LE RETOUR DU PIED-NOIR : VERS UNE RECOMPOSITION DE L’ORDRE PUBLIC COLONIAL ? (partie 1)

*Compte tenu de la longueur de l’étude, nous la publions en plusieurs parties.

Derrière les empoignades sur la monocratie bouteflikienne, nul événement n’aura autant marqué la décennie du cinquantenaire de l’indépendance que le traitement réservé aux pieds-noirs : que ce soit sur le thème du retour sur « la terre natale », de la « fraternisation » ou de la « spoliation de biens » à restituer. Toutes ces questions reposent le statut de la population sur laquelle s’est constituée et définie la colonisation et son mode de domination, le colonialisme. On assiste au phénomène de sa réinsertion symbolique saisie en dehors de la catégorie historique qu’elle représente. Véritable résurgence du terme d’une longue guerre d’indépendance à dimension éruptive essaimant dans le discours officiel, la presse, la littérature, l’histoire ou le cinéma, le retour du pied-noir agit comme catégorie dé-constitutive / re-constitutive de la nation.

De « l’affaire E. Macias » à la reconsidération de la législation sur les biens vacants en passant par les voyages organisés célébrant des retrouvailles entre gens qui « se sont toujours aimés », dans des « quartiers où ils ont partagé les conditions d’existence en voisins », les années deux mille frappent par ce ferment de réconciliation. Comble d’ironie, celle-ci se superpose à une réconciliation d’une autre dimension politique, objet d’un plébiscite répétitif. En effet, durant la même période, le projet présidentiel de réconciliation nationale entend, par une série de mesures, installer « la concorde civile » et « mettre fin au terrorisme ».

La réconciliation appelant au retour du pied-noir, faut-il le souligner, n’est ni générale, ni commune à tous les Algériens. Elle est véhiculée par des couches sociales citadines qui, si elles ne sont pas majoritaires en nombre dans la société, bénéficient des canaux aptes à faire entendre leurs vérités, doutes, soupçons, certitudes et adhésions et en décuplent les effets.

Ajoutons que ce phénomène n’est pas sans lien avec les dix années de guerre civile au cours desquelles les affinités avec l’Algérie coloniale se sont révélées à nu, déversant par flots continus la nostalgie d’un monde et des aspirations de moins en moins cachées.

La mémoire est mise au banc des accusés selon les normes d’une sélectivité qui n’épargne pas pour autant l’histoire. Prenant appui sur les contrefaçons imprimées à cette dernière par un pouvoir qui en a fait une rente de légitimation politique, ce mouvement produit un contre-modèle d’histoire pour mettre au point, à son tour, une rente à base de scientificité. Nuançant les approches sur la colonisation, coupant la population pied-noire de ses attaches avec l’OAS, reconsidérant, à partir des « massacres » dont ils furent l’objet, le rôle des harkis, ces nouvelles approches revivifient « l’Algérie fraternelle » du 13 mai 1958. L’histoire est mobilisée pour fournir les ressources d’une recomposition de la nation algérienne frappée d’incertitude au bout de cinquante années d’indépendance. Célébrée sous le signe de la récupération de la terre marquant la fin des spoliations coloniales, l’indépendance y puise une identité qu’elle entend immortaliser dans des textes fondamentaux. Pourtant, moins de cinquante ans après, il importe de souligner un retournement historique singulier. En effet, « la restitution des biens immobiliers aux propriétaires pieds-noirs » renverse les positions “spoliés” “spoliateurs” et replacent les pieds-noirs propriétaires par la grâce du système colonial, en créanciers de l’État algérien. En se traduisant par le dessaisissement des Algériens d’attributions immobilières marquant l’une des expressions fondamentales de l’indépendance, cette démarche sape les fondements de l’État algérien. Or, des magistrats algériens se sont déclarés compétents pour inscrire en droit des réclamations qui, satisfaites, soulèvent à terme la consistance du domaine de l’État et rognent le principe de souveraineté nationale.

Expression de la souveraineté du peuple dans l’application de la loi et garant de l’ordre public de l’indépendance, le juge opère un renversement qui est loin d’appartenir à la sphère jurisprudentielle. Il est la voix et la plume d’une abrogation qui, non seulement n’est pas de son ressort mais pour laquelle, au contraire, il devait veiller à ce qu’elle ne soit même pas soulevée.

