LE RETOUR DU PIED-NOIR : VERS UNE RECOMPOSITION DE L’ORDRE PUBLIC COLONIAL ? (partie 2)

Deuxième partie

L’ENSEIGNEMENT DES HISTORIENS

Il est remarquable sur deux séries de questions. Celles qui portent sur les institutions et celles qui traitent du régime des populations et de la nationalité.

Invité par le FFS à conférer sur « la liberté d’association en Algérie », Essaïd Taïb, professeur à l’École nationale d’administration (ENA) et à la faculté de droit d’Alger, donne deux approches de cette liberté : celle de l’Algérie indépendante et celle de l’Algérie coloniale, pour établir, relayée par la journaliste, les constats suivants :

*« Les pouvoirs publics, et plus exactement les régimes politiques qui se sont succédé (sic), ont adopté une attitude de restriction législative et de surveillance administrative quant à l’exercice effectif de la liberté d’association, attitude qui se perpétue jusqu’à aujourd’hui malgré la constitution libéralisante de 1989», « indique l’enseignant qui considère que lorsqu’on touche au mouvement associatif, c’est un signe de régression sociale qui s’opère. Se référant à l’histoire, l’invité du FFS estime que c’est grâce à la loi de 1901 – très libérale puisque permettant sur la seule base de la déclaration de créer une association – que les Algériens colonisés ont pu s’organiser en associations et acquérir de ce fait une expérience qui a permis de nourrir en militants aguerris le mouvement révolutionnaire » (Essaïd paraphrasé par la journaliste). « Malgré la reconduction de la loi française de 1901 à l’indépendance, très rapidement, en 1964, les pouvoirs publics ont, par voie de circulaire, imposé des restrictions draconiennes à la liberté d’association. Du régime de la liberté d’association on est passé à celui de l’autorisation administrative…» (El Watan, 30/12/2009, Nadjia Bouaricha).

L’administration coloniale est consacrée comme promotrice de libertés en comparaison avec les pouvoirs publics algériens depuis l’indépendance. Cette vision à laquelle ont été formés les juristes, notamment, rend compte de leur attachement aux institutions coloniales lesquelles constituent pour eux le mythe des origines saccagées. Le régime juridique de l’association est saisi en dehors des règles de spécificité législative qui, d’après la doctrine coloniale elle-même, permet de rendre compte de la dimension discriminatoire de la législation et de la règlementation. Cette conception libérale de la loi de 1901 dans la colonie passe sous silence tous les moyens d’action administrative qui rendent nulle son application, la vidant de son sens : arrestations des membres dirigeants, dissolutions, interdictions. La loi libérale à laquelle le conférencier se réfère est un texte pour les Français sur le sol de la colonie, auquel rêvaient d’être accolés des indigènes acculturés, à la recherche d’une égalité illusoire.

Une telle perception, continuellement réaffirmée face à « la régression » entamée depuis l’indépendance, revient à soutenir qu’en réalité les Algériens ont perdu leurs libertés avec la fin de la colonisation. D’où la mise en place d’une série de bricolages juridico-institutionnels de portée historique qui tendent à redessiner l’ordre colonial comme un ordre où le brassage de populations soumises à des règles uniformes aurait bel et bien existé. La colonisation aurait “raté une marche” tandis que les Algériens perdaient les sources de leur pluralisme culturel, politique, confessionnel, bref les rudiments de construction d’un véritable État-Nation moderne.

Le condensé historique que ce professeur de l’ENA a délivré au milieu de militants d’un parti politique réputé ancré dans l’histoire de la guerre de libération nationale par son chef et ses adjoints, replaçant tout le monde dans les libertés à reculons, est significatif au plus haut point du délabrement politique atteint depuis 1962.

La réhabilitation de l’entreprise coloniale est à l’œuvre même si, comme on va le voir avec les historiens consacrés dans leur « pureté » scientifique, l’introduction de quelques nuances peut conduire à masquer relativement les objectifs de leur démarche.

L’argumentation sur la liberté d’association trouve un terreau fertile chez Mohammed Harbi pour lequel la colonisation a inventé la société civile en Algérie : « On peut même dire, sans risque de se tromper, que la colonisation a été le cadre d’une initiation à ce qui est une société civile, même si cet apprentissage s’est fait malgré elle et s’est heurté à une culture coloniale, d’essence raciste » (p. 27 de l’Algérie et son destin). « Le contact avec la colonisation a favorisé l’émergence d’une société civile. Mais cette émergence a été contrariée autant par la permanence des solidarités traditionnelles que par une culture politique fondée sur la prééminence de la communauté » (ibid. p. 36).

