LE RETOUR DU PIED-NOIR : VERS UNE RECOMPOSITION DE L’ORDRE PUBLIC COLONIAL ? (partie 3)

Troisième partie

LE RETOUR DU PIED-NOIR EN POLITIQUE

L’inventaire du passif ou des ratés dressés par les historiens du nationalisme et de leurs conséquences sur l’indépendance n’exprime rien d’autre que la rançon payée par le défaut d’intégration de paramètres fondamentaux. De la langue arabe souffrant de sacralité la rendant incompatible avec la modernité (le français par contre véhicule la sécularisation) à la loi coloniale comme modèle de modernité en passant par les obstacles qui sont autant de regrets ne permettant pas aux pieds-noirs de « s’agglutiner à la nation algérienne », c’est en toile de fond tout un programme de recomposition que les effets de la guerre civile conjugués à ceux de la mondialisation offrent en perspective d’une relance de la nation redynamisée. Le départ de la minorité pied-noire a privé de sens la nation qui aurait gagné en équilibre dans une diversité culturelle et confessionnelle mieux armée pour tenir en respect les extrémismes religieux et les archaïsmes linguistiques, en ménageant un statut décoranisé pour les femmes. La chance de la nation algérienne aurait été l’intégration de la bourgeoisie urbaine des deux bords et sa constitution en pouvoir dominant. La décolonisation se serait limitée à une dénonciation formelle des méfaits les plus criards du colonialisme. En contrepartie, la mission civilisatrice serait sauvegardée par un encadrement à société mixte garante de modernité institutionnelle. Elle aurait, de la sorte, tiré au rythme laïcisant voulu, la société indigène et ses lettrés (oulémas), ses paysans et ses communautés dressés à la docilité. Avec des symboles de souveraineté nationale sacralisés à leur tour mais en sens inverse, on aurait reconduit les deux collèges. Ce rêve mélange de réalités à l’œuvre se retrouve dans les accords d’Évian sur lesquels on reviendra plus en détail. Déclarés inapplicables un certain temps, les accords d’Évian consacraient le support social et politique, source de leur revitalisation ultérieure. Il est inutile de préciser entre quelles mains échoueront l’armée et la police.

Pour rappel, l’organisation des deux collèges électoraux dans l’Algérie coloniale renvoie à la hiérarchie établie entre collège électoral européen (premier collège) et collège électoral musulman (deuxième collège). Selon ce type d’organisation, un million d’européens disposaient de tout le poids politique face à huit millions de musulmans, la minorité européenne bénéficiant d’un pouvoir de blocage à l’assemblée algérienne par le recours à la majorité des deux tiers (voir Claude Collot, Les institutions de l’Algérie durant la période coloniale 1830-1962, Alger, OPU, et Paris, CNRS, 1987).

Avec la Concorde civile fut lancée une opération d’ouverture sous forme d’apport cautérisant une société meurtrie. C’est ainsi que le président de la République engage une campagne de séduction à l’égard des pieds-noirs leur ouvrant la voie du retour ou en tout cas la reconnaissance d’appartenance algérienne. Le 11 mars 2000, il lance un “appel aux pieds-noirs pour investir leurs capitaux et leur savoir-faire”. Dans un entretien à RTL le 14 septembre 2000, distinguant entre juifs et pieds-noirs, il souligne les liens avec ces derniers : “L’Algérie a besoin de tous ses enfants pour panser ses blessures et se refaire une place, et dans la région et dans le monde”. Les pieds-noirs sont ainsi impliqués directement et invités à intervenir dans le processus de normalisation des lendemains de la guerre civile. Cela suppose la libre circulation sur le territoire algérien en attendant d’autres aménagements, tel le rétablissement dans leurs possessions antérieures. Reste à savoir comment se tisseront les fils d’une telle trame.

Roger Hanin est décoré Achir lors d’une cérémonie reproduite dans les médias à la limite de la démesure (Décret présidentiel 2000-324 du 27 novembre 2000, J.O., n°73, 3 décembre 2000, p. 20). Cette esquisse traduit un rêve présidentiel enfoui depuis les années soixante-dix alors que, ministre en vue, A. Bouteflika était persuadé du retour nécessaire de l’Algérie dans le giron de l’ex puissance coloniale.

