aveuglement, en l’occurrence, n’est pas du côté du peuple. L’aveuglement est du côté de ceux qui s’imaginent que….À ne pas prendre la mesure réelle de la crise, à ne pas comprendre sa gravité, ceux-là s’engagent dans une voie dangereuse. Il arrive inévitablement – si cette crise reste sans solution – que le peuple, exacerbé, demande des comptes à tous ceux qui ne sont préoccupés que par la conquête du pouvoir.
Réfléchir, comprendre, pour ne pas sombrer.
La vie sociale étant faite de rapports de forces, le recul syndical a été celui de l’ensemble des salariés. Libéralisation du droit de licenciement, multiplication des emplois précaires, contournements massifs du droit social, mise en cause des protections sociales.
L’effacement syndical se traduit par l’arrogance des employeurs et retour à la soumission des employés. Une culture de la lutte, de la solidarité, du civisme et du dévouement pour le mirage de la “flexibilité sociale”. C’est le triomphe des puissants.
Urgence du devoir de solidarité en faisant le choix collectif de la lutte contre l’exclusion. Il faut concentrer l’effort sur ceux qui en ont le plus besoin pour qu’elle soit efficace au lieu de saupoudrer en empruntant à toutes les clientèles et à tous les corporatismes. Les temps sont durs, mais c’est justement par ces temps difficiles qu’il faut renforcer la solidarité nationale, qu’il faut parier sur la cohésion sociale pour que le pays surmonte l’épreuve. Il faut revoir la hiérarchie des priorités pour mettre fin à l’effroyable mécanique de l’exclusion.
Pour l’économie, la priorité c’est de recoudre le tissu social et le tissu national. Plus d’impôts sur les riches.

*Pour une culture ouverte : culture et bibliothèque pour tous. “Volonté de culture”.
Réfléchir et agir par la culture. Aux antipodes des débats brumeux sur les valeurs morales, de discussion facile, fumeuse et démagogique.
Chantier culturel aussi vaste que possible. Certes, posé en Algérie mais muet. Culture avec des matériaux de connaissance sans cesse renouvelés, plutôt que des pensées anciennes qui ne peuvent édifier que des constructions vouées à la ruine. On le voit déjà depuis quelques années, l’Algérie constitue pour les Algériens le révélateur de conceptions en plein désarroi, le test d’une volonté vacillante, le trouble symbole d’une totale absence de vision d’avenir.

*Les intellectuels : La légitimité des intellectuels tient à la qualité de leurs analyses et non point à la promotion de telle ou telle politique. En cette fin de siècle brouillée où tous les repères s’estompent, il est du devoir des intellectuels de débattre, un par un, des grands problèmes de la société -l’éducation,la culture, la politique, la construction maghrébine, les rapports Nord-Sud…
La crainte qu’inspire la subversion d’une pensée qui garde intact le pouvoir de dire non.
Les intellectuels doivent être en état d’urgence et faire le travail que le politique ne fait pas et mettre en débat les questions essentielles mais remuer les impensés.
Volonté d’aller à l’encontre des immobilismes mentaux, des tabous, des interdits et des silences.
La fonction de l’intellectuel critique s’accommode mal d’une connivence avec le pouvoir.
À l’opposé, ils fréquentent la cour, les directions des cabinets ministériels ou goûteront à l’apparat du palais. Sont tous sensibles aux honneurs officiels aux voyages présidentiels et aux prix d’honneur.
Élites et société : deux “nations” qui existent sur la base de l’exclusion et de l’inclusion, la première accepte d’être prise en charge et tire son “statut” d’un État autoritaire, l’autre devant se débrouiller (Boukhobza!). Deux sociétés sont en place qui se méprisent et se redoutent.
Très souvent, sentent l’offre d’emploi. Se verraient ministres…Leurs écrits dans la presse ou leur apparition à la télévision sentent l’offre d’emploi. Crèvent d’envie de faire de la politique, de recevoir la consécration comme personnalités politiques.
Ils ont une vision insulaire, alors que le Maghreb est notre horizon historique et naturel.
Beaucoup “d’intellectuels” ont servi d’écho aux membres du pouvoir à qui ils disent ce qu’ils veulent entendre (cf Chikh Slimane, Djilali Liabès…). Les membres du pouvoir ne supportent pas la critique.
Si les “intellectuels” détestent le nouveau régime, ils ne détestent pas le despotisme, pour peu qu’il soit celui de leur consécration.
Saïd Chikhi,
Paris, 1992.

Professeur de sociologie à l’Université d’Alger,
Fondateur et Directeur de la revue Naqd (1991-1993),
Homme de débats, Saïd Chikhi a su lier ses travaux de recherche et son enseignement à l’engagement dans le mouvement social. Chez lui, l’exigence critique se double de la clairvoyance politique.
L’hommage qui lui a été rendu lors d’une rencontre de deux jours (9 et 10 mars 1999) à l’Institut de Sociologie d’Alger a fait l’objet d’une publication (Mouvement social et modernité, Alger, Naqd/Sarp 2001). On y trouvera la liste de ses publications.