L’ouvrage, L’Algérie et son destin, thèse d’habilitation (1992), à cheval entre science politique et histoire, riche en approches renouvelées sur le FLN-ALN, ne renferme pas moins certaines envolées lyriques sur « les Lumières », « l’individu » ou « la colonisation ». Comme si l’auteur devait s’exonérer d’une dette. Ainsi, on relève :

*« La colonisation a été ambivalente dans ses effets. D’un côté elle a détruit le vieux monde, au détriment de l’équilibre social et culturel et de la dignité des populations. D’un autre côté, elle a été à l’origine des acquis qui ont créé la modernité algérienne » (p. 26). L’expression « l’illusion lyrique », un des chapitres du livre, est empruntée à Dominique Desanti (titre de la première partie de son ouvrage  Les staliniens, une expérience politique 1944-1956, Paris, Fayard, 1975).

*« Confinée dans des cercles restreints, l’influence des Lumières n’avait pas entamé la foi populaire qui était d’un poids décisif dans la reproduction des mentalités et dans la sacralisation des habitudes familiales et patriarcales… En réaction contre une conception unilatérale de l’histoire qui fait de l’Occident la référence noble, le nationalisme opère un renversement de perspective et se déploie dans le mythe, privilégie la continuité, idéalise les rapports sociaux traditionnels… Il n’y a de communauté nationale que dans la foi. L’Occident « chrétien » est anathématisé. La langue arabe et l’Islam, victimes de la répression culturelle, sont désignés comme symbole de la nationalité et de la culture » (p. 21-22).

*« L’État colonial est une construction politico-administrative élaborée de l’extérieur. L’évolution sociale des Algériens n’était pas son but (bien sûr, il les massacre et les exproprie !). Sa finalité, la formation d’un secteur économique moderne en milieu sous-développé, notamment dans l’agriculture, a été une réussite. La rançon en est un dualisme certain… C’est dans les villes et les villages de colonisation… que la sphère politique a commencé à se différencier des relations sociales et personnelles et que la religion a connu un début de privatisation. Les traditionalistes, notables et chefs de confréries religieuses, regardaient avec méfiance ces espaces, foyers d’une modernité algérienne… » (p. 99-100).

Ici, il faut rappeler la perception colon-colonisé chez Frantz Fanon dans Les damnés de la terre, Paris, Éditions Maspero, 1961): “Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat… l’intermédiaire du pouvoir utilise un langage de pure violence. L’intermédiaire n’allège pas l’oppression, ne voile pas la domination. Il les expose, les manifeste avec la bonne conscience des forces de l’ordre. L’intermédiaire porte la violence dans les maisons et dans les cerveaux du colonisé” (p. 31).

“La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu mal famé, peuplé d’hommes mal famés. On y naît n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où, de n’importe quoi. C’est un monde sans intervalles, les hommes les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres. La ville du colonisé est une ville affamée, affamée de pain, affamée de viande, de chaussures, de charbon, de lumière…” (p. 32).

“La violence qui a présidé à l’arrangement du monde colonial, qui a rythmé inlassablement la destruction des formes sociales indigènes, démoli sans restrictions les systèmes de références de l’économie, les modes d’apparence, d’habillement, sera revendiquée et assumée par le colonisé au moment où, décidant d’être l’histoire en actes, la masse colonisée s’engouffrera dans les villes interdites. Faire sauter le monde colonial est désormais une image d’action très claire, très compréhensible et pouvant être reprise par chacun des individus constituant le peuple colonisé. Disloquer le monde colonial ne signifie pas qu’après l’abolition des frontières on aménagera des voies de passage entre les deux zones. Détruire le monde colonial c’est ni plus ni moins abolir une zone, l’enfouir au plus profond du sol ou l’expulser du territoire” (p. 33).

Indéniablement, des franges de la société algérienne (petite bourgeoisie des villes, ruraux des grandes familles) étaient en voie d’absorption par le système colonial. Mais si la paysannerie algérienne présente les caractères relevées par M. Harbi, n’est-ce pas parce que, la plus opprimée, elle est demeurée la plus résolument anticolonialiste, prête à la violence selon les schémas répondant à la violence coloniale ?