C’est dans ce contexte qu’est née l’affaire Enrico Macias devenue un étalon de mesure à l’intérieur des pouvoirs entre président de la République et militaires.

Invité par A. Bouteflika, le chanteur devait faire une tournée qu’une partie de la bourgeoisie des villes accueillait avec un enthousiasme digne de ses penchants vers une Algérie recomposée, sortie des pesanteurs islamistes. C’était sans compter sur la mémoire bien présente chez une autre composante des Algériens pour qui, et notamment à Constantine, la vedette sioniste était tout simplement indésirable. Les uns entendent renouer avec une Algérie coloniale dont ils intègrent l’histoire. Les autres resituent encore les rapports en termes de crimes de la domination coloniale qu’ils refusent d’oublier. L’introduction de l’antisémitisme n’a rien à voir. Quand E. Macias a quitté l’Algérie, il l’a fait comme pied-noir refusant de vivre sous le drapeau du FLN, au même titre que l’écrasante majorité d’entre eux. Se faisant conseiller en communication du chanteur, L. Addi lui conseille de « dire aux jeunes qui n’ont pas accès à l’histoire de leur pays qu’il n’est pas algérien à cause du décret Crémieux qui a détaché les juifs algériens de leur peuple en 1871. Ce ne sont pas les Algériens qui ont chassé les juifs de leur pays, c’est le système colonial qui les a rattachés au colonisateur, qui finiront par partir à l’indépendance, en 1962. Il suffira d’expliquer aux jeunes Algériens cette histoire et de leur dire que le système colonial a été une injustice dont ont été victimes les Algériens, et même, à leur insu, la masse des pieds-noirs, pour que la page soit tournée. Les vicissitudes de l’Histoire ont éloigné Enrico Macias de son pays natal, et c’est à son honneur de dépenser tant d’énergie à vouloir y retourner. C’est une histoire forte qui lie Enrico Macias à l’Algérie… Que vient faire Israël dans cette double histoire algéro-algérienne et algéro-française suffisamment douloureuse pour les uns et les autres pour ne pas la compliquer et l’alourdir du si épineux problème israélo- palestinien ? …» (Y a-t-il un président en Algérie? Libération, 9 mars 2000, p. 9).

Cet extrait montre combien les raccourcis en histoire permettent de gommer ce qui ne correspond pas à l’air du temps et en définitive de recomposer le passé en songeant à bricoler le présent. Que le décret Crémieux ait détaché les juifs du reste des indigènes, soit. Et que les juifs des territoires du sud n’aient été récupéré qu’ultérieurement, soit. Mais les juifs ont goûté comme un confort jamais démenti cette douce violence. Ils ont fini dans leur écrasante majorité par épouser la cause de l’Algérie coloniale, à l’image des pieds-noirs dont ils se considèrent partie intégrante. Dire que ces mêmes pieds-noirs ont été victimes de l’injustice du système colonial, c’est insulter l’histoire en niant tout bonnement que sans le pied-noir, historiquement et anthropologiquement situé, il n’y aurait pas eu de colonisation et donc de système colonial, tout au moins dans la dimension que nous connaissons. Quant aux liens avec le sionisme, il faut interroger le chanteur qui, en 1967 en treillis et chapeau de brousse, se fait photographier comme volontaire se battant “pour la protection d’Israël”.

L’affaire Macias, une aubaine médiatique, s’étalera jusqu’en 2012 dans les colonnes de la presse, faisant réagir le premier ministre Belkhadem en 2007 contre la présence du chanteur alors que N. Sarkozy en visite officielle comptait l’inclure parmi les accompagnateurs officiels. Enfin, le ministre de la communication, Nacer Mehal, déclare en novembre 2012 qu’ « il est le bienvenu ».

