Cinquième partie
LES ACCORDS D’ÉVIAN
DE L’INAPPLICABILITÉ À LA RÉSURRECTION
Dans leur immense majorité, les pieds-noirs ont cru jusqu’au bout au triomphe de l’Algérie française et, sève de la colonisation, ils ont été, soit par action, soit par abstention, le soutien de l’OAS. Négociés dans un environnement où le rapport de forces avantageait alternativement l’un ou l’autre des signataires, les accords d’Évian doivent être saisis dans l’étendue de leur ambivalence politique.
Placés sur le plan international, les accords d’Evian mettaient les Algériens et le GPRA en position de force compte tenu de la tendance nettement anticolonialiste qui dominait les relations internationales.
Situés juste dans un face-à-face algéro-français, la puissance coloniale détenait suffisamment de ressources pour orienter l’essentiel des accords vers une domination réadaptée aux circonstances du droit des peuples à disposer d’eux mêmes, tout en faisant en sorte que ces derniers soient le moins possible en mesure de le faire.
Le statut des personnes finalisé à partir du maintien des pieds-noirs sur le sol algérien révèle la mise en place d’un système conçu sur la base d’un double degré de citoyenneté. Aux pieds-noirs et aux autochtones qui leur étaient assimilés, les accords réservaient des droits exorbitants les assurant de surprotection dans les différents domaines : social, économique, culturel, juridique. Si le projet initial avait été appliqué, ces catégories devaient fournir l’encadrement administratif, technique et juridictionnel, non sans prolongement politique ; il était alors évident que la réalité du pouvoir leur tomberait entre les mains à plus ou moins brève échéance.
La politique de la terre brûlée déclenchée par l’OAS, le refus des pieds-noirs d’accepter “le pouvoir FLN” et leur choix de l’exode, ont conduit à l’inapplicabilité de règles mettant en place une république néocoloniale.
Le premier texte sur les biens vacants est une ordonnance de l’Exécutif Provisoire n°62020 du 24 août 1962. Elle vise la protection et la gestion de ces biens à la suite de défaillance de leurs propriétaires. En cas de retour, les biens ainsi protégés par l’autorité préfectorale leur seront intégralement restitués. Ce sont là des mesures conservatoires prises au profit de pieds-noirs ayant abandonné leurs propriétés. Progressivement, sous la poussée revendicative de reconnaissance de l’autogestion au profit de comités animés par le Bureau national des Biens Vacants (BNBV), ces propriétés sont soustraites à toute transaction (ventes, locations, affermages, amodiations) à l’exception de celles réalisées au profit des collectivités publiques ou des comités de gestion agréés par les pouvoirs publics (décret 6203 du 23 octobre 1962). Si l’autogestion dans l’agriculture et l’industrie est définitivement reconnue par les décrets 6202 et 6238 des 22 octobre et 23 novembre 1962, la réglementation des biens vacants est définitive et générale avec le décret 6388 du 18 mars 1963 (J.O. n°15, du 22 mars 1963, p. 282). L’article 11 du titre II de ce texte intéresse directement les propriétés en cause pour restitution durant les années 2000 : « Pourront être déclarés « Biens vacants » :
a) Les locaux, immeubles ou portions d’immeubles dont les titulaires du droit d’occupation n’ont pas exercé ce droit durant une période de deux mois consécutifs, à un moment quelconque depuis le 1er juin 1962 ;
b) Les immeubles ou portions d’immeubles dont les propriétaires ont cessé d’exercer leurs obligations ou ont cessé de faire valoir leurs droits résultant de leur qualité de propriétaires, durant plus de deux mois consécutifs, à un moment quelconque depuis le 1er juin 1962 ». Un recours est ouvert dans les deux mois suivant la publication au J.O. de l’arrêté de vacance. Le propriétaire peut saisir le juge des référés sur le bien fondé de la déclaration de vacance. L’arrêté est définitif quand le délai de recours est expiré ou lorsque les prétentions du requérant ont été rejetées.
L’esprit anticolonialiste animant cette armature juridique des débuts de l’indépendance est clairement revendiqué par la loi 63-276 du 26 juillet 1963 qui traite des « biens spoliés et séquestrés par l’administration coloniale » : « Sont déclarés biens de l’État : tous les biens, meubles et immeubles spoliés ou séquestrés ou confisqués au profit des caïds, aghas, bachaghas, tous agents de la colonisation ou toutes collectivités » (article 1er). « Lorsque ces biens ont fait l’objet d’une transaction régulière avant le 1er novembre 1954, le tiers acquéreur de bonne foi sera indemnisé selon la procédure d’expropriation en vigueur » (article 2).
L’ordre public qui prend naissance à l’indépendance est une réponse aux tentatives de mettre l’Algérie à genoux en pariant sur le chaos consécutif au départ en masse de ceux qui, non sans raison, étaient considérés comme les détenteurs des secrets de la gestion du pays. L’échec de ces prévisions s’est accompagné de la sanction correspondante et les accords d’Evian sont frappés de caducité.
Que prévoyaient ces accords quant au régime des personnes et des biens ? (Je reprends ici en partie le texte de ma communication Nationalité, citoyenneté : entre l’État, l’individu et le citoyen : le droit en question, au colloque tenu les 19/20 et 21 mars 1992, Les Accords d’Évian, en conjoncture et en longue durée, Paris, Karthala et Institut Maghreb-Europe, 1997, p. 201-211).
Les articles 12 et 13 du titre IV des accords, sur les “garanties des droits acquis et des engagements antérieurs”, mettent sous protection “la jouissance des droits patrimoniaux acquis [sur le territoire algérien avant l’autodétermination]. Nul ne sera privé de ses droits sans indemnité équitable préalablement fixée. Dans le cadre de la réforme agraire, la France apportera à l’Algérie une aide spécifique en vue du rachat, pour tout ou partie, de droits de propriété détenus par des ressortissants français…”. Sous l’empire de la colonisation, la question du statut civil de droit commun a été le fondement discriminatoire refusant aux indigènes tenant à leur statut personnel musulman tout accès à la citoyenneté. Lorsque, pour des raisons tactiques, la Constitution de 1958 (article 77) a consacré ce droit, c’est pour tenter de peser sur l’issue de la guerre et des futurs statuts consacrés par les accords d’Évian. Ces derniers reproduisent le rapport de domination opposant statut musulman et statut civil de droit commun retenu comme critère imposant à l’État algérien une micro-société coloniale avec les conséquences que l’on imagine. Cette micro-société de sensibilité extranationale est organisée autour de la définition de deux catégories de personnes au statut privilégié soustraites aux risques encourus face à la multitude. Ainsi, de cette dernière, seront distingués les citoyens français et les citoyens algériens de statut civil de droit commun.
*Les citoyens français bénéficient de plein droit des droits civiques algériens. La seule limite apportée à cette reconnaissance réside dans l’impossibilité, pour eux, d’exercer simultanément les droits civiques français. Au terme d’une période probatoire de trois ans, ces citoyens acquièrent la nationalité algérienne sur simple demande d’inscription sur les listes électorales. À défaut de quoi, ils relèveront alors des accords d’établissement qui régiront les nationaux français vivant en Algérie.