Le concept de société civile, galvaudé au même titre que l’État de droit dans les années 1980-90 dans un contexte de grandes perturbations, est replacé avec des effets avantageux dans l’Algérie coloniale. Dans celle-ci les milieux bourgeois, policés, aptes à figurer l’idée de société civile, mais craignant de perdre les avantages de leur statut, ne seront toujours qu’une force d’appoint. Sans courage pour prendre la tête du mouvement armé, ils le seront tout autant durant l’indépendance, réduits à servir les maîtres du jeu, ces militaires issus de la paysannerie, rapidement supplantés par les officiers déserteurs de l’armée française (DAF). Ils obéiront dans le silence, à l’image de M’Hamed Yazid, Saâd Dahlab, Mabrouk Belhocine, Rédha Malek, Mostapha Lacheraf, ou bien pratiqueront une ascèse sous forme d’une confortable retraite exceptionnellement rompue par de rares écrits dont l’intelligibilité se perd dans les sinuosités d’usage. Ils ne rompront jamais le serment de fidélité dû aux maîtres du régime.

En suivant l’auteur pas à pas, au rythme de la communauté centrée sur l’Islam et la langue arabe, peuplée d’une paysannerie archaïque alors que les centres urbains permettaient de côtoyer les Européens en s’imprégnant de Lumières modernisatrices, on croirait que l’Algérie a perdu quelque chose avec la décolonisation. Les Algériens auraient raté les voies et moyens d’échapper à toutes les déviances de la guerre de libération nationale tout en construisant un État fonctionnant au rythme d’une société civile, dans la différenciation et le pluralisme. En fait, l’Algérie aurait laissé passer l’harmonie insufflée par la constitution d’une troisième force telle que l’ont construite les négociateurs des accords d’Évian.

Savamment encadrée par des élaborations méthodologiques mettant en balance les hypothèses, appuyée sur des références techniques et une connaissance du terrain, la proposition explicative de l’échec algérien se double de regrets de l’espace colonial. C’est ce que M. Harbi confirme encore dans un entretien de trois pages, avec manchette, à El Watan quand le questionneur lui pose ces deux questions : “Comment imaginez-vous le traitement de ces trois questions juifs d’Algérie, harkis et pieds-noirs?” Réponse : “Je pense que si ces questions avaient été traitées dès le début, on n’aurait pas eu l’islamisme”.

“Et concernant le départ massif des pieds-noirs, que certains comme Jean-Pierre Lledo décrivent comme une fracture profonde, comment le jugez-vous ?” Réponse : “C’est une fracture énorme, en effet, d’autant plus que l’Algérie, dans son fonctionnement quotidien, était faite pour eux. Le problème est que la question nationale doit être approchée en fonction de la prépondérance d’une majorité rurale qui n’était pas en contact avec les Français. Pour eux, ce n’était pas seulement des étrangers, c’était des ennemis. Ce n’était pas exactement le cas dans les villes où on les vivait, certes, comme des adversaires à combattre, mais on faisait la différence entre les divers groupes de Français. Il y avait des rapports humains. Mais à partir du moment où la ruralité s’est mise en marche, ça devenait un vrai problème, parce que la ruralité engageait le combat en termes de substitution pur et simple aux Français” (El Watan, 26 mai 2011, p. 5).

Mettant ses pas dans ceux du maître, en qui il voit plus que l’historien, l’Histoire, Gilbert Meynier s’installe confortablement dans les démonstrations sur l’apport positif de la colonisation et du rôle des pieds-noirs. Il le fait à partir d’une armature dédoublée consistant en un anticolonialisme militant dont il se revendique dès l’introduction de son ouvrage, et un parti pris idéologique arcbouté sur la modernité, les Lumières, opposées en contre-projet au communautarisme, à la communauté, au groupe et au patriarcat. D’où l’anticolonialisme ainsi pratiqué fait double emploi avec l’idéologie missionnaire. Ce qui réagit sur la conception de la nation, de la lutte armée, du cadre militant, du féminisme…Allant au-delà des faits, l’auteur prétend ordonner un mouvement, une société, un anticolonialisme. Nous avons droit, dans un foisonnement de documents, à une histoire selon les canons de l’ethnocentrisme. De là l’ouvrage, censé être un travail d’histoire, tombe souvent dans un récit dont la forme n’est qu’une suite de leçons, de recettes et de moules à fabriquer les figures, les rapports sociaux, orientant les sursauts d’avancées modernisatrices.