En réalité, cette ouverture vers les pieds-noirs, juifs ou non, est manifestement désirée par toutes les composantes du pouvoir : la discorde peut naître uniquement sur le centre qui doit en tirer les bénéfices. Un exemple intéressant est fourni par le quotidien Le Matin (27 avril 2000) qui consacre deux pages à cette stratégie du président de la République, développée dans un discours à Constantine rendant hommage à l’apport de la communauté juive. Ce quotidien ne saisit pas du tout la question du retour du pied-noir dans sa signification historique et sa ligne éditoriale a toujours accompagné son lectorat dans cette recomposition pluriethnique de la période coloniale. Cependant, il a entrepris de démontrer comme un coup monté l’appel aux pieds-noirs, ce dernier devant servir, en soutenant Bouteflika, à favoriser sa politique de Concorde civile. Si l’on ajoute que ce quotidien cultive des alliances au sein de l’appareil militaire, on comprendra que l’objectif n’est pas de se distancier par rapport au retour du pied-noir mais plutôt de capitaliser un tel retour à son profit. On assiste à des échanges entre le président de la République et des juifs pieds-noirs comme Élisabeth Schemla (Mon journal d’Algérie, Paris, Flammarion, 1997) et Raphaël Draï (Lettre ouverte au Président Bouteflika sur le retour des pieds-noirs en Algérie, Paris Michalon, 2000) donnant leur appréciation sur la politique présidentielle de Concorde civile et devenant, par médias interposés, des arbitres évoluant en conseillers particuliers. Cette affaire montre simplement que la politique, y compris dans ses variantes extérieures, n’est que partiellement traitée par les principaux intéressés, échappant de plus en plus à une souveraineté chaotique. Les quotidiens francophones ont enflammé les lecteurs sur le retour du pied-noir, chanteur préféré, autour de qui tous les fantasmes d’une Algérie heureuse sont exploités sous différentes formes, enchaînant des conséquences sur le bien-fondé même de l’indépendance comme nécessité anticolonialiste. Le rejet d’un pouvoir autoritaire à partir d’une reviviscence du modèle colonial, loin de créer les conditions de maîtrise de son propre destin national, relance et assoit un peu plus un pouvoir qui puise dans cet ensemble une vigueur sans limites. Interlocutrices privilégiées des pieds-noirs directement ou via les circuits diplomatiques d’État à État, les classes au pouvoir offrent les voies et moyens qui recomposent les identifications nationales tout en alimentant un niveau de tension maîtrisable sur les crimes coloniaux. Ce jeu de balance accompagne ou rythme le retour du pied-noir accolé à une espèce de plate-forme où seraient reconnus les crimes de la colonisation par voie de repentance. En retour, un traité d’amitié franco-algérien mettrait fin à la guerre des mémoires. On laisserait ainsi des historiens se cooptant mutuellement mettre au point le tracé de la nouvelle fraternité franco-algérienne, assortie d’un nouveau cycle civilisateur. Un modèle de ce genre de production historique appelé à faire florès nous est fourni par le « pavé » codirigé par Mohammed Harbi et Benjamin Stora. Intitulé La guerre d’Algérie 1954-2004, la fin de l’amnésie, avec en bandeau « De la mémoire à l’histoire » (Paris, Robert Laffont, 2004, 728 pages), il est présenté comme l’œuvre de « vingt-cinq historiens, toutes générations, toutes nationalités, toutes origines confondues [qui] font donc ici le point sur la connaissance historique de la guerre d’Algérie…ils brossent un panorama aussi complet que possible du conflit algérien…Sans sacrifier au relativisme, la politique doit aujourd’hui céder le pas à la critique historique : c’est en ce sens que cet ouvrage est appelé à faire date, en permettant de regarder le passé en face, de cesser de le mythifier ou de s’en détourner, pour simplement le comprendre » (Extrait du 4ème de couverture). Le titre de l’ouvrage qui retient la guerre d’Algérie et non la guerre de libération nationale opte pour un regard, quelque soit l’origine de ses collaborateurs, rythmé, ordonné par la perception française du conflit, dans son expression culturelle au sens large. Nous dirons, avec Abdallah Laroui, que l’histoire vue d’ailleurs n’est pas la même que celle sur laquelle on braque au plus près les outils de l’investigation : “La science est théoriquement ouverte sur l’infini, pas l’histoire. L’individu est mortel ; les cultures et les civilisations évoluent et donc meurent d’une certaine manière, l’humanité dans son ensemble n’est pas sûre de son avenir. L’histoire appartient à tous depuis que le ciel ne protège plus personne en particulier” (L’histoire vue d’ailleurs in L’histoire, la sociologie et l’anthropologie. Université de tous les savoirs 2. Paris, Poches Odile Jacob, 2002, p. 183).

