LE RETOUR DU PIED-NOIR : VERS UNE RECOMPOSITION DE L’ORDRE PUBLIC COLONIAL ? (partie 4)

Quatrième partie

LA JUSTICE, INSTANCE DÉTERMINANTE
DE RECOMPOSITION DE L’ORDRE PUBLIC COLONIAL

La justice établit en fin de course le réquisitoire et délivre les attendus correspondant au renversement de l’ordre public de l’Indépendance. En catimini mais non sans quelque constance, elle prétend opposer un démenti à l’histoire. En juillet 1962, le verdict rendu par cette dernière a enregistré le départ des pieds-noirs, largement rythmé par les violences de l’OAS visant la terre brûlée, dans sa double signification :

*le refus absolu de demeurer dans un pays qui bascule sous souveraineté du FLN ;

*le souci de “faire replonger le pays dans la barbarie en le privant des bienfaits de la colonisation” et de “punir les Arabes en les privant de tous les talents et besoins grâce auxquels l’Algérie a pu être reliée au monde civilisé” : entrepreneurs, administrateurs, techniciens, enseignants, médecins, artisans, etc.

Afin de pallier à ce risque, certains responsables du FLN-ALN et du GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) notamment, se sont efforcés de rassurer les pieds-noirs sur leur sécurité en tentant de les persuader de rester dans “un pays qui est le leur”. D’une part, cela occulte et aiguise cette détermination colonialiste à faire couler le navire que l’on quitte. D’autre part, l’appel aux apparentements consignés dans les accords d’ Évian est manifeste.

La dimension autoréférentielle du pied-noir saisie à travers le colon est restituée par F. Fanon dans Les damnés de la terre : « Le colon fait l’histoire. Sa vie est une épopée, une odyssée. Il est le commencement absolu : « Cette terre, c’est nous qui l’avons faite ». Il est la cause continuée : « Si nous partons, tout est perdu, cette terre retournera au Moyen Âge »… L’immobilité à laquelle est condamné le colonisé ne peut être remise en question que si le colonisé décide de mettre un terme à l’histoire de la colonisation, à l’histoire du pillage, pour faire exister l’histoire de la nation, l’histoire de la décolonisation… » (p. 40). Anticipant les accords d’Évian, F. Fanon a décrit le passage de l’ordre public colonial à l’ordre public de l’Indépendance et le retour de la terre nourricière : « … Pour le peuple colonisé la valeur la plus essentielle, parce que la plus concrète, c’est d’abord la terre : la terre qui doit assurer le pain et, bien sûr, la dignité… Le fameux principe qui veut que tous les hommes soient égaux trouvera son illustration aux colonies dès lors que le colonisé posera qu’il est l’égal du colon. Un pas de plus, il voudra se battre pour être plus que le colon. En fait, il a déjà décidé de remplacer le colon, de prendre sa place. Comme on le voit, c’est tout un univers matériel et moral qui s’écroule… » (p. 36). Il y a ainsi un ordre public de la décolonisation sur lequel s’est construite l’Indépendance comme ambition, vision pour l’avenir que symbolise l’expression souveraine du régime juridique attaché aux terres et celui qui vise les personnes par le droit de la nationalité.

– Le démantèlement du support domanial de l’ordre public économique de l’Indépendance –

Le régime juridique des terres, avec les biens vacants, prend la configuration des domaines de l’autogestion et de tous les biens immobiliers, anciennes propriétés de pieds-noirs. Cela recouvre les anciens domaines agricoles de la colonisation, certaines entreprises industrielles ainsi que le parc immobilier d’habitation. Transféré aux organismes de gestion des biens vacants, les immeubles à usage commercial ou d’habitation seront concédés aux particuliers à titre locatif, jusqu’à la loi 81-01 du 7 février 1981 (portant cession des biens immobiliers à usage d’habitation, professionnel, commercial ou artisanal de l’État, des collectivités locales, des offices de promotion et de gestion immobilière et des entreprises, établissements et organismes publics).

*Les terres agricoles du domaine public font l’objet d’une privatisation rampante par le recours aux voies de fait encouragées par l’administration, puis entérinées par une législation qui, progressivement, met fin au régime de protection selon le triptyque « inaliénabilité, incessibilité, insaisissabilité ». Les lois de 1983 et 1987, puis celles de 1990 et 2010 auxquelles s’ajoutent des instructions et circulaires opaques, introduisent un système de possession doublé d’un régime locatif qui ouvre la voie à un détournement extensif des terres nationalisées pour reconstituer la grande propriété foncière. À défaut de propriété, le passage se fait par la location des terres et aboutit à la création de grandes exploitations. Emblématique, le morcellement de l’ancien domaine Borgeaud, Bouchaoui, fournira l’assiette foncière de la nouvelle prospérité. À l’abri derrière ses murs, celle-ci semble défier toute tentative d’investigation sur sa légitimité.