*Les citoyens algériens de statut civil de droit commun : les “m’tornins”(du français “tourner sa veste”). Il s’agit ici de tous ceux qui ont choisi ou subi la francisation de leur statut par extension de l’application du droit civil français et qui, par conséquent, se distinguaient de la masse des indigènes définis par le statut musulman. En s’appuyant sur la stratégie des droits de l’homme, introduisant la Déclaration universelle, les accords définissent un statut de super citoyen, reconduisant les distinctions inégalitaires du passé sur la base de la même ligne de démarcation, le statut civil. Pour les citoyens français comme pour les citoyens algériens de statut civil de droit commun, l’État français se pose en défenseur des droits et libertés individuels, faisant valoir qu’ils ne sauraient faire l’objet de mesures discriminatoires en raison de leur langue, leur culture, leur religion et leur statut personnel. Quelques uns parmi les droits/privilèges réservés aux citoyens de statut civil de droit commun permettent de cerner le schéma politique de souveraineté limitée dans lequel les négociateurs français entendaient enserrer l’État algérien des accords d’Évian :
-Électeurs et éligibles, ils sont réputés avoir une juste part dans la gestion des affaires publiques.
-Ils ont droit à une proportion de sièges en rapport avec la population considérée, aux différentes assemblées, qui leur sont réservés.
-Les villes d’Oran et d’Alger seront administrées, durant les quatre années suivant le scrutin d’autodétermination, par des conseils municipaux dont le président ou le vice-président sera un Algérien de statut civil de droit commun.
-Les villes d’Alger et d’Oran sont divisées en circonscriptions municipales dont le nombre est au moins égal à dix pour Alger et à six pour Oran.
-La circonscription où la proportion des Algériens de statut civil de droit commun dépasse 50% aura à sa tête une autorité relevant de ce statut.
-Le respect du statut personnel non coranique jusqu’à la promulgation d’un Code civil à l’élaboration duquel ils seront associés renforce les garanties précédentes.
-Les accords imposent une proportion d’Algériens de statut de droit commun dans la fonction publique et qui de plus sont dispensés du service militaire durant cinq ans.
-Des garanties spécifiques leur sont réservées en matière judiciaire : en effet, dans toute juridiction civile ou pénale devant laquelle comparaît un Algérien de statut civil de droit commun, siègera obligatoirement un Algérien de même statut. Si la juridiction comporte un jury, le tiers des jurés seront des Algériens de statut de droit commun.
-Le chapitre III des accords d’Évian prévoit une “association de sauvegarde” : “Les Algériens de statut civil de droit commun appartiennent, jusqu’à la mise en vigueur des statuts, à une association de sauvegarde reconnue d’utilité publique et régie par le droit algérien. L’Association a pour objet d’ester en justice, y compris devant la Cour des garanties pour défendre les droits personnels des Algériens de statut civil de droit commun, notamment les droits énumérés dans la présente déclaration”. (Voir l’Annuaire de l’Afrique du Nord, 1962, p. 655 et suivantes).
On voit bien que, à travers le statut d’une minorité privilégiée, les accords d’Évian, dans la continuité coloniale, dessinaient l’organisation administrative de l’État algérien en prétendant inspirer ses choix politiques. Ces projets seront déjoués par le contenu de la nationalité algérienne telle qu’elle a été définie par le code de 1963. Pour rappel, le FLN a toujours rejeté le principe du statut particulier accordé à une minorité. L’unité du peuple algérien se retrouve dans tous les textes fondamentaux du FLN (Proclamation du 1er novembre 1954, Plate-forme de la Soummam du 20 août 1956, Charte de Tripoli, juin 1962). Le Code de la nationalité empêche de donner prise à la constitution d’une troisième force en refusant la nationalité d’origine aux pieds-noirs tout en réintégrant dans le statut musulman les algériens de statut civil de droit commun, ceux que le rapporteur du projet appellera “les brebis égarées” (Mabrouk Belhocine). La nationalité d’origine est définie strictement par l’ascendance musulmane : “Le mot Algérien en matière de nationalité d’origine s’entend de toute personne dont au moins deux ascendants en ligne paternelle sont nés en Algérie et y jouissaient du statut musulman” (article 34 de la loi du 27 mars 1963).
Les rédacteurs du Programme de Tripoli adopté par le CNRA en juin 1962 ont apprécié au plus juste le contenu des accords d’Évian : Ils “constituent une plate-forme néo-colonialiste que la France s’apprête à utiliser pour asseoir et aménager sa nouvelle forme de domination”.
“Hizb frança” (le parti de la France) est bien une réalité qui, avec le temps s’est affermi et au fil des années a constitué un tremplin de décomposition nationale. Les “statut civil de droit commun” récupérés par le Code de la nationalité de 1963 vont fournir les contingents encadrant l’administration du haut vers le bas. Directeurs, sous-directeurs, secrétaires généraux de ministères, directeurs généraux d’entreprises publiques, cadres de l’administration des départements, ils seront les porte-serviettes des politiques prétendant à la légitimité historique du FLN-ALN. Pendant les années soixante-dix, ils seront ces “cadres de la nation” sagement attentifs aux propos flatteurs de Houari Boumediene.
Les “statut civil de droit commun” sont toujours une source d’inspiration, invoquée en particulier dans “la déconstruction de la pensée nationaliste”. Au cours de l’entretien du 26 mai 2011 à El Watan cité plus haut (voir dans la deuxième partie), Mohammed Harbi revient sur cette question en suggérant le sens de ses préférences. Elles échappent difficilement au poids du passé : “Actuellement, l’Algérie est confrontée à deux problèmes : d’abord, la déconstruction de cette pensée [la pensée nationaliste] à partir de l’idée d’une société multiculturelle et multiethnique, parce que la question de l’ethnicité est un vrai problème. On a beau le cacher, c’est un vrai problème. La deuxième question, c’est le problème de l’autoritarisme. L’Algérie transpire l’autoritarisme par tous ses pores. On parle du pouvoir, mais si vous voyez la vie des partis, elle n’est pas fondamentalement différente. Il faut revenir aux fondements de l’autoritarisme, et quand vous analysez ces fondements, force est de constater la nature des rapports familiaux et le poids du patriarcat. Ce n’est pas un hasard si ce modèle là, vous le retrouvez dans le système éducatif d’une façon très forte. C’est tout cela qui fait que notre société soit très conservatrice”. La déconstruction en projet appelant à une construction, deux orientations se dégagent :
*la première consiste dans le déplacement de l’épicentre de la nation vers le support multiethnique, en l’occurrence le retour au statut des personnes consacré par les accords d’Évian et la réintégration des pieds-noirs et pourquoi pas, des harkis, au sein d’une communauté de statut civil de droit commun.
*La seconde, à partir de ce support ethnique, réside dans l’éradication des sources du nationalisme de modèle patriarcal, donc autoritariste, par un contre-modèle puisé dans les Lumières, ce qui promet la substitution d’un autoritarisme à un autre. Le système autoritaire issu des Lumières paré de toutes les vertus mènera tout droit au type de dictature légitimée par la modernité et dont la férocité se confond avec les projets civilisateurs. Nous pouvons faire aujourd’hui le bilan de ces dictatures modernisatrices dans un monde arabe plus asservi que jamais.
Ceci explique, en définitive, la perception de la guerre de libération nationale et le couperet qu’elle a imposé, empêchant la mise en place d’une république algérienne entre les mains des classes dominantes en accord avec la puissance coloniale. Que l’indépendance ait débouché sur l’autoritarisme et ses conséquences cela renseigne aussi sur la puissance de frappe des partisans de l’autoritarisme de substitution et des points d’appui au sein du pouvoir et dans la société.