Il faut souligner que seuls le duo dirigeant, autour d’un noyau d’auteurs connus, se rattache au monde des historiens. Les autres sont des historiens par addition ou par proximité sur la base de relations personnelles. Ni Khaoula Taleb-Ibrahimi, ni Madjid Merdaci ne relèvent de la spécialité. Pas plus que Jean Daniel.

Le titre La guerre d’Algérie positionne le livre à partir d’un regard français, comme si on ne pouvait dresser un questionnement qu’à partir d’une vision du monde et de l’histoire. Il est mis sur le marché l’année où une offensive est lancée par des pieds-noirs au nom du Pacte international des droits civils et politiques pour se faire restituer leurs anciennes propriétés. En réaction, certains milieux algériens se préparaient, au nom des crimes contre l’humanité perpétrés par l’armée coloniale, à se pourvoir devant le Comité des droits de l’homme à Genève.

Mais le livre est particulièrement déconsidéré par la présence de Mohand Hamoumou et les arguments qu’il développe en faveur d’une Algérie francisée, appuyés par le souci de mettre fin à « un mythe…celui de la révolution populaire algérienne ». Il reprend les grandes lignes de sa thèse, préfacée par Dominique Schnapper (Paris, Fayard, 1993). Il reproduit, en l’adoptant, la logique du colonel Trinquier, sa source privilégiée concernant le FLN. Son objectif premier et ultime, c’est la réhabilitation des harkis. Il n’hésite pas à faire se chevaucher deux moments de l’histoire algérienne, celui de la guerre d’indépendance et celui de la guerre civile des années quatre-vingt-dix. Dans un entretien à El Watan annonçant le lancement du livre, M. Harbi prend ses distances par rapport à l’auteur de Et ils sont devenus harkis en ces termes : « Dans cet ouvrage [La guerre d’Algérie] il y a un article dont on s’est démarqués parce qu’il est écrit dans le prolongement des thèses colonialistes…L’article de Mohand Hamoumou et de Abderhaman Moumen sur les harkis, dont l’analyse se fonde sur la négation du fait national algérien est purement idéologique » (El Watan, 19-20 mars 2004). Il reprend ainsi ce qu’il signe avec son collègue en introduction présentant l’ouvrage : « …Mais nous devons nous distancier de Mohand Hamoumou et Abderhamen Moumen sur les harkis, dont l’analyse se fonde sur la négation du fait national algérien » (p. 12). Curieux procédé qui consiste à donner place à un auteur dont ni Harbi ni Stora n’ignorent les thèses pour ensuite le désigner dans une mise à l’index. L’opération n’est pas sans perversité dans la mesure où elle permet de faire bénéficier le reste de l’ouvrage d’un préjugé favorable, sans lien avec le contenu de la partie brocardée qui apparaît comme une surcharge dont les directeurs sont pourtant les responsables. Or dans un travail de cette nature, chacun sait que les auteurs sont choisis pour leur apport. Cet épisode est de nature à éclairer sur l’enchevêtrement entre les auteurs, le monde de l’édition et le marché ainsi qu’avec les pouvoirs politiques des deux côtés de la Méditerranée.

Tout en évitant d’entretenir des relations par trop voyantes avec les pouvoirs directs, ces historiens sont dans un mouvement d’expression détournée au cours de rencontres dans des instances telle le Sénat ou l’Assemblée nationale en France. Intermédiaires entre des relais de même nature et des hommes politiques qui n’expriment pas directement et officiellement le point de vue des autorités algériennes sans être tout-à fait en rupture avec elles, ces historiens travaillent à la construction d’ententes futures. Citons à titre d’illustration, parmi d’autres, ce colloque organisé à l’Assemblée nationale à Paris par J.-P. Chevènement, le 17 décembre 2011, intitulé L’Algérie et la France au 21ème siècle et réunissant entre autres, Régis Debray, J.-P. Elkabach, Malek Chebel, Gilbert Meynier, Cherif Rahmani, Jean Daniel, Omar Belhouchet.