Ajoutés aux revirements législatifs et règlementaires, les massacres des années quatre-vingt-dix dans la Mitidja et sa périphérie ont été la source de confusions multiformes dans la définition exacte du régime de la terre agricole. Soustraite à toute règle, l’occupation/possession du sol est soumise à la loi du plus fort et du mieux armé. Les déplacements de populations fuyant les massacres ont profondément marqué le statut des terres. Les mutations dont elles ont fait l’objet restent encore à déterminer, à défaut d’enquêtes rigoureuses sur le sort de populations où furent recrutées des milices d’obédiences diverses.

Le processus de détournement des terres de la collectivité nationale s’inscrit dans le dessein de plus en plus affiché, chez ceux qui en ont la garde, de les privatiser en grands domaines au titre de butin de guerre. C’est le retour à l’ordre public du pied- noir sans ce dernier. Du coup, le sens même de la guerre de libération est nié. Captée en rente historique de légitimité, elle perd sa dimension nationale pour ne devenir que celle de chefs de guerre poursuivant des buts personnels aiguisés par l’appétit patrimonial. L’ordre public protecteur qui devait entourer la terre nourricière est méthodiquement mis à mal et renvoyé vers une Algérie mythique.

* Les biens vacants constitués d’immeubles d’habitation ou de commerce attribués à titre locatif font l’objet, sur la base de la loi du 7 février 1981, de cession via le système du rachat. Un an plus tard, une réforme étendra son champ d’application aux logements des villages socialistes agricoles, au nom de “l’ouverture à tous les citoyens du droit d’accès à la propriété”.

Si cette loi a permis la promotion de petits propriétaires pour leurs besoins directs en logements, elle n’en a pas moins caché de véritables opérations spéculatives à plus value financière considérable. L’évaluation et la cession des biens de l’État, depuis 1981, sont devenues une source d’enrichissement et de spéculation à grand échelle, dans la mesure où des immeubles de très grande valeur sont sous-évalués pour être acquis à des prix dérisoires.

Les dignitaires du régime se sont octroyés, au dinar symbolique, des villas revendues à coups de milliards. Point n’est besoin de dresser la liste des généraux et des ministres qui se sont abreuvés à cette source d’enrichissement. En revanche, ce qui frappe, c’est la contamination qu’elle a engendrée. Des noms prestigieux constamment volontaires pour dénoncer la corruption et ses dérivés, que l’on aurait cru immunisés contre de tels penchants, n’ont fait que légitimer cette course au capital. Mostapha Lacheraf a bénéficié de ce type d’enrichissement en faisant fructifier en capital la luxueuse villa qui lui a été offerte. Hocine Aït-Ahmed revendra à l’industriel des cafés Boukhari, pour 74 milliards, la résidence qui lui fut attribuée en 1990. Ne l’ayant jamais habité, « le chef historique » aurait dû restituer au patrimoine national ce qui fut l’ancien musée africain en y installant une fondation. Tous les cadres du FFS étaient au courant de la transaction et seuls quelques uns s’indignaient mollement en privé.

Les petits propriétaires ayant acquis le modeste logement occupé dans un ensemble immobilier se sont rendus complices, sans le savoir et sans le vouloir, d’une vaste opération d’appropriation frauduleuse du patrimoine immobilier de la collectivité nationale.

La loi du 7 février 1981 est complétée par une série de mesures : arrêté interministériel du 26 avril 1981 habilitant le sous-directeur des affaires domaniales au niveau de la wilaya à signer les actes de vente portant sur les biens cessibles en vertu de ses dispositions ; arrêté interministériel du 28 avril 1982 portant approbation du cahier des charges des actes de cession des immeubles.

Nul mieux que le secteur immobilier ne saurait témoigner de cette banalisation du trabendisme d’État. La spéculation immobilière décuplée depuis la loi de 1981 trouve ses racines d’abord dans l’encadrement de l’État : armée, police, magistrature, gendarmerie, douane, administration locale et élus. Combien de chefs de secteurs de l’ANP, de commandants de région, se sont emparés de terrains sur lesquels ils ont fait construire aux frais de sociétés publiques de travaux, utilisant au surplus la main d’œuvre des appelés du service national ? À combien s’élève le nombre de magistrats qui, au bout de dix années d’exercice, se retrouvent en possession d’appartements et terrains partout où ils ont exercé ? Tout responsable totalisant entre cinq et dix ans d’ancienneté bénéficie de différents avantages immobiliers qui deviennent source de spéculation. Tous les cadres de l’administration locale et wilayale : walis, secrétaires généraux, divisionnaires, chefs de daïra bénéficient de logements. Mais les restituent-ils à leur changement d’affectation ? Rien n’est moins sûr. Ces attributions se transforment en profits rentiers auxquels s’ajoutent des terrains à bâtir. Pour déterminer l’ampleur du phénomène, il faut mesurer le nombre des appareils de l’État ayant permis aux cadres de se servir à répétition en biens immobiliers dont le volume se chiffre en centaines de milliards. Des bâtiments publics préalablement désaffectés et versés dans le domaine privé de l’État sont ensuite cédés à vil prix aux cadres de l’administration ou à des personnes privées bien placées pour les gratifications. Sur la base d’un décret exécutif de 1991, “des immeubles bâtis ou non bâtis appartenant à l’État peuvent être cédés à l’amiable à des promoteurs publics ou privés et à des coopératives immobilières, après avis favorable du ministre chargé de la construction, lorsqu’ils sont destinés à être utilisés pour la réalisation d’opérations d’urbanisme ou de construction” (décret exécutif 91-154 du 23 novembre 1991, fixant les conditions et modalités d’administration et de gestion des biens du domaine privé et du domaine public de l’État, J.O. n° 60, 24 novembre 1991, p. 2). Le gouvernorat du Grand Alger sur lequel a régné Cherif Rahmani, depuis sa création en 1997 à sa suppression en 2000, mériterait une étude particulière pour évaluer l’étendue des gratifications foncières au profit des cadres civils et militaires de l’État.