Construit à l’aune de la guerre civile des années quatre-vingt-dix, l’ouvrage Histoire intérieure du FLN 1954-1962 (Paris, Fayard, 2002) a pour but de pourfendre le patriarcat, la communauté, l’Islam, à travers la trame des événements alimentant la guerre de libération nationale. Si les années de guerre civile ont fait surgir comme nécessité le regard sur le passé, il ne fait aucun doute que les problématiques heurtées n’ont nullement fait défaut pour reconsidérer de fond en comble le regard sur la guerre anticolonialiste. L’approche civilisatrice chevauchant à la fois le passé et l’actualité finit par s’inscrire en droite ligne dans la propagande des généraux laïcistes, républicanistes et néanmoins assassins. Au même titre que le furent les généraux et hommes de lettres, administrateurs et autres ethnologues et politiques coloniaux porteurs de modernité, de recettes consacrant individu et individualisme, liberté des femmes (supposée accomplie chez le colon et opposée aux pratiques des indigènes), libération vis-à-vis de la religion, etc. S’adressant à une minorité à qui elle enseigne les secrets de la civilisation par la voie des Lumières et dont elle fait la conquête morale, la colonisation a créé effectivement cet espace d’entre deux qui a été déséquilibré durant la guerre de libération nationale et durant les vingt premières années de l’indépendance, mais qui fait un retour agressif depuis une trentaine d’années. On ne saurait comprendre le fond qui tracte l’ouvrage de G. Meynier sans ces multiples renvois auxquels d’ailleurs il nous convie par la méthode et la forme adoptée.

Citons quelques exemples :

*Sur les femmes, il met en balance Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir et l’ignorance des élites qui ne l’ont pas lu. S’appuyant sur les études de Monique Gadant Le nationalisme algérien et les femmes (p. 83 et suiv., Paris, L‘Harmattan, 1995), il plaque une recherche sur les difficultés d’émergence du féminisme et l’instrumentalisation des femmes, contextualisées chez M. Gadant, mais qui font chez lui ressortir le spectacle d’élites attardées. Au demeurant, même chez des auteurs portant le flambeau éclairant l’humanité, comme Simone de Beauvoir, l’ethnocentrisme reste une seconde nature. À bien lire l’auteur du Deuxième sexe, la mise en parallèle de la Bourgeoise parisienne et de la Bédouine rappelle la distance entre nation colonialiste et nation se construisant à partir d’entités colonisées : « Les mariages arrangés n’ont pas disparu ; il y a toute une bourgeoisie bien pensante qui les perpétue. Autour du tombeau de Napoléon, à l’Opéra, sur une plage, à un thé, l’aspirante aux cheveux lissés de frais, vêtue d’une robe neuve, exhibe timidement ses grâces physiques et sa conversation modeste ; ses parents la harcèlent : « Tu m’as déjà coûté assez cher en entrevues ; décide-toi. La prochaine fois, ce sera le tour de ta sœur. » La malheureuse sait que ses chances diminuent à mesure qu’elle monte en graine ; les prétendants ne sont pas nombreux : elle n’a pas beaucoup plus de liberté de choix que la jeune Bédouine qu’on échange contre un troupeau de brebis » (Paris, Gallimard Folio-Essais, p. 229).

Quoiqu’il en soit, on ne possède pas de statistiques sur le lectorat du Deuxième sexe, ni sur les lieux de sa culture ; sa lecture ne préjuge en rien de l’usage qui en a été (ou qui en est) fait. Il n’en reste pas moins que la comparaison hasardeuse à laquelle se livre l’historien du FLN nous donne ceci :

 « … Le deuxième sexe ne fut pas lu par les élites algériennes, a fortiori bien sûr par les militants du M.T.L.D. L’eût-il été qu’il les eût sans doute scandalisés et qu’ils l’eussent rejeté, tout comme, au Parti communiste français, Jeannette Veermersch refusait le féminisme au nom de la lutte des classes. Or les femmes ont participé à la guerre. Si l’on en croit Frantz Fanon, au FLN,  « la femme pour le mariage [aurait] fait place à la femme pour l’action ». En un sens ce ne fut point faux. Si ce n’est que le rôle des femmes a été médiatisé par le FLN sur le mode héroïque à la face d’un public occidental progressiste heureux de vérifier que ces Algériens qui combattaient n’étaient pas des passéistes. Or, les Algériennes n’ont jamais pris les armes au maquis, sinon sur des photos, leur qualité de maquisardes leur valant le port d’armes attaché à leur fonction et l’érection de ces armes vers l’objectif… » (p. 224).