Au cours des années quatre-vingt-dix, on a vu comment le regard sur la citoyenneté reprend la typologie coloniale entre les tenants du statut civil de droit commun et leurs héritiers/descendants d’un côté et ceux de l’emprise du statut musulman vers lequel est repoussée la multitude gagnée par l’idéologie islamiste. Les tentations censitaires sont une réalité nettement exprimée en 1992 et réaffirmées depuis. L’infrastructure économique sur laquelle s’est construit l’ordre public de l’Indépendance cède devant la montée des forces jugulées pendant une courte période et finit en mamelle nourricière faisant prospérer des îlots du secteur économique privé, appelant à rétablir des liens programmés dans les accords d’Évian. La géostratégie gouverne le potentiel des investissements étrangers et les partenariats d’affaires dans l’agriculture, le tourisme, les services aux entreprises, sans compter le marché de la sécurité sur lequel règnent les grandes sociétés tels Geos, Erys, Contrôle Risk, Terrorisk, venues d’outre Méditerranée avec leur quota d’anciens commandos, mercenaires de toutes les campagnes coloniales. L’environnement des années 2000 appelle à la reconstitution des propriétés pieds-noirs et au partenariat avec des gestionnaires locaux à bout de souffle. L’aéroport international Houari Boumediene, le tramway (Alger, Oran, Constantine), le téléphérique dans plusieurs grandes villes ainsi que le métro sont gérés par des sociétés françaises. Il en est de même pour la société des eaux et de l’assainissement d’Alger (SEAAL). La pratique du jumelage généralisé à tous les organes et structures de l’État avec l’Union européenne sous prétexte d’une future “adhésion”, inscrit déjà l’indépendance dans un passé révolu.
En 1962, le trouble à l’ordre public de l’Indépendance se définit comme une obstruction à la récupération par la nation des biens des pieds-noirs. C’est ce qui est consacré par le décret 63-168 du 9 mai 1963 ayant pour objet “la mise sous protection de l’État des biens mobiliers et immobiliers dont le mode d’acquisition, de gestion, d’exploitation ou d’utilisation est susceptible de troubler l’ordre public ou la paix sociale”. Ainsi, l’article 1er dispose : “Les biens immobiliers, les fonds de commerce, les entreprises, établissements et exploitations à caractère industriel, commercial, artisanal, financier, minier, agricole et sylvicole peuvent être placés, après enquête et par arrêté du préfet du département sur lequel ces biens se trouvent situés, sous protection de l’État. Cette mesure peut être décidée soit en raison de l’irrégularité de la transaction dont ils ont fait l’objet, soit en raison du trouble à l’ordre public ou de l’atteinte à la paix sociale portés ou susceptibles d’être portés par leur mode de gestion, d’exploitation ou d’utilisation” (J.O. n° 30, 14 avril 1963, p. 450). Il faut entendre par là les manifestations populaires exigeant le versement de ces biens dans la catégorie des biens vacants. La notion d’ordre public constitue le point de rencontre ou de rupture entre la volonté de récupération des biens des pieds-noirs au profit de la collectivité nationale et les résistances qui lui sont opposées.
L’ordre public, à l’indépendance, est tributaire des contradictions qui secouent la mise en place de l’appareil étatique sans être coupé cependant, des espérances agitant la société. D’où l’équivoque qui l’accompagne et que traduit un des acteurs de l’époque, Amar Bentoumi. Hanté par la question de l’ordre public, il réserve ce dernier à la vision étroitement juridique pour ne pas dire policière et pénale. Il n’est pas pour autant délivré des inquiétudes que lui inoculent les accords d’Évian :
“La constitution du premier gouvernement a suscité l’espoir d’un retour à la sécurité et à une vie normale. Le premier ministre de la Justice et la petite équipe qu’il constitua se devaient de contribuer à réaliser cet espoir en mettant sur pied, au plus vite, un appareil judiciaire qui contribuera, avec les services de sécurité, au rétablissement de l’ordre public en relançant l’activité judiciaire au pénal comme dans les autres domaines.
Pour cela, il fallait à la fois mettre en place une administration judiciaire centrale et une organisation judiciaire de proximité adaptée aux réalités du pays. Il fallait aussi écarter certaines solutions qui découlaient des engagements pris dans les accords d’Évian sans donner l’impression qu’on les violait. Commencer, dans le contexte de l’époque, par appliquer les dispositions de ces accords, c’était aller vers une crise interne et provoquer des réactions négatives pouvant bloquer la reprise de toute activité judiciaire et autres dans le pays. Il fallait prendre d’abord, et avant tout, des mesures favorisant cette reprise en utilisant les moyens existants en matériels et surtout humains pour mettre en place une organisation judiciaire que le peuple accepterait et en qui il aurait assez confiance pour faire appel à elle afin de régler les problèmes qui se posaient aux gens dans leurs relations et avec le pouvoir légal issu des élections qui se mettaient en place…” (Amar Bentoumi, Naissance de la justice algérienne, Alger, Casbah Éditions, 2010, p. 74-75). Le “premier ministre de la justice” tel qu’il aime se définir offre l’illustration du juriste sous l’emprise du droit de la puissance coloniale dont il s’efforce pourtant, mais en vain, de se démarquer à travers la persistance des références formelles. Utilisée dans le contexte de l’automne 1962, la notion de “rétablissement de l’ordre public” ne saurait avoir d’autre sens que celui du retour à l’ordre public colonial. Or, les premiers mois de l’indépendance se caractérisent par la mise en place ou l’établissement d’un nouvel ordre public. Le décret précité du 9 mai 1963 a pour objectif d’empêcher la persistance d’un ordre public fondé sur l’appropriation privée de biens qui reviennent à la nation. Dans ce but, le décret 64-15 du 20 janvier 1964 instaurait une “autorisation administrative pour toutes opérations entre vifs, ayant pour objet la création, l’extinction ou le transfert de droits réels immobiliers”.
Ce texte sera remis en cause par le décret 83-344 du 21 mai 1983 : s’appuyant sur la loi du 7 février 1981, ce dernier lève les derniers obstacles et ouvre la voie aux échanges spéculatifs sur les biens des pieds-noirs relevant ou non du régime des biens vacants. Auparavant, le décret 80-278 du 29 novembre 1980 avait tiré un trait sur la législation des biens vacants en abrogeant les textes fondateurs. La distinction entre bien vacant ou non relève de l’imbroglio interne à l’administration qui, encouragée par les orientations et décisions politiques, sur la base des pratiques spéculatives de ses propres agents, s’exonère de l’obligation de classement fiable.
L’ordre public des années 1963-64 et suivantes qui donnait lieu à des manifestations populaires exigeant soit la dépossession de pieds-noirs, soit le refus des transactions immobilières passées par ces derniers au profit d’autochtones nantis, est renversé grâce au décret du 29 novembre 1980 annonçant la loi du 7 février 1981 et les textes ultérieurs pris pour son application et son extension. Tirant la conclusion de ces tendances, dans une étude de 1985, un avocat du barreau d’Alger pourra écrire : “L’ordre public est revenu en Algérie depuis fort longtemps” (Pierre Léonard, Problèmes posés par la cession des biens français en Algérie non déclarés vacants à la date du décret du 29 novembre 1980, Revue algérienne des sciences juridiques économiques et politiques, n° 3, septembre 1985, p. 520-534).
Dans les années 2000, le renversement est spectaculaire : avec l’appui des appareils administratifs, judiciaires et de centres d’autorité demeurant dans l’ombre, tout concourt à définir l’ordre public à partir de la restitution des biens classés biens vacants. Le trouble à l’ordre public subit une relecture historique dont la source se trouve dans les structures étatiques. Les tribunaux ratifient le versement des biens vacants dans la situation antérieure à 1962. Le régime des spoliations et du séquestre, condamné avec/par l’Indépendance, bénéficie d’un climat de réhabilitation cinquante ans après. L’État des lendemains de l’Indépendance est remis en cause par les pratiques optionnelles des années 2000 qui tissent la trame d’un ordre public de recomposition coloniale. La rencontre se fait via les services de l’État entre couches sociales qui disposent des leviers de ce dernier et les pieds-noirs appelés à retrouver leur pays et placés en créanciers relégitimés réclamant leurs biens.