Les digues de protection sautent une à une. Dans les hydrocarbures, le régime du parrainage présidant aux attributions des permis d’exploitation aux compagnies étrangères encourage ce mouvement d’appropriation généralisée des biens du domaine national. Les richesses du sous-sol passent de la propriété d’État à la disposition privative des militaires hauts gradés qui deviennent les vrais détenteurs de l’accès aux titres d’exploitation convoités par les firmes étrangères.

Le marché ainsi constitué de la cession des biens nationaux s’étend et englobe la révision du régime des biens vacants. La voie est désormais ouverte aux revendications des anciens colons propriétaires. Les enjeux sont tellement énormes, non seulement en termes économiques mais aussi symboliques, que la procédure de restitution de ces biens aux pieds-noirs se fait sous couvert d’un voile tissé par les pouvoirs publics eux-mêmes à l’intérieur des juridictions.

Ce qui frappe dans ce phénomène, c’est la hardiesse de la justice qui par ailleurs est décrite comme une justice soumise, loin de l’indépendance déclamatoire de la Constitution, et qui se hisse au degré de l’auto-obéissance, de l’autoréférence.

Le 9 mars 2004, le ministre de la Justice, Tayeb Belaïz, était invité à commenter un évènement peu commun : un huissier de justice dûment habilité remet la notification d’une décision de justice, tout aussi dûment rendue, aux responsables du parti politique RCD leur enjoignant de libérer l’immeuble situé au 87 rue Didouche Mourad, ex rue Michelet, dans un délai de trente jours. Le ministre interrogé par des journalistes « a exprimé la certitude que c’était là une éventualité à exclure complètement » (d’après Algérie DZ. com).

Pour nous, c’est là que se sourcent les nombreuses interrogations alimentant la présente réflexion. Par contre, les réponses puisent à tous les subterfuges dont la propriété foncière/immobilière est le lieu depuis l’indépendance. Interrogé sur le support juridique ayant permis au juge de se prononcer dans le sens de la restitution, l’avocat du RCD (Mahmoud Bouzida) nous a opposé une fin de non-recevoir, comme s’il s’agissait d’un secret d’État. Un cadre politique de ce parti, avocat également, s’est retranché derrière l’ignorance absolue du dossier.

La question première avant toute autre qui interpelle à plus d’un titre reste la suivante : quel juge, sur quel fondement, au sein de quelle juridiction, a pu prononcer la décision de réhabiliter le/la propriétaire pied-noir/e dans ses droits antérieurs à 1962, alors que le régime des biens abandonnés par leurs propriétaires a fait l’objet d’un classement définitif au titre de biens vacants liant leur sort à l’indépendance algérienne ? Autrement dit, nous sommes dans le cas type, idéal, où le juge se doit uniquement d’exciper des motifs d’ordre public pour rejeter de tels recours. Que des magistrats au sein de la cour d’Alger aient cru pertinent de se prononcer favorablement quant à leur recevabilité est déjà une problématique qui repose de fond en comble le régime de la justice dans ses profondeurs. Cette justice si frileuse, traînant une réputation de soumission aux ordres frisant la servilité, se compose soudain une figure inédite en s’affranchissant des contraintes de l’ordre public. Comble de l’outrage qui lui est fait, un tel sursaut de hardiesse ne trouve même pas de commentateur spécialisé, si ce n’est les quelques journalistes qui se hasardent, tant bien que mal, à saisir le fond d’affaires similaires tendant à se reproduire. Le journaliste se positionne, face à cette recomposition d’un ordre public que l’on croyait défait à jamais, tantôt dans une franche indignation (La Tribune, El Khabar, Le Quotidien d‘Oran), tantôt dans une complicité insidieusement enveloppée d’un semblant d’objectivité (El Watan).

La presse s’empare plus franchement de la question après l’annonce d’une ruée de plaintes pour spoliation auprès du Comité des droits de l’homme de l’ONU à Genève. S’appuyant sur le Pacte international des droits civils et politiques ratifié par l’Algérie en 1989, des pieds-noirs entendaient, en se regroupant par centaines, reprendre par voie juridictionnelle les biens rentrés dans le domaine public algérien depuis 1962. Leur avocat, Alain Garay du barreau de Paris, invoque également les accords d’Évian et réclame 12 milliards d’euros à l’État algérien.