Les historiens apparaissent de la sorte comme des arbitres d’un débat/échange qui s’ordonne durant les années deux mille entre l’apport positif de la colonisation d’un côté et l’exigence de repentance de l’autre. Tout en cultivant les oppositions qui caractérisent les points de vue officiels des États, le sujet nourrit nombre de colloques dont l’enveloppe scientifique masque mal le cours tracé dans une construction future d’une « Histoire commune  franco-algérienne ».

L’idée d’une commission d’historiens « des deux rives » (expression renvoyant à une rive haute-rive basse, reprenant la hiérarchie Nord-Sud) fait ainsi son chemin et apparaît comme allant de pair avec le souci de parvenir d’un côté comme de l’autre à faire établir par un notariat d’historiens les actes authentifiant méfaits et bienfaits des deux adversaires arbitrés dans le cadre colonial.

Le colloque (tenu à Lyon du 20 au 22 juin 2006 à l’École normale supérieure) “Pour une histoire critique et citoyenne. Au-delà des pressions officielles et des lobbies de mémoire. Le cas de l’histoire algéro-française” s’inscrit dans ces perspectives qui, malgré les proclamations attrayantes, n’arrivent pas à se désembourber de la mission civilisatrice. Citons quelques lignes de présentation du projet de ce colloque au nom d’un “Comité scientifique” de 14 membres dont cinq au titre de “groupe organisateur initial” : “Ce projet de colloque est né du mouvement de protestation du collectif d’historiens qui s’est constitué contre la loi du 23 février 2005. Il est fondé sur l’idée que la recherche et l’enseignement doivent rester libres de toute injonction politique. Il vise ainsi à promouvoir “l’histoire des historiens”, qui reste souvent confinée dans les cercles restreints de l’université et autres instituts de recherche ; cela pour mettre à la disposition du public une histoire s’efforçant d’être honnête. Il part en effet de la constatation que les historiens, même s’ils sont reconnus dans leur spécialité par le microcosme universitaire, peinent à faire entendre leur voix sur des sujets brûlants et qui brûlent encore. C’est le cas en France et en Algérie, de la colonisation, en particulier au Maghreb, tout spécialement en Algérie, et aussi, in fine, du processus de décolonisation. On aurait pu penser que, 45 ans après l’indépendance de ce pays, la sérénité dont tentent de faire preuve les historiens s’imposerait”. C’est sans doute cette sérénité qui inspirera au rédacteur du texte de lancement du projet ce passage : “Bien entendu, il n’est pas question, pour l’historien, de nier les violences et les atrocités du passé colonial français. Mais ce n’est pas servir l’histoire que de faire du comparatisme frelaté, avec Auschwitz comme point de repère et étalon de toute violence (ce passage est extrait d’une critique cosignée G. Meynier et Pierre Vidal-Nacquet adressée à Olivier Le Cour Grandmaison à propos de son livre Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005). Et, contrairement à cette histoire officielle, il n’est pas non plus question de s’en tenir au seul égrenage des bilans macabres des victimes pour évoquer la colonisation : dans tout le divers historique qui la constitua – comme il constitue tout objet d’histoire -, il y eut aussi autre chose : en Algérie au moins, le fait français a été, de la part des Algériens, à la fois objet de ressentiments et de répulsion, et à la fois de désirs et de fascination, jusque dans la schizophrénie. Même si ce fut dans la brutalité d’un aménagement inédit d’un îlot capitaliste à soubassement national français, même si ce fut sur fond de spoliations et de clochardisation à grande échelle, les Algériens purent trouver, certes dans le trouble et la culpabilité, dans le contact avec les Français le vecteur de désirs ; de ces désirs que connaissent tous les humains originaires d’univers cloisonnés et avides de humer les vents frais de l’extérieur”. On retrouve le ton consciencieux du maître d’école de la république coloniale, pénétré de sa mission, convaincu des bienfaits dont il est le dispensateur, y compris dans le châtiment. Co-directeur des travaux du colloque publiés en 2011, G. Meynier ira porter la bonne parole à Alger où il présentera le livre Pour une histoire franco-algérienne. En finir avec les pressions officielles et les lobbies de la mémoire (El Watan, 20/11/2011).