La restitution se fait, à l’occasion en sourdine. L’administration des Domaines et de l’enregistrement délivre les anciens titres de propriété accompagnés du certificat négatif, ce qui permet à l’ex propriétaire pied-noir de vendre l’immeuble. Souvent, la vente se fait au bénéfice d’un acquéreur algérien qui obtient rapidement l’expulsion des occupants. C’est le cas des familles demeurant dans l’immeuble sis boulevard de la Soummam à Oran et expulsées au profit de Djillali Mehri, affairiste bien introduit dans les milieux bancaires algériens devenu un industriel fortuné, propriétaire notamment d’hôtels de luxe et dont les arguments ne s’évaluent pas seulement en termes monétaires. Les soutiens dont il dispose dans un enchevêtrement d’intérêts à l’intérieur des appareils politico-financiers des deux côtés de la Méditerranée sont de nature à faire basculer les terres du domaine national dans son empire. L’immeuble qui abritait plusieurs familles se transforme en palace, à quelques dizaines de mètres du “Royal”, luxueux hôtel du même Mehri.
En juillet 2013, des arrêtés d’expulsion sont pris à l’encontre de sept familles, organisées en collectif, sur des appartements occupés depuis l’indépendance et relevant des biens vacants (immeuble sis 71 rue Didouche à Alger). Là aussi, la propriété est passée à un ressortissant algérien grâce à des pratiques frauduleuses permettant illégalement la mutation de la propriété du pied-noir à un autochtone/homme de paille.
Cette filière des restitutions/expulsions est à rapprocher du marché du droit algérien impulsé notamment par Avocats Conseils d’Entreprises, organisation dont le représentant en Algérie est Baghdad Hémaz, ancien procureur puis avocat au barreau d’Oran installé à Paris. Il trouve un terrain fertile au jumelage et au partenariat en Algérie qui accueille depuis quelques années des séminaires et colloques où se traitent les sujets tels les contrats, l’arbitrage et la médiation, l’insécurité juridique, toutes questions qui expliquent le contenu du nouveau Code de procédure civile entré en vigueur en 2009. Les sociétés d’avocats à cheval d’un côté et de l’autre de la Méditerranée prospèrent, à l’image de Lefèvre Pelletier et associés, Alliance Algérie, avec deux animateurs : Fatima-Zohra Bouchemla à Alger et Mohamed Lanouar à Paris. L’exposé des titres en compétences et expériences mérite la restitution : “L’équipe possède une expertise (sic) juridique reconnue grâce à sa parfaite connaissance du droit et de la vie des affaires algériennes et à son réseau de relations au sein des administrations et institutions locales”. Pour les initiés, cette référence au réseau de relations soulignée par nous indique bien le degré élevé de maîtrise des lieux d’exercice de “l’art juridique”, dans la mesure où rarement les arguments de droit fournissent réellement et de façon déterminante les solutions aux litiges devant les juridictions algériennes. Le réseau de relations multiformes à l’intérieur des espaces judiciaires, et en dehors de ceux-ci, sont la voie royale du succès, particulièrement en matière de contentieux de propriété et de droit des affaires.
Les restitutions se font en passant par les Domaines via le rachat par des affairistes algériens tandis que les expulsions au nom de la République algérienne mettent de plus en plus de familles dans la rue. Isolés, livrés à la rapacité partagée des milieux judiciaires (magistrats, avocats, huissiers), de la police, de l’administration des Domaines et de la wilaya, les victimes revivent les spoliations du XIXème siècle.
Les richesses que recèle la filière des restitutions expliquent en termes d’affaires le silence qui enveloppe le processus de leur déroulement. La hardiesse, qualité première de l’enquête journalistique, n’est pas de mise sur le sujet. Ce dernier n’inspire pas plus la recherche chez les juristes ou les sociologues. Les espaces sont libérés pour mettre en tête-à-tête le prédateur et sa proie. La chaîne des vénalités et du népotisme relie la justice et ses auxiliaires au monde des affaires où les partenariats favorisés par la mondialisation entretiennent des croisements qui abrogent en droit et dans les faits les règles de protection du domaine national.
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Dans les formes où il enregistre le rituel de la dictio juris (pouvoir de dire le droit), le juge est couramment saisi comme un agent fonctionnant à l’obéissance sans que celle-ci n’ait de rapport à la loi. Le constat a pu être fait, en particulier en droit pénal, lors d’affaires mettant en jeu la crédibilité du pouvoir régalien. Le voilà transfiguré en créateur de droit, soudainement attaché à faire oublier son rôle de prédilection : celui de simple porte-parole.
Libéré de toutes les entraves, y compris celles qui, en toute logique lui traçaient la ligne de démarcation de l’ordre public, il prétend se hisser de sa propre initiative au rang de juge soucieux de la protection d’une propriété individuelle spécifique, sans considération du processus historique qui en a prononcé la mutation.
Nul doute que cette témérité exige un autre éclairage que celui répercuté par des milieux prompts à entériner une « œuvre de justice », encouragés par les voix intéressées des barreaux de différentes cours.
En effet, le lien du juge et du pouvoir n’est pas ce lien ténu que l’on tente de sanctifier pour la circonstance : la restitution des biens vacants aux pieds-noirs. Le politique sait se mettre à l’abri en délivrant dans l’obscurité les ordres adéquats, surtout quand le destinataire est déjà dressé, par une longue habitude, à accueillir les directives attendues.
Le passage par le juge renvoyant au schéma de la décision judiciaire implicitement couronnée de la devise usurpée, « au nom du peuple », met en place l’ordre de légitimation d’une entreprise qu’il s’agit de protéger contre une possible levée de boucliers.
Le discours sur le pied-noir et la mobilisation des milieux judiciaires, se confondant allègrement avec le droit, reflètent l’environnement de réintégration du pied-noir dans la société par les véhicules historiques et culturels. Le passage par le juge et le droit, au mépris d’une autre vision, occultée, de ces derniers, installe la restitution des biens du domaine national dans la normalité. Cela lui confère une crédibilité non dénuée d’orientation et de messages pour l’avenir.
Les esquisses de démenti opposées aux pratiques judiciaires sous la forme d’un article de loi de finances ne sont qu’une diversion empruntant aux artifices d’une puissance publique décomposée, dans la mesure où elles confirment la confidentialité dont sont assorties les décisions juridictionnelles. Elles sont soustraites à toute démarche exégétique et doctrinale sur leur contenu comme sur leur bien-fondé. En cela nous pouvons soutenir que l’article 42 de la loi de Finances 2010 est un faux rappel de l’ordre public de l’Indépendance au juge. Les deux mondes sont maîtrisés pour fonctionner en vase clos et le juge peut, en toute quiétude, poursuivre sa tâche de substitution d’un ordre public à un autre. Les effets d’accoutumance sont patents, d’autant plus que les détenteurs des appareils de l’État sont partie prenante à ce renversement qui se chiffre en profits patrimoniaux considérables. Les retombées sur la nation et sur les victimes des expulsions livrées aux prédateurs protégés ne le sont pas moins.