Cette tirade à connotation de fourberie fourvoyant “les progressistes occidentaux” sur la nature réelle du FLN est précédée d’une comparaison avec des exemples appuyés puisés dans les sociétés tunisienne et égyptienne : « L’Algérie n’a jamais produit de Tahar Haddad , ni de Qassim Amin, a fortiori de Mansour Fahmi. Et Madame Chentouf fut, à l’U.F.M.A., une bien pâle réplique de Hoda Anim (sic) Cha’rawi » (p. 223-224). La tentative de contextualisation des mondes égyptiens et algériens tourne court avec le style connoté que voici : « L’Égypte, par comparaison avec l’Algérie, n’avait pas vraiment été colonisée et ses élites avaient beaucoup plus la faculté de se remettre librement en question que des Algériens obsédés par la domination étrangère et le couvercle colonial… » (p. 224).

Avec un peu plus d’efforts, l’historien aurait trouvé des biographies de femmes qui moururent les armes à la main. Par ailleurs, le souffle libérateur a bel et bien existé même si des familles fortunées ont pu racheter, en l’annulant, le départ au maquis de leur fille.

*Sur la religion : « Naturellement, le sacré communautaire est volontiers exprimé et ressenti dans des habits musulmans qui ont la force d’une métaphore de l’identité éprouvée : c’est par référence à la culture islamique du peuple que les appels à la solidarité sont les plus intelligibles. On chercherait en vain dans la thawra algérienne ce qui put se produire lors de la révolution irakienne de juillet 1958 : des révolutionnaires brûlant en pleine rue le Koran, dans un contexte, il est vrai, radicalement différent. Il y a des situations dans lesquelles le geste du révolutionnaire s’en prend violemment aux symboles dirigeants et aux principes directeurs de sa société (statues, textes sacrés, églises, châteaux…), à l’inverse de l’Algérie où la lutte était menée prioritairement contre l’étranger… Krim, Ouamrane et leurs compagnons jurèrent sur le Koran, à la veille du 1er novembre, de « lutter pour l’indépendance de l’Algérie jusqu’à la victoire ou la mort… » (p. 220).

On ne peut que rester ébahi devant “le scénario révolutionnaire” choisi pour interpeller un monde pour qui le souci premier se limite, et ce n’est pas rien, à la libération nationale. Que pour cela les combattants jurent sur le Coran et qu’il n’y ait point de candidats à l’autodafé ne surprend que celui qui ne peut dépasser l’autoréférence ethnocentrique.

*Sur l’anticolonialisme : Ce qui révèle plus profondément l’auteur c’est sa façon de présenter l’anticolonialisme de Fanon. La référence à ce dernier est toujours surchargée d’une connotation péjorative. Qu’il s’agisse de la thèse sur le rôle de la paysannerie dans le tiers-monde : p. 158 « …l’œuvre de l’idéologue Frantz Fanon… » ; p. 320 « …la célébration des mythes sortis de l’imagination de l’idéologue Fanon sur la capacité révolutionnaire spontanée des ruraux… » ; de la xénophobie : p. 254 « …La xénophobie pouvait se rencontrer chez tels idéologues comme l’Antillais Fanon qui fut volontiers plus royaliste que le roi…Or Fanon fut, pour Boumediene, un idéologue clé… » ; le rapport à Boumediene : p. 340 « …On a vu que Boumediene, notamment, s’enticha de Fanon… » ; p. 341 « …Dans les années soixante, un Bouteflika, qui fut démonstrativement un fan de Fanon, oublia son fanonisme aussi vite qu’il lui était venu… » ; la charge finale: p. 702 « …L’historien digne de ce nom ne saurait retenir dans leur totalité les analyses complaisantes et simplistes, un temps si célébrées en Algérie, de Frantz Fanon, qui rejettent tout sur le dos du colonialisme. En effet, le colonialisme a commis tant de méfaits qu’il n’est pas besoin qu’on lui en impute d’autres. Si Fanon a pu analyser avec quelque talent le rapport colonial, il n’a jamais compris ou voulu comprendre en profondeur le peuple algérien. Par exemple, sur la délicate question des blocages masculins par rapport aux femmes dans les sociétés islamiques, on préférera évidemment au psychiatre idéologue Fanon les vrais psychanalystes arabes, notamment Madame Naoual al Saadaoui ou bien Fethi Benslama ; eux savent de quoi ils parlent, pour être des scientifiques connaissant leur société et l’ayant vécue de l’intérieur… ».