Derrière le prétendu « mettre fin à la guerre des mémoires » qui tourne au slogan, on voudrait laisser le spécialiste nettoyer les mémoires de tout ce qui est jugé non conforme aux orientations nouvelles de rapports où s’écrit un nouveau cycle civilisateur. L’apport positif de la colonisation auquel les dirigeants français ne veulent pas renoncer aiguisent dans certains cercles algériens du pouvoir les revendications de repentance et de reconnaissance des crimes de la colonisation. Ce jeu se poursuit entre historiens qui ajustent la faisabilité des prétentions des uns et des autres, créant les conditions d’entente en forme de lobby accréditant l’idée de cogestion d’une histoire officielle bicéphale. C’est dans ce contexte de renouvellement, de réorientation du regard historique ressoudant des populations définies par la compartimentation coloniale, que Bouteflika lance dans un discours à Constantine l’invitation aux pieds-noirs de revenir dans “leur pays”. Ainsi démarre l’affaire Enrico Macias alors que Constantine n’est pas choisie au hasard tant elle renvoie à une symbolique d’affrontement anticolonial.

La prétention à mettre sur un pied d’égalité Algériens et pieds-noirs dont la terre natale est la même préfigure un appel au droit du sol sur lequel pourrait être aligné le droit de la nationalité révisé. Il s’agit d’habituer les esprits à raisonner en dehors des pesanteurs historiques de construction de l’Algérie indépendante, à partir de tout ce qui a constitué sa négation. Ce projet de recomposition nationale introduisant une diversité confessionnelle, ethnique, culturelle relance la dynamique de domination dans un contexte mondialisé. Toutes les manifestations de rapprochement communautaire progressivement avancées, proclamées en différents espaces de la société, sans être orchestrées, traduisent une convergence dissipant progressivement par la banalisation, les composantes nationales et leur signification agencée par la colonisation. Substrat de la colonisation, le pied-noir devient au fil d’élaborations algériennes à différents niveaux, intégré comme simple composante humaine, voire une victime. De ce point de vue, hizb franca est loin d’être un mythe. Les cercles dirigeants sont les premiers artisans promoteurs de cette reconstitution, dans sa nouvelle édition, de la nation en formation de M. Thorez : “Il y a une nation algérienne, qui se constitue, elle aussi, dans le mélange de vingt races” (discours prononcé à Alger en 1939, d’après le supplément aux Cahiers du Communisme, n°8-août 1958, Essai sur la nation algérienne, p. 16).

L’armée qui a la mainmise sur les centres de décision sans aucune contrainte institutionnelle, détient un pouvoir d’évocation absolu, quelque soit la nature du service public et quelque soit la hiérarchie politique et administrative où prennent naissance les intérêts nécessitant ses interventions. Dès l’indépendance, les composantes de l’armée ont soulevé la délicate question des déserteurs de l’armée française. Plus les années passaient, plus cette catégorie d’officiers prenaient de l’importance et finissait par imposer son hégémonie. Ces militaires, entraînant à leur suite l’essentiel de l’encadrement militaire par intérêts et par affinités favorisés par les démissions en toutes matières, tissent des rapports de plus en plus étroits avec les états-majors de l’ancienne puissance coloniale. Ils se définissent en une double identité distribuée dans un espace hybride, territorial et culturel (France-Algérie). Ici, la manifestation du pouvoir s’inscrit dans sa détention et par conséquent sur le déploiement de tout ce qui en permet la protection (Algérie). Là, fructifient les bienfaits attachés au pouvoir et qui ne peuvent pas être satisfaits dans leur plénitude pour des raisons objectives expliquées par le sous-développement algérien. Aussi ces détenteurs du pouvoir qui n’ont de leur mission que la responsabilité vis-à-vis d’eux-mêmes pour la protection de leur domination, s’établissent-ils ailleurs (France) pour leurs soins, leur culture, l’enseignement/formation de leurs enfants, etc. et finissent-ils par y avoir, outre une résidence, des intérêts économiques et financiers plus ou moins importants. Cette technique de la base arrière ou base de repli est pratiquée par les cadres politiques, ceux de l’administration, de la justice, de l’enseignement, de la santé et fait boule de neige en s’étendant à des catégories plus modestes de l’appareil politique et administratif. Le cas des professions libérales, au premier rang desquelles se distingue une catégorie d’affairistes que favorise le protectionnisme des milieux militaires, permet de mesurer l’étendue du type de liens établis depuis cinquante ans avec le territoire français. Équivoques au départ, ces liens se sont précisés, raffermis et pérennisés sur la base du rejet du giron algérien. Le constat de carence à fournir les services attendus ne cesse d’être opposé à un État rejeté définitivement dans l’étrangeté pour incapacité. En revanche, la reconnaissance va crescendo à l’égard de l’ex puissance coloniale qui est regardée comme le modèle de réalisation propre à répondre à tous les besoins. Des solidarités se nouent, des liens se reconstituent. Dès lors, se forment des associations de différentes nature, du commerce à la culture, de la médecine à la justice, en passant par les croisements sensibles en prise sur l’armée et les services secrets. Le tout est favorisé et entretenu par un pilotage à partir de l’Union Européenne offrant l’aide nécessaire en vue de rendre compatibles et flexibles les espaces institutionnels algériens.