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Au terme de cette étude nous sommes une fois encore renvoyés aux questions que soulève l’État, ses composantes, ses appareils -armée, police, justice, administration-ainsi qu’aux dispositifs normatifs du droit, des libertés publiques et, plus largement à l’organisation politique. Sur les cinquante années d’indépendance, les approches sur tous ces sujets excluent totalement la question clé : comment, avec quelles forces, quels moyens techniques et humains s’est constitué l’État à l’indépendance et comment a-t-il fonctionné et grandi depuis. L’installation de Bouteflika à la tête de l’État indique les continuités depuis 1962 en même temps qu’elle incite à en rechercher les racines. Les analyses proposées pour comprendre, expliquer ce qui est décrit à tort comme crises butent sur l’ignorance des supports originels de l’État depuis 1962. Ceux-ci sont étroitement liés au système colonial. Le processus de décolonisation, hormis la forme extérieure de souveraineté, ne s’est pas poursuivi pour être mené à son terme. Il faudrait savoir pourquoi. En la matière, ce n’est pas une simple question de volonté politique, de volontarisme idéologique. La trajectoire imprimée au régime de la propriété arrachée à la colonisation et ainsi perçue à l’indépendance avec des velléités égalitaristes repose la question de l’État, de ses soubassements, la perception de ses missions et de son fonctionnement. Questions lancinantes, elles sont toujours abordées encore aujourd’hui avec une transposition des modèles issus d’expériences historiques restituées dans leur version idéale et sans aucun rapport avec les lieux d’où fusent des interrogations toujours sans réponse.
Le nationalisme a cimenté les solidarités et défini les enjeux fondamentaux de la guerre d’indépendance pour installer son hégémonie en donnant ses qualifications à cette dernière.
1) Le nationalisme libérateur, puisé dans les besoins de constitution d’une nation moderne, se projette dans la liquidation du colonialisme sous toutes ses formes. La prétention de combattre les inégalités, les discriminations et l’ouverture sur un monde de libertés inconnues jusqu’alors, accompagne dès 1962 la récupération de la terre et de toutes les richesses susceptibles de fournir ainsi les assises de la souveraineté en lui attribuant pleinement son sens. Ce nationalisme libérateur que résument la charte de Hammamat, devenue charte de Tripoli, ainsi que les initiatives populaires comme les occupations des terres de la colonisation et les premières revendications sur l’autogestion, est tributaire de conditions particulières : la mise en place de l’État et du fonctionnement des services publics. Prisonnier des affrontements parfois sanglants pour la conquête de l’État, le nationalisme libérateur, portant les rudiments de programme de liquidation coloniale, a servi d’alibi à tous les groupes en compétition qui ont investi ses frémissements en s’annexant ses militants. Objectif séduisant par son universalité, le nationalisme libérateur dont se réclament tous les protagonistes de la lutte pour le pouvoir finit par se confondre avec le ou les leaders en passe de s’emparer des moyens de conquête de l’État et se dissout dans leurs ambitions. Ainsi se traduira-t-il d’abord dans le dispositif idéologique de Ben Bella, relayé à la fois par le groupe d’Oujda et par les communistes, pour disparaître et laisser la place au nationalisme fermé avec le coup d’État du 19 juin 1965.
2) Le nationalisme fermé à prétention égalitariste, marquant ses liens avec le nationalisme libérateur, s’est ordonné et étoffé avec les nationalisations (dans l’agriculture, l’industrie, les services et les hydrocarbures) au point de caractériser non seulement l’économie, mais l’État. L’attention doit être portée sur ce dernier et sur les moyens ou instruments, personnel et encadrement qui ont permis sa mise en marche.
Les matériaux de construction sont en totalité empruntés au colonisateur. L’ossature, la colonne vertébrale de l’État a été l’armée, constamment présentée comme la seule force organisée du pays. En la qualifiant de la sorte, on occulte à quel point elle a été le moteur de désorganisation des autres expressions politiques : elle les a soit absorbées, soit marginalisées et, avec le temps, éliminées. Or, l’armée a très vite été coiffée par des compétences porteuses des techniques d’organisation, de commandement, d’administration et de répression de l’armée française. L’une des premières missions des anciens officiers, déserteurs ou non, de l’armée française a été de réduire la troupe issue des restes de bataillons de l’ALN, en les remplaçant par les appelés de l’armée française versés lors du cessez-le feu dans la force locale des accords d’Évian.
Ensuite, en tant que force, les officiers de l’ALN ont progressivement été éliminés par le recours à différents moyens qui vont de la corruption à l’assassinat.
Offrant l’apparence de forteresse assiégée, le nationalisme fermé était miné de l’intérieur. Fonctionnant exclusivement sur le mode policier de gouvernement, hanté par les complots, il se livrait corps et biens à l’encadrement militaire et administratif d’appartenance coloniale, ordonné sur deux supports :
*le support politique porté par le clan militaire dominant unifié autour de Boumediene ;
*le support technique, administratif et économique, tirant parti de son capital de connaissance des rouages de l’administration, des notions de service, de compétence, d’efficacité et de savoir. Les possesseurs de ces qualités transformées rapidement en capital symbolique sont d’emblée incontournables dès l’instant où ils ont appris que leur avenir dépendait des deux conditions qu’ils étaient prêts à remplir : le maniement du savoir dont ils sont porteurs et l’obéissance absolue quant aux directives sur sa mise en œuvre.
De ce point de vue, la question du droit revêt une importance à la mesure des besoins de toute société, de tout État.
Le nationalisme de sensibilité égalitariste épuise ses limites à la mort de Houari Boumediene, puis disparaît progressivement par pans entiers. Son démantèlement est programmé avec le concours des cadres politiques et de la haute administration qui, du jour au lendemain, ont abjuré ce qu’ils adoraient la veille. Tout semble indiquer que l’encadrement politico-administratif a toujours su parfaitement imprimer à ses rouages le rythme adéquat en cultivant une force d’inertie d’autant plus redoutable qu’il est indispensable.
Les cadres moyens et les employés subalternes indigènes ayant accédé à la fonction publique n’avaient pas d’autre référence que celle apprise, non sans quelque fierté, de l’administration coloniale. Nul n’était en mesure de penser le droit de l’administration autrement. Lors des débats sur le projet de constitution de 1963, l’assemblée nationale constituante résonnait des échanges entre spécialistes qui, à tour de rôle, évoquaient à l’appui de leurs démonstrations ou de leurs critiques, les maîtres français du droit constitutionnel. Les promotions consacrées par les lycées franco-musulmans et les formations ultérieures fournissent les spécialistes en droit musulman, selon la conception coloniale servant à tracer la ligne de partage entre statut personnel et statut de droit civil ou de droit commun. Ces experts en chari’a selon l’acception du droit colonial ayant peuplé les mahakmas (tribunaux de première instance du statut personnel) se retrouveront du jour au lendemain à la tête de tribunaux, cours et parquets. Dans l’encadrement supérieur de l’administration, comme dans les échelons intermédiaires, quelque soit le service public, la norme de conception et de fonctionnement relève de l’évidence : l’appartenance au droit français. La reconduction de la législation française, le 31 décembre 1962, par l’assemblée nationale constituante s’inscrit dans ces réalités sociologiques.
Par la longévité de sa carrière, Missoum Sbih personnifie les sources formelles et organiques de l’administration et leur continuité. Certes, il n’est pas le seul. Soulignons toutefois qu’il représente un exemple digne d’intérêt pour la recherche : à l’origine du statut de la fonction publique en 1966, on le retrouve à la tête de la commission de réforme de l’État en 2000.
Supervisant les grandes orientations économiques et juridiques selon la maîtrise des techniques reconduites, l’encadrement de l’État n’a jamais échappé, dans ses grandes lignes, à une orientation inscrite dans la zone d’influence française. Malgré le discours grandiloquent sur la langue arabe, celle-ci n’a jamais été en position de disputer l’hégémonie à la langue de conception et de direction : la langue française.