Chez l’auteur, le confort d’un dossier sous forme d’une citation ou d’une évocation permet le laisser-aller. Adossé tantôt aux psychiatres, tantôt à des hommes politiques ou des anciens de l’ALN, il peut dans la quiétude d’une proximité qu’il transforme en soutien complice, donner ses interprétations en laissant entendre aux lecteurs qu’il est en osmose avec des compétences attestées. C’est-ce qu’il fait par exemple en recourant à Kateb Yacine à propos duquel il écrit : « Un Yacine Kateb ne fut évidemment jamais intégré à l’appareil FLN et il sentit toujours le souffre ». On serait tenté de répondre “et s’il avait été intégré cela aurait donné quoi ?” L’auteur de Nedjma s’est investi dans une entreprise de redécouverte de la langue arabe avec l’expérience du théâtre de Bel-Abbes dans les années soixante-dix sans crainte de contamination communautariste. En outre, l’historien du FLN semble ignorer l’article en « UNE » du quotidien El Moudjahid signé Kateb Yacine les jours suivant octobre 1988 et intitulé “Vive le FLN”, au moment où les assises de ce dernier se sont mises à vaciller.

Le recours à Naoual el Saadaoui et à Fethi Benslama n’est rien d’autre que le rappel d’un thème, l’Islam dans les bouleversements postcoloniaux, avec en toile de fond le recours à l’idéologie de la modernisation autoritaire, à marche forcée pour lever les barrières au marché. Le regard sur l’Islam n’a pas beaucoup évolué depuis la mission civilisatrice de l’ethnologie coloniale.

Mis en balance avec Fethi Benslama, F. Fanon avait pour objectif de faire briser les chaînes, non de les échanger contre d’autres. Quand on lit ce qu’écrit le psychanaliste de l’Islam notamment sur la Tunisie (La psychanalyse à l’épreuve de l’Islam, Paris, Champs Flammarion, 2002), il nous fait penser au psychiatre cherchant une thérapie pour le réputé fou et pour lequel on se surprend à se demander qui est le plus fou des deux.

Parmi les critiques de complaisance dont a profité l’ouvrage de G. Meynier il en est une qui mérite d’être relevée : c’est celle présentée par Le Nouvel Observateur sous la plume de Guy Sitbon, ancien correspondant du Monde à Tunis en 1959. Il écrit : « Les 812 pages de l’Histoire intérieure du FLN …contiennent chacune plusieurs scoops dont un seul aurait suffi à couvrir de gloire un journal et à ruiner la réputation des maquisards » (Le Nouvel Observateur en ligne, du 16/1/2003). Assurément, si on est dans les scoops on n’est plus dans l’histoire. Le plus grand scoop que restitue le livre, c’est la description de ce qui différencie un historien d’un historien missionnaire. Ce dernier va au-delà de ce que lui demande son domaine. Il tresse des lauriers aux uns, destitue les autres, vilipende, élève des statues, agence les matériaux de construction de la nation. Faiseur d’histoire a posteriori selon les canons singuliers de son anticolonialisme, il s’attache à souiller l’anticolonialisme de F. Fanon qu’il renvoie à son ethnie d’origine (Fanon l’Antillais) avec une morgue sectaire voire raciste. Il réintroduit, par contre, Enrico Macias « le Constantinois, …son père, Raymond, Reinette l’Oranaise … Lili Boniche… ». Lors d’une émission sur l’Algérie animée par Daniel Bilalian qui lui faisait remarquer qu’il ne reconnaissait pas son pays (Constantine et le pont suspendu illustrant le coffret de disques de la semaine culturelle de musique andalouse de 1968), Enrico Macias répondait « ce n’est pas mon pays, mon pays est mort en 1962 », c’est-à-dire avec l’indépendance de l’Algérie. Pour lui et ses semblables il ne saurait y avoir d’Algérie que sous la botte coloniale (Antenne 2, 1981).