Cette coopération encadre un processus de désertion par rejet de sa propre inconsistance et de ses échecs, et prépare l’abandon et la livraison de soi, autrement dit de son propre support étatique et national. Le phénomène d’engouement pour la naturalisation et les demandes de réintégration dans la nationalité française ne signifient pas autre chose que le recours à la nation de toujours par opposition à une nation-test. Quand Khaled Nezzar s’est fait exfiltrer par les agents de la DST en 2000 pour éviter l’interpellation par un magistrat, suite à une plainte pour crime contre l’humanité, il exhibe un passeport français à son arrivée à Alger. Nombre de généraux, d’officiers supérieurs, après avoir fait installer leurs enfants en France, viennent y demander un titre de séjour, puis la naturalisation. Ainsi se redécouvre ou s’établit la fraternité avec les pieds-noirs dans cet espace d’entre deux où se mélangent et s’échangent les identités hybrides et l’assurance d’un confort réciproque. L’effet d’entraînement par proximité sociale élargit le recrutement dans les couches moyennes et crée, comme on l’a vu durant les années de guerre civile, un rapprochement avec la France qui symbolise la mère protectrice.

En 1984, Kamel Belgacem réintroduit le général Bigeard en Algérie à partir d’un entretien dans Algérie-Actualité. Depuis lors, les échanges pour ne pas dire les congratulations et manifestations d’appréciations mutuelles se sont banalisés : le commandant Azzedine refait le parcours en toute convivialité avec Bigeard, Yacef Saadi débat avec le colonel Roger Trinquier et le général Massu, le 1er novembre 1994, livre ses inquiétudes sur le devenir de l’Algérie et de tous ces fidèles amis de la France dans une Peureuse incertitude attestant la nature de son attachement à l’Algérie. Ce qui ne manque pas de le renvoyer à la place qu’il y trouve encore, même si c’est par l’intermédiaire d’alter ego.

Le régime de circulation et d’établissement des personnes met l’État français en position de créancier face à une Algérie dont il attend la contrepartie. D’où le rebondissement, ou ce qui apparaît comme tel, du régime des biens vacants et des restitutions à leurs anciens propriétaires. La France revient sur le passif de l’indépendance pour contrebalancer les facilités accordées aux ressortissants algériens y compris dans leur réintégration dans la nation française. Les relations internationales invoquant souvent le principe de réciprocité, la France entend faire reconnaître des droits équivalents aux pieds-noirs et de façon plus large aux ressortissants français. Depuis l’indépendance, tirant la leçon de la période coloniale et de la spoliation des terres, celles-ci sont gouvernées par un principe juridique de protection qui exclut l’appropriation des biens immeubles par des étrangers. En cinquante ans, un tel principe subira un recul considérable. Compte tenu de l’explosion spéculative internationale en matière financière, la séduction opère sur les affairistes algériens dont le terrain d’action traverse celui des pouvoirs publics. Les intérêts s’entremêlent suffisamment pour conduire à revoir le régime d’appropriation du sol.