Mouvement d’opinion attisé par un vent favorable, climat politique dont les vapeurs puisent à une scène tenue en laisse, conjoncture et choix économiques asservis aux besoins d’une oligarchie insatiable, gestion quotidienne en appels d’offres constants, culture en lambeaux participent à ce retour de l’ordre public colonial produit sous couvert d’une souveraineté qui prétendait y mettre fin. En effet l’ordre public ne se fige pas uniquement dans les codes, en pointillés dans les décrets. Il se constitue ou se reconstitue à partir des comportements quotidiens et des pratiques usitées dans les lieux déterminants de la souveraineté : armée, police, justice et administration. L’abolition de l’ordre public colonial en 1962 suppose ipso facto son contraire : un ordre public porté par l’indépendance, la souveraineté nationale imprimant des principes intangibles. C’est ce qui gouvernait, notamment, les biens vacants qui couvrent les terres de la colonisation et des entreprises industrielles ou commerciales, mais aussi des biens immeubles qui ont fourni le capital en logements gérés par des offices publics avant l’ouverture à l’accession à la propriété par la loi de 1981.

Première partie

L’ORDRE PUBLIC COLONIAL RÉACTIVÉ PAR LA LITTÉRATURE ET LE CINÉMA

Les années de guerre civile ont introduit insidieusement dans le quotidien une recomposition ethnique de la nation algérienne à partir d’une lecture édulcorée de l’ordre colonial. La littérature et le cinéma offrent l’exemple d’auteurs et d’œuvres qui brouillent les figures et les catégories historiques pour les restituer dans une dimension a-historique. Nous retiendrons les exemples de Mohamed Mouleshoul dit Yasmina Khadra et de Jean-Pierre Lledo. Accessoirement, on y associera le film de Safinez Bousbia. Nous terminerons par la nostalgie militante des anciens du lycée Eugène-Albertini de Sétif.

– Derrière le romanesque, l’histoire recomposée –

Le titre du roman Ce que le jour doit à la nuit (2008) de Yasmina Khadra, repris tel quel par Alexandre Arcady dans le film (2012), est un renversement historique sous forme de condensé.

La nuit dont il s’agit renvoie à l’œuvre de Ferhat Abbas, La nuit coloniale. Le jour vu par Yasmina Khadra ne peut être que l’indépendance mais une indépendance endettée, de sorte que le jour n’est pleinement lumière sans sa partie amputée, l’Algérie pied-noire. Cette histoire que racontent les deux versions, écrite et filmée, plonge dans les années trente et la célébration du centenaire de la colonisation pour s’étirer jusqu’en 1962 avec l’indépendance dont les déchirements sont symbolisés par l’éclatement du couple qui n’aurait jamais du se décomposer, à l’image tout aussi symbolique d’une Algérie, irréelle, qui devait tout réunir : pieds-noirs, Arabes, chrétiens, musulmans, juifs…

Ainsi, le petit Younes confié au couple Madeleine-Mohamed : la mixité s’ordonne dans une hiérarchie ethnique frappée du sceau de la domination coloniale attestée par la négation de Younes rebaptisé en Jonas. Placé dans des conditions sociales favorables à la rencontre avec Émilie, Jonas et cette dernière finissent par s’éprendre l’un de l’autre pour finalement être séparés par des évènements qui les dépassent. L’acteur Fouad Aït Aattou (Younes/Jonas) ne renvoie en rien à l’indigène de l’époque. L’apparence du Français au faciès modelé sur les têtes blondes permet tout bonnement d’évacuer la violence du façonnement de l’indigène sur le Français pied-noir. L’acculturation méthodique se confond avec l’éducation quotidienne. Les étapes du dressage savant dans la destitution du moi par le vêtement, le langage, la manière d’être et les formes d’expression générale accompagnant l’existence sont ainsi évacuées en même temps que la violence inhérente. En parallèle, le régime du sol et de ses mutations, expression d’une appropriation/dépossession, devient la traduction naturelle d’une domination légitimée par ses succès. Nous retiendrons en ce sens la question-commentaire proposée par le site Mediapart :

« La terre est-elle la propriété de celui qui l’a transformée, qui a fait d’un « caillou misérable le jardin d’Eden » ou de celui qui y était le premier, et qui y était heureux, même si elle était nue ? »

Une telle question mettant en balance deux légitimités ne trompe guère sur les perspectives ouvertes : la réhabilitation de la conquête par le progrès, la force, le savoir-faire et la mise en valeur par la puissance économique. La force militaire reste souterraine, absente, invisible sinon par la déduction d’une évaluation hypothétique.