Le 1er novembre 2006, après avoir examiné une de ces demandes, le Comité des droits de l’homme de l’ONU, par 14 voix sur 15, rejette la requête, rendant irrecevables les centaines d’autres appuyées sur les mêmes moyens juridiques. L’argument principal fondant la décision du Comité renvoie à la nécessité d’épuiser les voies de recours interne. Autrement dit, les milliers de prétendants à la récupération de biens abandonnés en 1962 sont invités à retourner auprès des juridictions algériennes. Soulignant la négation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au cœur de la saisine du Comité par les pieds-noirs, l’État algérien n’a pas manqué de soulever l’inacceptable légitimation de la colonisation par une instance des Nations unies. Comment et pourquoi alors, ce dispositif a-t-il été soustrait du domaine interne des tribunaux pour que ceux-ci aient pu non seulement connaître d’actions en restitution, mais qui plus est statuer en leur faveur ? C’est là que se révèlent les signes de décomposition de l’État qui ne fonctionne pas sur des institutions capables d’unifier ses principes fondamentaux, opposables à l’intérieur de ses mécanismes. L’État n’est que le champ clos de puissances concurrentes susceptibles de s’emparer à tour de rôle des moyens de représentation et d’exécution supposés être ceux des intérêts de la nation. Chaque pan d’autorité siège d’un pouvoir de décision composant la souveraineté nationale est l’objet d’assauts entre adversaires conscients de l’importance stratégique de leur conquête. Exprimée sur le plan international, la défense des possessions domaniales issues de l’indépendance inscrit le tracé à l’intérieur duquel se déroulent les affrontements. L’ambiguïté dans laquelle s’installent les protagonistes de l’administration des domaines, de la justice et de la présidence résume la confusion des structures étatiques et leur morcellement.

– Le morcellement de la puissance publique sape les assises de l’ordre public de l’Indépendance –

Le passage par la presse qui a largement pavoisé en commentant le rejet de la requête déposée auprès du Comité des droits de l’homme, est révélateur à plus d’un titre. En effet, elle semble reproduire une satisfaction chauvine collant aux impératifs de protection des frontières internes à l’intérieur desquelles doit se dérouler la confrontation sur le morcellement de la puissance publique. En revanche, elle se garde bien de pousser l’investigation aux fins d’éclaircissement de procédures reprises avec succès par les demandeurs auprès de la justice algérienne.

L’un des ténors du barreau d’Alger, à la fois témoin privilégié et acteur occulte des luttes de clans, introduit dans les milieux où se traitent et se concluent les affaires les plus sensibles du pouvoir, au fait de tous les émiettements, donne le ton. Sous le titre “Les rapatriés d’Algérie n’ont droit à aucune réparation algérienne”, La Tribune (30/01/2006) reproduit la déclaration de Miloud Brahimi : “En aucun cas les rapatriés d’Algérie ne peuvent prétende à une réparation de la part de l’État algérien. Il est vrai que l’Algérie est signataire du Pacte des droits civils et politiques et elle est aussi signataire du Pacte de lois économiques et sociales mais ni l’un ni l’autre n’ouvrent la voie à de telles prétentions. Aucune convention internationale n’ouvre droit à réparation de n’importe quelle nature à ces personnes… L’État algérien pillé et spolié pendant près d’un siècle et demi n’a jamais demandé réparation … cette action n’est pas plus qu’une manœuvre politique s’inscrivant dans le sillage de la loi du 23 février [il s’agit de la loi française du 23 février 2005 portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, J.O. 0046 du 24 février 2005, p. 3128], la polémique qu’elle a engendrée et les émules soulevés par la demande de son déclassement. Si l’Algérie, colonisée, exploitée et pillée ne demande aucune réparation, comment voulez-vous que les auteurs de tous ces crimes aient droit à une quelconque réparation ? … la requête de ces rapatriés n’a aucune base légale”.

Le commentaire du quotidien replace sèchement les prétentions des pieds-noirs dans le rapport à l’indépendance : “Il est clair que les “rapatriés” d’Algérie et leurs acolytes n’ont pas perdu un iota de leur raisonnement de colonisateur. Il convient toutefois de leur rappeler que le temps des colonies est bel et bien révolu et que si une partie est en droit de demander réparation aujourd’hui, cela ne peut, en aucun cas, être le bourreau d’hier” (Ghada Hamrouche, La Tribune cité plus haut).

Le commentaire tranché de l’un des avocats vedettes du régime sur les actions auprès du Comité des droits de l’homme dénote par son silence sur les procédures en cours auprès des tribunaux. Ces actions sont introduites contre des personnes physiques, mais aussi contre des entreprises stratégiques. C’est le cas pour Air Algérie dont la propriété du siège de sa direction, Place Maurice Audin, est judiciairement contestée. Si les moyens de défense de tels organismes sont à la hauteur de leur pouvoir économique, il n’en est pas de même pour les personnes physiques qui sont actionnées directement par voie de citation produite par des avocats algériens et qui sont prises isolément. Démunies de tout soutien, elles subissent l’assaut des huissiers qui accentue leur fragilité. Il en est ainsi de ce sexagénaire demeurant au n°1 boulevard Krim Belkacem, assigné devant le tribunal en 2004 au nom d’un propriétaire pied-noir par maître Akli Issâd du barreau d’Alger, frère de feu Mohand Issâd, président de la commission de la réforme de la justice (voir sur www.elhadi-chalabi.com, L’Instance, n°3).