Le nationalisme fermé à dimension policière s’est largement appuyé sur cet encadrement qui se source dans le cousinage des “droits communs” indigènes de la période coloniale et consacrés par les accords d’Évian. En se fondant dans une administration policière à laquelle ils fourniront nombre de cadres (commandants de corps urbain, commissaires et inspecteurs de police), ils assurent leur protection et tissent les fils de leur promotion future. Devenant indispensable, cet encadrement gouvernera les filières de sa reproduction, faisant reconnaître la légitimité des compétences techniques.
3) Le nationalisme à prétention libérale des années quatre-vingt allait élargir et renforcer ouvertement les supports étatiques des forces acquises à des relations de plus en plus étroites avec la France. La direction de l’armée et des services secrets bascule en ce sens. Parallèlement, l’ouverture à la bi-nationalité accentue l’attraction vers la dominante culturelle française et la francophonie : multiculturalisme et mondialisation servent d’alibis confortables. N’ayant aucunement perdu sa dimension policière, l’État se façonne une image libérale en abrogeant par à coups le statut de la propriété publique. C’est là que prend place le décret 83-344 du 21 mai 1983 levant l’interdiction à la liberté de transaction des propriétaires pieds-noirs. Dans le sillage du décret du 29 novembre 1980 abrogeant la législation sur les biens vacants, l’ordre public de l’Indépendance est définitivement extirpé des références législatives.
L’État nation aux prises avec l’héritage colonial a reconduit, de 1962 à nos jours, dans un environnement trompeur, la dichotomie entre deux Algérie, deux populations :
*la population urbaine ou d’origine urbaine : enracinée dans les traditions coloniales de commandement et d’administration, elle fournit l’encadrement de l’État et des services publics ou réputés tels. Cela va de l’état-civil et des secrétariats de commune à la justice sans oublier les sous-préfectures et préfectures, le trésor et les finances publics, l’enseignement, la santé, les transports, la poste et téléphone, la police, etc.
*la population rurale ou d’origine rurale, qui envahit au fil des années, avec le poids démographique, la périphérie des centres urbains : tenue en respect par le maillage policier, elle l’est aussi par un discours entendu sur l’arabo-islamisme qui n’a d’autre objectif que de l’enfermer dans le ghetto de l’islam des archaïsmes.
Prétendant s’ancrer dans la modernité, la première puise les sources de sa supériorité dans la déchéance où, par sa domination sur les appareils de l’État, elle contribue à plonger la seconde.
En réaction contre de telles tendances, une génération nouvelle d’islamistes tel Abdelkader Hachani opère sa jonction avec le frémissement d’un large mouvement populaire que les services secrets et l’armée conduiront, selon les techniques d’infiltration, pas à pas vers la guerre civile en exploitant le radicalisme des uns, la violence et l’indigence politique des autres.
Le substrat statutaire sur lequel ont été construits les accords d’Évian entre population apparentée au statut français de droit commun et population relevant du statut musulman est pleinement reconstitué dans un autre contexte. Il s’est reconstruit non pas, comme l’ordonnaient les accords de 1962, sur la base d’une définition ventilée juridiquement, à partir de pouvoirs déterminés, mais ce substrat, en prenant forme, s’est réhabilité progressivement sous la puissante poussée des faits. Aux choix et orientations de l’État ne pouvait correspondre qu’une population instruite à leur mesure.
La hiérarchie installée entre les deux composantes de l’Algérie indépendante s’est affermie suffisamment pour exprimer des confrontations visibles dans les années quatre-vingt, annonçant la guerre civile des années quatre-vingt-dix.
La répartition des populations et leurs liens respectifs à l’égard du régime colonial ressurgissent dans les rapports à l’État et à la nation.
*Les catégories enracinées dans le statut français de droit commun alimenteront les bataillons dits de la “société civile” en reprenant la notion de “sauvegarde” (que l’on retrouve dans les accords d’Évian) et celle de “comité” rappelant “le comité de salut public” du 13 mai 1958. Comme elles l’ont toujours fait, elles lient leur sort à celui de la police et de l’armée, ayant vécu depuis l’indépendance dans leur périmètre de protection, affichant leur paternalisme oppresseur pour le reste de la société.
*La population puisant ses appartenances dans le statut musulman se reconnaît dans une formulation contemporaine de l’enseignement ‘ulémiste ou celle des préceptes d’une tradition survivant au démantèlement des zaouias résistantes. Arc-boutée au champ du combat libérateur, elle rêve d’expurger l’État nation de ses appartenances culturelles coloniales.
Nous avons ainsi, d’un côté, ceux qui se complaisent dans un système autoritaire sans aucune ouverture crédible sur les perspectives libérales dont ils se revendiquent ; de l’autre, ceux qui, par leur rassemblement, ont fait trembler le régime autoritaire en avançant les rudiments d’une démocratie représentative branlante, sans véritable vision ni maîtrise de l’avenir. La guerre civile confirme le poids des appartenances et des alliances : la France offre un soutien politique, médiatique, culturel et militaire à la frange des anciens “droits communs” des accords d’Évian.
Entre des mains soucieuses de leur seule protection et reproduction, l’État n’a pas de perspectives nationales. Le pied-noir a laissé un alter ego qui ordonne les liens de l’organisation sociale selon les techniques intériorisées du maniement des règles de droit. La légalité n’a d’autre impératif que celui qui sert à l’accumulation des capitaux au sens économique et symbolique. Ces servitudes ou privilèges sont gérés par les compétences à qui sont confiés les différents “services publics” et les différents degrés de “l’administration”. Cette délégation sous surveillance constante est concédée par les détenteurs de la légitimité tirée de la guerre de libération nationale et qui a été consacrée officiellement comme légitimité historique.
À l’indépendance, les principales forces sociales et politiques se divisent en deux grands regroupements : celui qui tire sa puissance du poids des armes et celui qui tire son pouvoir des mécanismes normatifs de gestion de l’État. Entre les deux règne une hiérarchie résumant les rapports entre donneurs d’ordre et exécutants.
Des ruraux ou semi ruraux tirant leur consécration sociale de leur participation active à la guerre de libération nationale se retrouvent face aux substituts des pieds-noirs qui se sont tenus éloignés de tout risque durant la guerre, possédant les arcanes de direction de l’État et des “services publics”. Ce pouvoir signifie en même temps la maîtrise quotidienne de la société. Vecteur cardinal, la fonction publique, en toutes ses parties, véhicule les moyens de contrainte de l’armée et de la police. Face au pouvoir d’État qui prend forme en se durcissant, la vision vers l’avenir comme projet pensé de l’Indépendance est reléguée à l’arrière plan au nom de l’efficacité et de l’efficience des appareils administratifs, policiers et militaires. Pensée à l’origine comme un objectif permanent capable d’interdire toute reconstruction de la conception coloniale de la société, l’Indépendance n’est pas devenue seulement une référence lointaine : elle a été démantelée dans ses esquisses premières pour longtemps.
Les assises de l’État sur cette base hiérarchisée dès le départ prennent une autre ampleur et élargissent la puissance des substituts des pieds-noirs grâce aux stratégies matrimoniales. Les alliances se font en plusieurs points de l’espace politique entre les détenteurs de la légitimité historique et les détenteurs du savoir-faire colonial des “services publics” et de “l’administration”.
*De telles alliances se construisent entre militaires de l’armée de libération nationale et hauts cadres de différentes spécialités représentatifs d’une bourgeoisie urbaine compromise avec la colonisation dans le projet de troisième force conçu et mis en pratique à partir de 1956 pour contrer les objectifs d’indépendance. Dans le meilleur des cas, ces catégories se sont réfugiées dans l’attentisme, loin de tout engagement en faveur de la libération nationale.