Projeté le 7 septembre 2012 à Alger (salle El Mougar) après l’avoir été à Paris (Gaumont Champs Élysées) le 3, le film s’inscrit manifestement dans la célébration du cinquantenaire de l’indépendance non sans filiation avec le centenaire de la colonisation, sous le signe de la réconciliation et des regrets. Le micro de France Inter restitue le 8 les émotions de fin de projection de la veille : s’y disputent les j’ai pleuré des uns aux « ils (les pieds-noirs) n’auraient jamais du partir » des autres. On comprendra alors qu’Alexandre Arcady a visé juste en délivrant la leçon d’histoire attendue : « On est passé à côté d’une grande histoire d’amour entre la France et l’Algérie » (El Watan 2 du 7/9/2012).

Les larmes de Yasmina Khadra sont intarissables puisqu’il dit avoir pleuré dès l’avant première à Paris. Interrogé sur l’œuvre commune, il s’épanche au centre de la scène dans un sens de la formule couperet où la réflexion disparaît derrière le tranchant militariste : « J’ai écrit ce livre parce que j’avais besoin de raconter mon pays de façon intelligente, honnête, lucide. Je n’étais pas un Algérien ou un pied-noir ou un Espagnol mais simplement un personnage parmi les autres ». L’épreuve orale à laquelle le soumet sa notoriété même déchire à tous les coups le masque qui tente de faire oublier celui dont le métier premier consiste à donner la mort. Reprenant ses propos dans un entretien, le quotidien Liberté, le présente comme « un soldat qui a les mains tachées d’encre, qui a quitté l’armée pour ne pas devenir général » (Liberté, 15 août 2001). L’encre efface-t-elle le sang en s’y mêlant ?

Au demeurant ce n’est pas le seul exemple où la plume fait bon ménage avec le glaive. Sans nous attarder outre mesure sur le parcours, soigneusement soustrait à la curiosité des spécialistes, de cette « perle rare de la littérature »,  rappelons tout de même que lui fut confiée une ambassade culturelle (le Centre culturel algérien à Paris) où la nature militaro-policière du régime d’Alger reste la marque d’une culture tenue en laisse. L’une de ses premières initiatives fut de nettoyer le fichier de la bibliothèque des auteurs indésirables…

– Le positivisme historique selon J. P. Lledo au service d’une cause, la multiethnicité algérienne –

À travers trois figures habillées en personnages de film, en acteurs, Lledo dit des histoires à ne pas dire. Celui qui prétend recomposer la nation algérienne entend restituer la faute historique commise par le FLN et l’ALN, celle de s’attaquer à la population non-musulmane. Oublieux en cela comment pendant plus d’un siècle la population musulmane, en tant que telle, a été l’objet de toutes les soumissions, spoliations et oppressions codifiées par l’entreprise coloniale alors que ses composantes juive (depuis le décret Crémieux), chrétienne ou libre penseur ont été le support d’une conquête célébrée comme succès de civilisation et de modernisation. Le religieux y est alors pleinement la marque de l’ethnie : musulman = Arabe, Kabyle ; chrétien = Français, Européen (tous francisés dans le sens le plus large du terme).