On imagine le désarroi de propriétaires de logements cédés par l’État depuis la mise en vigueur de la loi de 1981. Convoqués devant des tribunaux pour occupation illégale face à des propriétaires faisant valoir un titre de propriété antérieur au 5 juillet 1962, ils sont contraints de faire face, individuellement, à une force économique de reconquête légitimée par l’appareil judiciaire algérien et ses auxiliaires, avocats, huissiers ainsi que par les forces de police. Coupés de toutes initiatives de regroupement collectif sous forme de défense d’intérêts au nom de droits protégés en principe par un ordre public intangible, ils sont livrés à la spoliation, coupés du support historique sur lequel repose le régime de propriété dont ils tiennent la leur. Cela rappelle l’isolement et la fragilisation aux fins de spoliation de la période coloniale, isolant les parties indivises de la propriété arch en les individualisant pour s’en emparer à vil prix. Dans les années deux mille, nous sommes en présence d’opérations de restitution de biens immobiliers frappés de vacance et composant le domaine national. Ce qui revient à réécrire l’histoire en gommant certaines de ses significations et en requalifiant du même coup l’État algérien par rapport aux orientations et perspectives de l’Indépendance.

Sans données chiffrées sur le nombre d’actions engagées auprès des instances judiciaires algériennes, nous sommes également sans possibilité de savoir combien de demandes de pieds-noirs ont été satisfaites, ni sur quels moyens de droit elles l’ont été. Une totale opacité est entretenue, comme il est de coutume depuis cinquante ans, quand il est question de propriété foncière. Nous avons cherché en vain, que ce soit à partir de l’appareil judiciaire et de ses auxiliaires ou bien via l’administration et le ministère des domaines, à obtenir quelques indications élémentaires. La constance avec laquelle le silence est opposé à la curiosité du chercheur ne peut qu’être synonyme d’une omerta concertée. D’autant plus que l’enjeu s’étend à la propriété de terres agricoles. La confusion fait partie de la stratégie mise au point pour aboutir à des fins calculées en s’abritant derrière des déclarations, textes juridiques et discours prometteurs. Depuis 1962, la privatisation rampante cohabite avec le régime des nationalisations et de la propriété publique. Les proclamations grandiloquentes sur la mise en place de l’autogestion agricole comme de la révolution agraire s’accompagnaient des conditions maîtrisées, planifiées, de leur échec. Le but premier aura finalement consisté à accompagner pendant le temps nécessaire l’enthousisasme et les intransigeances affichées des débuts de l’indépendance. Grâce à des aptitudes propres à orienter l’action d’une administration malléable, héritant la culture de la soumission de la période coloniale, le renversement du régime de propriété et la privatisation des domaines agricoles n’aura demandé que cinquante ans. La restitution des biens immobiliers voire fonciers aux pieds-noirs avec le support judiciaire faisant monter la justice en première ligne est l’un des moyens confortables de redessiner de fond en comble le régime de la propriété dans la perspective de grands domaines privés et de grandes entreprises, notamment touristiques, tournées vers l’extérieur.

L’article 42 de la loi de finances complémentaire du 25 août 2010 doit être saisi dans cet ensemble d’initiatives calculées où les décisions tranchées cohabitent avec les promesses d’orientation inverse.

– En premier lieu, cet article met fin à toute prétention de cession ou de réappropriation des biens du domaine national : “Est nulle toute transaction opérée par les propriétaires initiaux à l’intérieur ou à l’extérieur du pays sur les biens immobiliers dont la propriété a été dévolue à l’État consécutivement à des mesures de nationalisation, d’étatisation ou d’abandon par leurs propriétaires” (article 42 al.1).

-En deuxième lieu, l’article 42 interdit la restitution des biens relevant de ce régime juridique : “Sont également interdits de restituiton les biens cités à l’alinéa ci-dessus ayant fait l’objet de cession par l’État” (alinéa 2).

-En troisième lieu, l’article 42 remet au goût du jour la question cadastrale, en chantier depuis 1975, ainsi que le recensement et l’immatriculation des biens : “À l’issue du recensement qui doit être engagé par le conservateur foncier, tous les biens non cédés sont immatriculés au nom de l’État et versés au domaine privé de l’État” (al.3).