*Il faut retenir ensuite les alliances matrimoniales à l’intérieur de l’armée, “croisant” ses deux grandes composantes : les militaires directement issus de l’ALN, autrement dit ceux qui auraient pu former une armée de partisans s’ils n’avaient pas été divisés en factions et manœuvrés par quelques grands noms du FLN avant d’être absorbés par la force maîtresse rassemblée par Boumediene, l’ALN dite des frontières où dominent les anciens DAF (déserteurs de l’armée française). La constitution de familles unissant ces deux représentations de l’armée va se multiplier par la suite. Ce processus conduit à la disparition de l’armée de partisans à la fois comme force possible et comme référence. Au fil des années, coiffée d’une élite sortie de ses flancs, la sécurité militaire, l’armée ne laisse plus percevoir que cette rigueur démonstrative de la puissance tournée vers la soumission de l’État et de la société à ses intérêts. L’armée de libération nationale est dissoute au profit d’une armée figée dans une raideur strictement militaire de l’ordre, de la violence et de l’obéissance : elle n’est plus susceptible de renfermer aucune tendance en son sein capable de réactiver le projet de l’Indépendance.
*Le troisième temps des alliances matrimoniales se construit une fois l’armée définitivement unifiée autour d’objectifs exclusivement tournés vers la satisfaction de ses besoins de domination. Les échanges matrimoniaux se font à l’intérieur de l’armée, ses différents corps et spécialisations, et de la sécurité militaire.
L’armée, alliée recherchée, se prête aux stratégies matrimoniales avec des secteurs qui lui servent de points d’appui et de véhicules consolidant les fondations de sa domination : grands professeurs d’université (médecine, droit, économie, recherche technologique de pointe), managers d’entreprises industrielles et commerciales, cadres syndicaux et politiques (ministres, élus), directeurs des entreprises de presse, de l’édition/communication. Au sein des familles, ainsi composées, les enfants sont orientés de façon à ce qu’il y ait des universitaires, des militaires, des managers et des policiers de la sécurité militaire. Les familles reproduisent, dans ses ramifications, la composition de la domination sociale et ses protections.
L’endogamie, encore largement pratiquée afin de renforcer la puissance du clan, prend une autre signification depuis l’indépendance : en effet, les stratégies matrimoniales élaborent un authentique système endogame à dimension nationale donnant naissance à une dynastie bureaucratique. Système d’alliances enchaînant la société dans une multiplicité de réseaux, l’endogamie interdit toute différentiation sociale propice à la différentiation politique. Elle maille tous les espaces et explique pourquoi il est difficile voire impossible de faire émerger une culture politique du projet national ou celle d’une opposition et d’une vision pour l’avenir.
L’alter ego du pied-noir gère la néocolonie à la mesure de son indigénat : se reproduisant sociologiquement, il obstrue les canaux de production économique en les orientant avant tout vers la satisfaction de ses besoins. Pour lui, l’essentiel c’est de durer en confortant les supports de son pouvoir. Le salut reste placé, en dernière instance, dans le recours à la vraie mère patrie. D’où le souci de lui ménager toujours plus de place équivaut à son périmètre de sécurité.
La crise dont il est question de façon lancinante chez les “maîtres” de la science politique, du droit, de l’histoire ou de la sociologie, souvent sollicités pour entretenir de fausses perceptions sans rapport réel avec le désastre national, ne sert qu’à masquer les données constitutives de ce dernier. Les préposés à la prospective, enfants gâtés de l’endogamie algérienne, ont installé depuis une trentaine d’années les vecteurs agitant “la vie politique” : les droits de l’homme, les partis politiques, les libertés, l’État de droit, les élections, la presse. Cette machine aux engrenages étroitement imbriqués tourne à vide d’abord parce que la réalité politique ne recouvre en rien les concepts mobilisés. Ensuite, si par un hasard extraordinaire les acteurs se départissaient du jeu entendu, ils violeraient un tabou : trahissant les liens du sang, ils auraient attenté à la puissance et à l’autorité des alliances. Ainsi, le discours théorique sur les catégories institutionnelles n’a-t-il aucune chance de déboucher sur des pratiques qui lui donneraient un autre sens que celui d’une galerie de figurines peuplant un espace fidélisé.
Les matériaux ayant servi à bâtir l’État depuis 1962 ainsi que ses méthodes de fonctionnement nous conduisent à la constatation suivante : l’étroite imbrication avec le système colonial n’a gardé de l’indépendance que des aspects formels, intériorisant avant tout l’autoritarisme et les moyens militaires de violence hérités de la modernité coloniale.
L’État, enjeu de luttes pour le pouvoir dont on connaît à peu près les dimensions et les résultats, s’est construit avec les matériaux de l’autoritarisme.
La course au pouvoir déclenchée au sein du FLN-ALN à l’intérieur et à l’extérieur n’a rien d’étonnant. Cela ne fait que confirmer les faiblesses politiques enregistrées durant la guerre de libération nationale et que corroborait l’ambition de la préséance qui s’est emparée de toutes les composantes déterminantes du FLN-ALN. Les enjeux de pouvoir étaient opposables à tous et l’ambition taraudait tous les leaders sans exception. Mais pour tous, les questions demeuraient les mêmes : sur quoi les appareils issus de la guerre allaient-ils s’appuyer pour construire un État de services publics ? Comment a-t-on pensé l’administration, la justice et ses services, la santé, le travail. Au demeurant, les a-t-on seulement pensés ?
Une fois la question du pouvoir réglée par la force – ce qui était inévitable, compte tenu des multiples prétentions à l’œuvre faisant valoir des recours identiques – l’État algérien s’est installé en reprenant les références de l’ordre colonial. Le droit n’est pas le moindre des exemples à retenir pour réfléchir sérieusement sur le sujet. L’encadrement de l’administration s’est fait dans la continuité du point de vue des formes, des organes et des moyens matériels laissés par le colonisateur.
La reprise du droit, de la pensée où il prend ses racines, de son ordre et de ses hiérarchies présumées ne renvoient pas à un problème anodin se limitant comme simple réflexion à l’intérieur du droit seul, stricto sensu. En effet, comme règle, organisation et fonctionnement de l’État, le droit se répand dans toutes les relations sociales, englobe toutes les dimensions de la société : justice, religion, morale, travail, statuts, économie, politique…
Les détenteurs de ce savoir, capital symbolique n’ayant pas perdu de son attrait, n’étaient autres que les catégories servant dans ce domaine à l’intérieur du système colonial. Leur proximité avec ce dernier les mettaient en position délicate face aux militaires détenteurs de la “légitimité historique”. Le couple “histoire-compétence” se formait rapidement dès l’indépendance et devait assurer la permanence de la domination en donnant sa coloration endogame à l’État.
Les catégories sociales aux compétences techniques offrant une forme de crédibilité au pouvoir d’essence militaire sont associées, dans la soumission, à l’armée et à la police en qui elles trouvaient la garantie de leur ascension. Tenues de servir, elles allaient répondre aux besoins de reconnaissance exigés par les militaires, les auréolant de titres universitaires. Le prestige présumé de ces derniers avait pour but d’amortir la réputation d’inculture et d’incompétence dont une opinion technicienne affublait sournoisement les militaires.