Le film coproduit avec l’entreprise de télévision algérienne (ENTV) et pour lequel le générique déroule les dizaines de remerciements aux noms de la presse, de l’université, des institutions économiques ou sociales, de la culture, nous donne la liste des lieux et des personnes sollicités et de leur implication dans la démarche de l’auteur. Il a pour fil conducteur la reconnaissance pleine et entière d’une population algérienne à plusieurs dimensions ethnico-religieuses gommées par l’idéologie nationaliste depuis l’indépendance, dans une présentation volontairement tronquée de « la vérité historique ». Pourtant, l’enchevêtrement des liens, notamment culturels, attestant sa production montre que le film plonge ses racines dans un sol beaucoup plus perméable aux thèses de l’auteur qu’il ne le dit, y compris dans les ramifications institutionnelles. Le propos s’adosse quasi exclusivement à une nostalgie décuplée par une complainte pleurnicharde accompagnant un rejet à trois dimensions :

* Le rejet d’une animatrice de radio (chaîne 3 algérienne en français), Katiba, vers la population pied-noire ; la vérité des apparences lui est renvoyée sous forme de défi, dans « son » quartier de Bab el oued : celle de vivre le présent au milieu de gens qu’elle ne sait plus identifier. Elle qui ethniquement appartient à ce monde devient l’autre par rapport à elle-même, ou du moins ce qu’elle croit être devenue dans le regard reçue de Bab el oued.

* Le rejet de Aziz, un agronome originaire de Skikda : il revient sur les événements du 20 août 1955 et les massacres où périrent les siens. Il met en balance une trahison possible de membres de l’ALN ayant fait tomber son père dans un traquenard où il perd la vie, et la charité du colon qui le recueille, lui enfant, avec le reste de sa famille, leur sauvant la vie. Il explose en fin de « texte » dans l’apothéose du discours fraternel pied-noir – musulman : « qu’ils la gardent leur indépendance, leur 5 juillet, leur guerre de libération nationale ».

* Le rejet orchestré par ce jeune comédien oranais Kheireddine qui dit trouver l’inspiration de son art dans l’assassinat de Abdelkader Alloula et dont la quête de la fraternité algéro-pied-noire n’a de cesse de mettre à nu les massacres de pieds-noirs le 5 juillet 1962 dans la périphérie oranaise de Petit Lac. En suivant le regard parfois interrogateur, quelquefois éperdu, de Kheireddine, scrutant le secours invisible à l’écran de l’opérateur-maître du jeu, on croit revoir des épisodes de sinistre mémoire d’aveux télévisés de « terroristes » sortis des salles de torture. On perçoit que le réalisateur ne se contente pas de baliser le terrain. Il oriente, redresse ou précise les questions pour un Kheireddine qui n’est qu’une doublure par nécessité technique. Le relent de manipulation dégagé au fur et à mesure du déroulement des dialogues orchestrés nous renvoie un monde de nostalgie chez des sexagénaires/septuagénaires en perdition morale et matérielle au point de mesurer la perte de bonheur du temps colonial.

Insidieusement, l’auteur du film tisse, en ces trois temps de rejet, une trame de la violence entre la guerre de libération nationale et les années de guerre civile ancrant la barbarie chez les islamistes dans une filiation directe avec les djounouds de l’ALN. Ainsi se rencontrent dans une filiation tout aussi légitime les victimes des terroristes islamistes et celles, européennes, de l’ALN. Les temps de la reconnaissance sont arrivés et la jonction entre pieds-noirs et Algériens peut se faire en séparant le bon grain de l’ivraie. Derrière l’identification des bourreaux se profile l’identité des victimes qui ne va pas sans une autre définition de l’identité nationale. Dans ces calculs où ni la prospective, ni la géopolitique ne sont absentes, l’armée algérienne coiffée par les services secrets montre depuis les années quatre-vingt dans quel sens se fait la recomposition nationale.

– El Gusto ou le chaâbi embrigadé au profit de l’Algérie plurielle, judéo-arabe –