Que nous enseignent ces dispositions ? La loi de finances complémentaire 2010 en son article 42, en même temps qu’elle sonne le réveil pour la protection de la propriété étatique, renseigne sur l’état de son abandon, la livrant aux variations spéculatives de nature diverse jusqu’à l’aboutissement constaté : la restitution des terres protégées sur la base de principes fondamentaux aux anciens colonisateurs. Cette trajectoire est matérialisée depuis les années 1980 par la série de dispositions réglementaires, législatives et constitutionnelles vidant progressivement de leur contenu les options garantissant la propriété agricole stratégique contre les empiètements possibles. Celle-ci est livrée par touches successives à la rapacité des premiers bénéficiaires protégés à l’intérieur des appareils de l’État et leurs alliés, dans une vaste entreprise de reconstitution de la grande propriété. Tous les supports juridiques mis en place depuis 1962 sont frappés méthodiquement d’ineffectivité, que ce soit par violation des textes ou par des pratiques de déconstitution de fait du domaine public nationalisé jusqu’à l’apothéose des années quatre-vingt-dix. Le renversement constitutionnel de 1989 sur la consistance et la protection du domaine économique annonce, après la loi de 1987 démantelant les anciens domaines de l’autogestion et en prélude aux restitutions des terres nationalisées de la révolution agraire, le renversement historique des années 2000, rendant possible la réappropriation par les pieds-noirs de leurs possessions antérieures à l’indépendance. (Pour une évaluation des termes d’une telle orientation, nous renvoyons à notre ouvrage L’Algérie, l’État et le droit, Paris, Arcantère, 1989, ainsi qu’à notre article paru dans Sou’al n°9-10, juillet 1989, De la constitution-programme à la constitution-loi).

Il est à craindre que, compte tenu de la longue et savante aptitude à créer les confusions et à brouiller les pistes menant aux véritables objectifs de déconstitution du domaine national, l’article 42 ne serve que de faux semblant. Apprendre en 2010 que des propriétés relevant du régime des biens vacants ne sont même pas recensées comme telles, c’est déjà un aveu de laisser-faire pour tous ceux qui sont les plus amplement informés, c’est-à-dire les puissances des appareils étatiques et administratifs. Incontestablement, il existe un lien entre ces catégories de privilégiés bien introduits pour évaluer les possibilités d’acquisition de tels biens et les pieds-noirs en position de retour. L’opacité qui enveloppe les opérations cadastrales qui ne finissent pas de sortir de l’état de projet relève des mêmes objectifs.

La manière dont ces questions reviennent dans la presse, sans jamais avoir la même teneur à partir d’un texte qui a toutes les apparences de la clarté, est déjà annonciateur de revirements bien étudiés.

La question de la restitution des biens aux pieds-noirs refait surface en juin 2011, à la suite d’une journée d’étude au Conseil de la nation sur le thème “Les litiges immobiliers en Algérie”. Outre des élus, cette rencontre rassemble des universitaires, des magistrats (au moins un, magistrat à la Cour suprême), des avocats et un sous-directeur à la direction générale des domaines. D’après les entretiens avec les journalistes, ces participants ne livrent que des bribes, faisant ressortir les déclarations du sous-directeur au Domaine, Bendjelloul Belkacem. L’accent est mis sur le recensement des biens. La langue de bois spécifique à l’administration des domaines nous donne ceci : “conformément à l’article 42 de la loi de finances 2010, les services de la Conservation foncière ont mis à exécution les mesures d’actualisation des propriétés, objet de titres ayant perdu leur valeur juridique… Les services de la Conservation foncière ont recensé 17298 biens vacants dont 1523 ont été actualisés. Une opération très compliquée qui nécessite des enquêtes pointilleuses à divers niveaux de la Conservation foncière, des Domaines, des wilayas et des archives notariales… Interrogé sur le nombre de pieds-noirs ayant réclamé leurs biens en Algérie, M. Bendjelloul s’abstiendra de répondre, assurant tout de même qu’il y a eu quelques cas. Abordant l’opération du cadastre sur le territoire national, M. Bendjelloul a indiqué que celui-ci a constitué la principale base de la politique foncière, comme l’indique l’ordonnance 77/75 du 12 novembre 1975 portant préparation du cadastre général des terres et la constitution du livre foncier dont l’application n’a eu lieu qu’à partir des années 90… M. Bendjelloul a souligné l’importance de l’opération de purge foncière que les services du cadastre mènent, selon un programme tracé et qu’ils espèrent finaliser avant les délais fixés par les autorités soit en 2014” (D’après Le Soir d’Algérie, 30 juin, La Tribune, 29, et Midi Libre, 30 juin 2011).

Les propos du seul magistrat ayant été rapportés ne nous apprennent pas grand chose sauf à souligner que “beaucoup reste à faire en ce qui concerne la purge foncière” (Le Soir précité). Il est difficile d’être plus elliptique et toutes les interprétations sont autorisées quant à l’orientation que va prendre ladite purge.

Une note de la direction générale du domaine national renseigne un peu plus sur les menées souterraines qui entourent les biens immobiliers convoités. Adressée aux inspections du domaine national et aux directions de la conservation foncière, cette note datée du mois d’août 2011 leur « interdit de répondre aux demandes des étrangers, dont les pieds-noirs français et leur a ordonné de les orienter vers la direction de la conservation foncière du ministère des finances… aucun document des archives , à l’exemple des actes de propriété et du certificat négatif, ne devraient être remis par les directions citées. Suite à cette note, plusieurs pieds-noirs ont chargé des avocats pour leur procurer les documents dont ils ont besoin. Il y a lieu de relever que des parties administratives algériennes véreuses ont eu l’audace de contacter certains pieds-noirs en leur promettant de pouvoir régler leurs affaires en Algérie contre des sommes considérables » (D’après El Khabar, 18 août 2011).