Le circuit intellectuel de formation exigeant un parcours d’épreuves et d’examens pour atteindre à un standing reconnu allait subir des exceptions draconiennes. Les diplômes universitaires de toutes spécialités mais particulièrement celles qui occupent le devant de la scène sociale, sont délivrés pratiquement à la demande et sur simple fondement de l’autorité. Tel est le cas pour le droit et la médecine. L’état d’urgence en dotation de titres universitaires au profit des détenteurs de la “légitimité historique” mériterait une attention particulière pour en évaluer les résultats. Nombre d’anciens moudjahidines ont profité directement et personnellement de ces largesses. Ainsi, la capacité en droit a été la filière spéciale pour le passage vers la licence et le doctorat en vue d’occuper des postes dans la haute administration, l’entreprise publique ou la justice. Mais cela a profité également aux officiers d’active de l’armée, de la gendarmerie et de la police.
Une fois le capital symbolique constitué dans ses différentes représentations, ces catégories sociales veilleront à écarter d’éventuelles oppositions contre de telles usurpations. C’est alors que la justice, enveloppée dans ses formes d’apparat solennelles, sous l’œil vigilant de ses protecteurs armés, veillera à distribuer les titres de respectabilité au nom de laquelle aucune des origines frauduleuses de ces acquis ne saurait être publiquement évoquée sous peine de lourdes sanctions. N’étant nullement en mesure de décider par elle-même, la justice se voit offrir les moyens de faire exécuter des décisions entendues au service de la gouvernabilité d’une société tenue en laisse.
Les bénéfices de cette rente de capital symbolique a été étendue aux descendants des puissants. Militaires et policiers, leurs alliés de la haute administration, de la justice et des circuits politique et économique bénéficient, pour leurs enfants, ceux de leurs proches ou de leurs appartenances diverses, de réels privilèges. Des démarches avant le déroulement des examens ou concours permettent de s’assurer de l’acquisition convoitée. Mais ces démarches peuvent avoir lieu aussi après la divulgation des résultats afin de redresser les échecs prévisibles. La souveraineté des jurys d’examen connaît une interprétation extensive : ils redélibèrent, siègent partiellement, font admettre les candidats de leur choix. Les chefs d’établissement tirent leur puissance non pas des règles de l’Éducation nationale mais de l’affiliation au lien protecteur. De véritables coutumes se codifient à l’intérieur d’un monde en possession de toutes les astuces pour mobiliser les solidarités gouvernées par l’endogamie.
C’est sur ces bases que s’est constituée une bureaucratie à qui rien ne saurait être refusé en matière de titres et des hautes responsabilités correspondantes. Elle sert une entité extranationale qui a pris corps au fil des années. Celle-ci est exclusivement mue par la prédation des richesses et des moyens d’y accéder, en toute impunité, sans se préoccuper de leur renouvellement. La nature de liens étroits entretenus avec l’ex-puissance coloniale annonce son repli probable vers cette dernière, une fois épuisées les richesses nationales.
Les problèmes dont souffrent la société et les nombreux appareils de l’État sont identifiés comme corruption, passe-droits, incompétence et sont imputés régulièrement à un président chargé de tenir l’avant-scène, contre lequel ils servent d’arguments pour des campagnes à tonalité oppositionnelle. Or, parce qu’ils ont une source, qu’ils relèvent d’une construction historique, ces problèmes ne sauraient être limités aux seuls manquements à des règles auxquelles renvoient nécessairement les termes de corruption et de passe-droits. Bien plus que cela, ce sont des privilèges attachés à de solides chaînes de solidarités où se recrutent les hommes et où se puisent leurs moyens de gouvernement.
L’entité extranationale ainsi constituée veille à la satisfaction et à la protection de ses privilèges, en soumettant l’État et la société à un contrôle draconien. Maîtrisant les jeux d’apparence et de réalité, elle arrive à faire croire à l’illusion institutionnelle en réservant aux initiés l’accès aux codes d’organisation et de fonctionnement politico-administratifs.
L’armée est toujours sertie du titre d’institution même si elle n’en a jamais été une. Par un curieux détournement langagier auquel sacrifient les spécialistes de la science politique, elle est souvent définie comme “l’institution la plus achevée”. La presse la désigne couramment sous le vocable d’ “institution militaire” et rarement d’armée. Lorsqu’elle s’y contraint, elle n’omet jamais l’usage du “A”.
Le stratagème associant “vérité scientifique” et “vérité médiatique” confère force de loi. De sorte que la notion d’institution finirait presque par devoir sa signification à celle de force armée : c’est là tout le mystère de l’institution militaire. Or, l’institution correspond à une définition de règles objectives inscrites dans une relation à des lois sous l’autorité d’une constitution. L’armée, au-dessus de celles-ci, les soumet à son bon vouloir. Elle fonctionne avec ses codes internes pliés aux impératifs d’une endogamie guidée par la toute puissance des appartenances reliées les unes aux autres et qui interdit le recours à la violence pour régler les conflits. La révolte du colonel et chef d’état-major Tahar Zbiri en décembre1967 marque la fin de tout conflit armé au sein des composantes militaires. Le procédé utilisé passe depuis par l’élimination individuelle de tous ceux qui risquent de troubler l’ordre endogame. Ainsi furent écartés, notamment, les généraux Mostapha Belloucif, considéré comme dauphin de Chadli, jeté en pâture à la presse et aux tribunaux, et Mohamed Betchine. Ce fut également le cas pour deux chefs d’État : Chadli en 1992 et Zeroual en 1999.
Le président Mohamed Boudiaf, assassiné en juin 1992, fut victime de sa dimension revancharde sur l’histoire, l’accès à la magistrature suprême lui ayant été refusé en 1962. Il fut victime aussi de son erreur d’appréciation sur les intentions de ses commanditaires croyant les déstabiliser : les chefs de l’armée n’avaient d’autre but que de masquer le coup de force de 1992 par le recours à l’alibi du nationalisme libérateur.
Les opérations donnant lieu à un nettoyage de l’armée des sympathisants islamistes relèvent des méthodes de la guerre civile et de la brutalité imprimée à cette dernière par les chefs militaires. Tout risque de contamination pouvant faire basculer l’armée en dehors de ses orientations et codes internes est impitoyablement anéanti. Les services secrets sont chargés d’y veiller.
Cette puissance obère toute construction institutionnelle dans les nombreux autres secteurs où s’organise et se manifeste le pouvoir d’État : police, assemblées parlementaires et locales, administrations, justice, universités, économie…
État et société, bloqués depuis une trentaine d’années, fonctionnent sur la rente distribuée à des classes sociales selon les degrés de privilèges acquis par les liens du sang et les clientèles qu’ils génèrent. Au profit de ces réseaux d’alliances ont été versés tous les titres de légitimité qui, en 1962, pouvaient permettre les différentiations sociales. D’où les références au suffrage universel, aux partis politiques et aux compétitions électorales, à la société civile et à l’État de droit, relèvent d’une savante mise en scène servant à masquer l’étendue du blocage.
Le projet de l’Indépendance, à peine esquissé, s’étiole et se dilue dans les liens endogames qui deviennent la fin de toute autorité : militaire, policière, administrative, judiciaire, universitaire. En cela, servant les intérêts des classes sociales obnubilées par la rente, ces lieux d’autorité prétendant à l’institutionnalisation reproduisent à leur profit la suprématie intériorisée de la domination coloniale comme source de privilèges.
À moins de sursauts encore lointains impulsés par les classes populaires qui subissent les conséquences dévastatrices de ces privilèges, on peut avancer que la décolonisation, défaite dans sa signification originelle, a laissé la porte ouverte à la recolonisation.
N.B. * indépendance avec i désigne le passage de la domination coloniale à la souveraineté algérienne.
* Indépendance avec I renvoie au projet politique de vision ayant pour objectif la destruction de l’ordre colonial et ses effets ethnocidaires.