Pour tout ce monde, l’historien, avant de se constituer en « psychanalyste du FLN » (p. 268-271), se fait musicologue donnant dans les lieux communs : « La musique algérienne n’aurait pas vraiment été ce qu’elle était sans les juifs » (p. 255).

Dans ce travail, tout se passe comme si l’épaisseur de la documentation devait servir à un objectif de réfutation point par point de l’idéologie du FLN dans la production de sa propre histoire. D’où le ton pugilistique rendu dans tous les chapitres : “le FLN prétend que…Eh bien non, voilà ce qu’il en est. Le FLN soutient que…Non, voici les preuves du contraire !” Dans cet exercice le réfutateur souffre de contamination insufflée par le réfuté.

Le ton rancunier de l’auteur vis-à-vis d’un FLN ayant trompé son monde européen qui l’a soutenu par son anticolonialisme durant la guerre est explicite en page 224 et suivantes. Le non-dit qui traverse l’ouvrage est partout saisissable dans ce climat de « redressement historique », véritable objectif du livre dont l’auteur souligne tout au long des pages combien il est pénétré d’une mission, de sa nécessité et de sa justesse. À beaucoup d’égards, cette Histoire intérieure du FLN est le reflet des mystiques du 19 juin 1965 tentant de légitimer par tous moyens leur « œuvre salvatrice ».

L’auteur ne semble pas avoir été visité par l’idée que le fameux soutien au FLN de la part de Français individuellement ou en réseaux était d’abord la manifestation d’un anticolonialisme national, français, dans l’intérêt individuel et collectif. S’ils se sont résolus à se positionner et à militer comme anticolonialistes, c’est d’abord pour eux-mêmes et non pas pour le FLN. Ceux qui ne l’ont pas compris et entrepris en ce sens ont naturellement conçu amertume et désillusion. Tout comme ces centaines d’Algériens qui regrettent de s’être engagés après avoir réalisé ce que fut le FLN de guerre. D’où le réexamen à l’égard de la guerre d’indépendance depuis 1991-1992 qui prend la dimension d’un réexamen de conscience sous forme de remise en ordre quant aux idées et quant aux appartenances sociales. Combien parmi les anciens du réseau Jeanson et au premier chef ce dernier se sont fourvoyés dans un soutien aux généraux tortionnaires algériens derrière l’étendard des Lumières frappé du sigle laïciste ?

Pour finir, il faut souligner l’absence d’analyse préliminaire à l’ouvrage qui aurait mérité beaucoup plus que les quelques lignes concédées dans l’introduction, sur les sources de l’armée française, ennemie (et quelle ennemie !) de l’ALN. Que les autorités algériennes aient refusé de livrer les archives en leur possession n’exonère pas du manque de rigueur. En effet, toute la partie sur l’ALN, les dissidences, règlements de comptes, organisation, propagande, mœurs, est traitée quasi exclusivement à partir/avec des sources militaires françaises non soumises à la critique historique.

Cet aspect n’est pas non plus abordé par M. Harbi qui, dans sa préface, rappelle en trois lignes sur un total de trente sept, le refus à l’accès aux archives opposé par les autorités algériennes. Pour le reste, le préfacier ne fait que témoigner son soutien à la démarche ainsi qu’à l’œuvre accomplie, renouvelant l’accord en tous points en n’oubliant pas de souligner les objectifs atteints. Indéniablement, c’est un peu succinct comme appréciation d’un travail de huit cents pages. Sauf à considérer que ce livre signé G. Meynier relèverait en réalité d’une sous-traitance. M. Harbi, qui devait écrire cette Histoire intérieure du FLN, laissera la voie libre à son collègue, car reconnaît-il en privé, « les Algériens ne sont pas encore prêts à recevoir ce type de critiques de la part de l’un des leurs ». Ce qui est confirmé sous une autre formulation par G. Meynier dans son introduction (p. 21).