Nadjia Bouzeghrane (correspondante d’El Watan à Paris) s’investit dans cette tâche en suivant les concerts traduits en film consacré à la rencontre de musiciens d’Alger des années quarante/cinquante : « …au Grand Rex, (les 9 et 10 janvier 2011) c’était l’Algérie d’il y a cinquante ans. Et, à l’aube du cinquantième anniversaire de son indépendance, elle devra se souvenir qu’elle a été plurielle, que sa culture, sa musique ont été, et sont toujours partagées par des juifs pieds-noirs et des musulmans ». Les concerts se succèdent entre 2006 et 2011 entre Alger (au théâtre national algérien) et Paris pour couronner la quête de Safinez Bousbia, « documentariste algéro-irlandaise » (d’après liveweb.arte.fr, 23 juillet 2012 Les Suds Arles et LeMonde.fr, 10 janvier 2012) qui « réunit ceux qui ont été séparés par l’Histoire… Hasard du calendrier, 2012 et leur prestation aux Suds, à Arles, marque le cinquantième anniversaire de la séparation douloureuse de ces amis, pieds-noirs, juifs, arabes et indigènes ». Exit la découverte du désastre d’une guerre et ses destructions, l’étendue de la torture, des disparitions, des déplacements de populations, en tout le prix payé pendant sept années et demi sous l’œil complice, approbateur, poussant à la répression seule garante d’une Algérie française. Il aura suffi de quelques tours de manivelle et d’un album en live enregistré au Conservatoire municipal d’Alger pour que la mémoire soit expurgée. El Gusto qui se traduit par bien-être, bon plaisir, rejette l’Algérie réelle où les artistes pleurent sur l’absence ou le refus de reconnaissance dont ils s’estiment privés. Le reproche s’adresse à l’Algérie officielle, étatique et participe des formes d’officialisation de l’art, de la création qui, de ce fait, ne sont censés bénéficier de la moindre reconnaissance que si elle provient du ministère, accompagnée de ses possibles retombées rentières. El Hadi El Anka, le fils de l’un des maîtres du Chaâbi, exprime cette amertume : « On est comme les bouffons du Roi. Quand on a besoin de nous, on nous appelle et quand on n’a plus besoin de nous on nous oublie ». La reconnaissance par le cinéma, par des concerts à Paris renouant avec l’âge de la puissance coloniale, rétablit aux yeux des Meskoud, Abdelkader Chercham, El Hadi El Anka, entre autres, l’estime d’eux-mêmes en les mettant sur la même scène que ceux du premier collège. On espère de la sorte rejeter dans l’oubli ceux qui, tel Ahcen Larbi, plus connu sous le nom de Hssissen, mort à Tunis en 1959 à trente neuf ans, sut accorder le chaâbi au militantisme. Un musicologue voit dans El Gusto « un pot pourri, un mélange de musique. Ce n’est pas du tout du chaâbi. L’élaboration de l’orchestre El Gusto vise certains desseins. Cet orchestre ne fait pas dans le chaâbi pur. Il fait dans la chansonnette. On y entend des chants français. Donc, derrière cette forme nostalgique se cache quelque chose d’inapproprié. C’est une déformation de l’histoire du chaâbi » (Nourredine Baghdadi, entretien à El Watan, 7 août 2012).

La nostalgie est un fil conducteur suffisamment mis en lumière pour accompagner les regrets d’une Algérie dont il faudrait reconstituer le tissu aux bienfaits régénérateurs après les années du terrorisme. Le terrorisme des vingt dernières années là aussi fait jonction, dans une reconsidération historique, avec le terrorisme de la guerre de libération nationale.

– La nostalgie militante, l’Association des Anciens Élèves du Lycée E.-Albertini /M.-Kerouani de Sétif –

Le retour du pied-noir dans son expression littéraire/cinématographique trouve un prolongement militant au sein de cette association locale qui, chaque année, autour de la journée de l’étudiant (le 19 mai), célèbre « la nostalgie du passé », devise de l’association. Les animateurs de cette association et, à leur suite les adhérents, procèdent par accolement de deux séries d’événements, deux mondes qui sont vécus tour à tour en osmose et en dissociation : la célébration du monde colonial dans lequel ils trouvent leur passé notamment à travers le lycée, et l’inévitable référence à la guerre de libération nationale à partir de l’engagement qui a pénétré les murs de l’établissement. Même si l’engagement pour l’indépendance témoigne des variétés de trajectoire contradictoires : attentisme, hostilité, indifférence…

Cette association, mélange de rassemblement d’anciens dans des buts festifs, et amicale solidariste trempée d’affairisme se transforme annuellement en vecteur de célébration archaïque du passé. En toile de fond surgissent des bricolages de mémoire qui se résument en une magnificence de la colonisation positive : raison d’être de leur communauté, la devise des anciens du lycée les inscrit constamment dans le passé colonial à la recherche du paradis perdu. La quiétude des temps jadis est ressuscitée en contrepoint et pleurnicheries sur la dégradation multiforme qui caractérise les cinquante années d’indépendance.