Cependant, la stratégie est toujours la même depuis cinquante ans. Les dénonciations, assorties de notes et circulaires de mise en garde tenues soigneusement secrètes, délimitent un périmètre clos à l’intérieur duquel se décident les revirements et les abandons offrant le retour au passé. Les notes et circulaires internes ne sont en fait que la construction des moyens occultes de leur interprétation et application souterraines. Loin de la publicité mettant sur l’espace public le débat et les échanges indispensables à l’organisation de moyens de défense correspondants, ce type de décisions administratives draine une longue expérience et ne fait que confirmer les liquidations qui se déroulent dans la confidentialité. Le sort des terres de l’autogestion et de la révolution agraire en atteste l’efficacité. Privilégiant le circuit fermé, l’administration gère non pas les intérêts de la nation mais abrite le rythme des transactions adaptées aux exigences des puissances tutélaires qui donnent son sens à l’émiettement de la puissance publique. L’État n’est pas le centre protecteur des intérêts de la nation, il est le lieu d’équilibre répondant aux satisfactions des exigences des puissances créancières. Elles sont créancières parce qu’elles détiennent pour elles-mêmes tout ou partie des pouvoirs de puissance publique qui sont censés définir l’État. De sorte que les dispositions de la loi de finances et son article 42 ne peuvent avoir cette autorité à laquelle les prédispose, en théorie, une présomption de puissance législative. Celle-ci suivra le sort que lui traceront les marchandages dictés par la force des pouvoirs déterminants qui traversent l’armée, les services de sécurité, la haute administration et la justice.

L’image du circuit fermé, à l’intérieur duquel cet ensemble fonctionne, n’est pas une vue de l’esprit. En effet, comment qualifier autrement la note prise sur la base de l’alinéa 2 de l’article 42, adressée aux juridictions et demeurée confidentielle, et le black-out total sur le contenu, la matérialité des décisions de justice ayant conclu aux restitutions de biens immobiliers à des pieds-noirs ? L’omerta concertée rassemble les différentes autorités qui contribuent théoriquement à donner du sens à l’État dans sa dimension supposée de gardien d’un ordre public déterminé. Si les manifestations extérieures en faveur de l’ordre public de l’Indépendance sont inaccessibles, cela veut dire que ledit ordre public n’en est plus un. Confinés dans le secret, les jugements et arrêts n’appartiennent plus à la sphère d’une prétendue citoyenneté, ni même à celle de l’État défini à tort comme le représentant de l’intérêt général. Ils relèvent d’un monde occulte qui, de surcroît, est celui des spécialistes saisis à l’intérieur d’un appareil judiciaire impliquant le “nom du peuple” dans les sentences prononcées. L’espace clos défini par les agissements de la haute administration des finances et de l’appareil judiciaire, non sans rapport avec les milieux où les uns et les autres puisent leur soutien protecteur (armée et services de sécurité), promet des examens confidentiels débouchant sur une casuistique opaque ordonnée en toute souveraineté. De ce fait, l’alinéa 2 de l’article 42 qui sous-entend protéger les détenteurs de biens immobiliers cédés par l’État ne fait en réalité que mettre à l’abri l’appareil judiciaire, le soustrayant au commentaire doctrinal. Ce procédé ne s’explique pas autrement que par le souci de ménager la source de décisions futures face à des prétentions persistantes.

Celles-ci rebondissent lors du voyage officiel du président de la République française à Alger, en décembre 2012. Dans un dossier ouvert sur toute la page 2 réservée à l’Actualité, El Watan (18/11/2012) se fait le porte-parole des demandeurs pieds-noirs : “Biens vacants en Algérie. Ce que réclament les autorités françaises” adossé à un autre titre “Des juristes veulent un texte qui lève l’équivoque” suivis d’un troisième article “Ce qui était prévu dans les accords d’Évian”. Enfin, le dossier se poursuit en page 7, la page régionale Alger Info : “Le ministère de l’intérieur chapeaute l’opération. Recensement des biens des pieds-noirs”. Nous avons, ramassées dans ce dossier, toutes les chausses-trappes auxquelles sont livrés les biens du domaine national soustraits à leur régime pour être présentés comme relevant de la propriété des pieds-noirs. Ce qui permet de légitimer de la manière la plus anodine leur restitution.

Dans l’article portant sur le “recensement des biens des pieds-noirs”, l’auteur, introduit au sein de la wilaya d’Alger, produisant un fac-similé d’un document du ministère de l’intérieur, retrace la mise en œuvre du programme de recensement à la charge des wilayas déléguées qui doivent mettre au point leur rapport le 12 novembre 2012. Mais l’information va au-delà. Elle traduit « la situation des biens immeubles » selon une typologie arrêtée par l’administration, confirmée par le quotidien et se résumant comme suit : « les litiges avec les propriétaires français qui réclament la restitution des immeubles portent sur plusieurs aspects : ils vont de l’occupation illégale par des locataires algériens à l’absence d’autorisation de vente, en passant par des décisions d’expulsion prononcées depuis plusieurs années, mais jamais appliquées à ce jour ». En fait, nous sommes face à un seul problème, l’exercice du droit de propriété exprimé sous des formes différentes selon le stade de procédure engagée et reçu valablement par les tribunaux. Ainsi, l’immeuble du parti politique RCD « fait l’objet d’une décision d’expulsion par arrêté du 5/6/2007… La dernière note verbale date de décembre 2009 pour obtenir le concours de la police. Celle-ci est restée sans réponse et sans effet » (d’après El Watan du 18/11/2012). Se faisant l’intermédiaire de l’ambassade de France, El Watan poursuit : « l’ambassade de France en Algérie a une liste des dossiers litigieux arrêtée à la date du 21 octobre 2012. Plusieurs affaires ont été portées devant les juridictions nationales par les ressortissants français qui réclament la récupération des biens ou du moins des indemnisations conséquentes. Des décisions d’expulsion ont été prononcées, mais jamais appliquées sur les occupants des biens considérés vacants après le départ massif des colons. Les autorités publiques se trouvent entre deux feux : les autorités françaises réclament avec insistance la régularisation de la situation des pieds-noirs, et les occupants algériens refusent de quitter des biens qu’ils considèrent comme leur revenant de droit, selon la loi sur les biens vacants ». L’affaire est banalisée par le renvoi dos à dos des prétentions mises sur le même pied d’égalité par le quotidien qui légitime de la sorte la question de la restitution des immeubles récupérés au titre des biens vacants depuis cinquante ans. Enfin, l’article se termine autour d’une table de négociation dressée face à « un dossier qui reste éminemment politique. Le règlement du contentieux avec l’ancien colonisateur passerait, selon certaines parties, par une solution acceptée par tous au dossier épineux des biens laissés par les colons ». Progressivement, les nationalisations décidées au titre des biens vacants sont remises en cause comme décision de souveraineté de l’État algérien à qui la France, soutenue par des franges internes aux autorités algériennes, demande le retour aux accords d’Évian, justement frappés de caducité par le départ en masse des pieds-noirs.

Ces départs ont non seulement vidé de leur contenu des accords de sensibilité néocoloniale, mais ont débouché sur la prise de conscience de la construction d’un ordre public économique fondé sur la réappropriation de plein droit des biens des pieds-noirs, symbolisant l’ordre colonial.

En page 2, El Watan donne dans la désinformation en confondant les biens de français qui n’ont jamais relevé du régime des biens vacants avec celui qui est soulevé ici et qui se base sur le principe de la restitution de biens classés comme tels. À l’appui de ce mélange de situations juridiques de nature différente, le quotidien s’adosse à deux sources d’argumentation : celle d’une femme de loi, l’avocate Benbraham, et celle des accords d’Évian, sortis de leur contexte immédiat et ultérieur.

– En ce qui concerne les propos prêtés à l’avocate, ils doivent être replacés dans la sphère d’intérêt, puisqu’elle se présente comme défenseur de demandeurs pieds-noirs. Seule à donner son point de vue, maître Benbraham est réputée exprimer celui “des juristes” (selon le titre d’El Watan coiffant le texte de l’entretien avec l’avocate et ainsi libellé : “Des juristes veulent un texte qui lève l’équivoque”).

Elle cite vaguement des décisions de justice de 2010 sans apporter d’autres précisions et sans que le journal ne l’y pousse : « En 2010, la justice a remis en cause les décisions de cession délivrées en 1981 ». Il s’agit du transfert de propriété opéré par l’État en application de la loi du 7 février 1981, au profit des occupants légaux selon les titres d’occupation des biens vacants. Rien n’est précisé sur les arguments avancés par les juges pour renverser l’ordre public défini en 1962, sauf que la cession des biens vacants en toute propriété par la loi de 1981 met en tête-à-tête des requérants pieds-noirs face à des personnes physiques propriétaires avec l’arbitrage singulier de l’ogre judiciaire. El Watan renchérit en mettant en avant « des Français d’Algérie qui ont choisi de rester ou leurs héritiers » et qui « ne peuvent disposer librement de leur propriété. Toute opération de vente devrait être soumise à une autorisation de la wilaya, ce qui est une aberration » conclut le journal qui partage l’émoi de l’avocate en s’alignant sur son argumentation : « Moi je suis pour un texte qui ferait la synthèse de toutes les dispositions liées aux biens des pieds-noirs, pour laisser cette question loin de toute tentative de chantage ou de marchandage. Il s’agit aussi de moderniser ces textes et de les rendre plus lisibles, après l’évolution connue depuis 1962 ». En clair, tout doit être revu à partir des accords d’Évian.

– La référence aux accords d’Évian en clôture de la page 2 réservée par El Watan aux litiges ouverts sur la propriété des pieds-noirs, est éloquente à plus d’un titre d’autant que les extraits reproduits reprennent le statut privilégié que ces accords réservaient aux pieds-noirs restant en Algérie. Ce régime était étendu aux indigènes apparentés grâce au statut de droit commun dont ils relevaient, par opposition aux autochtones de statut musulman.