Chaque année, l’association lance un programme de festivités en sonnant le rassemblement via la presse qui ne rechigne pas à rehausser un peu plus le rendez-vous annuel à l’aide d’articles élogieux. La plupart des acteurs se retrouvent avec un engouement rappelant presque l’atmosphère de pèlerinage rendu à un saint vénéré, d’autant plus que le clin d’œil à Sid El Khier (un des saints patrons protecteurs des lieux) ne manque guère d’accompagner le rituel. Les retrouvailles entre ces sexagénaires ou septuagénaires, quand ce n’est pas plus (lorsque certains contemporains de Belaïd Abdesselam font le voyage), pourraient être rangées parmi les activités de gens âgés soucieux d’occuper leurs vieux jours. En réalité, l’ambition est toute autre. L’embellissement du passé fait partie de cette panoplie qui prend une autre dimension quand les animateurs de l’association la versent au registre politique et culturel. Elle nous offre un condensé des dominantes sociales qui relient État et société. Peuplée de ces couches à prétention libérale par leur profession (médecins, avocats, pharmaciens, comptables…), elle ne rechigne pas à cultiver l’interventionnisme en opérant la jonction avec des cadres supérieurs ou moyens de l’administration (directeurs/sous-directeurs de l’administration centrale ou régionale). Les commerçants de l’import/export et patrons d’entreprises de bâtiments et travaux publics se mélangent aux directeurs de wilaya pour l’urbanisme, l’habitat ou le transport. Privé et public s’entremêlent, au point de distinguer difficilement l’un de l’autre, d’anciens cadres techniques ou PDG d’entreprises publiques s’étant reconvertis dans le commerce ou l’industrie privée. Cette pépinière de ressources squatte également les postes clés à dimension sociale sur le plan régional ou national, comme les directions de la jeunesse et des sports, l’enseignement et la santé. Ce réseau de pouvoirs et de relations, soucieux de stabilité, sait produire les secousses propres à accrocher les wagons à la locomotive du pouvoir. Vigiles d’un convoi dont ils se font forts de maîtriser le sens de la marche, ces nostalgiques sèment la bonne parole en inspirant un semblant de sérénité et des prétentions au savoir-vivre.

Vivant aisément, ils bénéficient de toutes les commodités qui paraissent indispensables à leur rang. Par leur rôle économique et par leur positions sociale, ils sont “l’entre gens”, installés en médiateurs référentiels aux services appropriés, disponibles comme pourvoyeurs de clientèles pour des évènements institutionnels à caractère périodique (comme des élections) ou à l’occasion d’évènements réputés imprévus (coup de force).

En fait, il s’agit là de représentants de couches intermédiaires qui ont fourni ses assises au système politique depuis 1962 ainsi qu’à ses différents aménagements.

En leur sein furent puisés les cadres sur lesquels ont reposé les structures économiques et administratives héritées à l’indépendance et développées par la suite. En cela, ils ont bénéficié de conditions promotionnelles exceptionnelles dues précisément à des circonstances historiques particulières. Ils ont été au faîte (la clé) de l’alternative des conditions d’orientation politique et sociale puisqu’ils détenaient les leviers du fonctionnement administratif et économique. Mais de levier, ils n’en voulurent point parce qu’il fallait un minimum d’engagement, de don de soi qui laissera place en définitive à de simples rouages pour lesquels l’obéissance seule permettait de sauvegarder un minimum du standing du passé, même si, en partie, il n’était que rêvé. Le système de redistribution économique des vingt premières années de l’indépendance a largement profité à ces cadres sur qui pesait la double contrainte du fonctionnement des services publics et de la nature de l’État, de son système politique. Il faut avouer que, à l’adversité propre à soulever les défis, la nécessité de faire face à la double contrainte a rendu son verdict dès les premières années de l’indépendance. Les cadres issus du lycée Albertini/Kerouani ont préféré le confort personnel. En ce sens, ils ont orienté le fonctionnement des structures économiques et administratives selon les besoins et la volonté des détenteurs de la force armée. Sève du pouvoir autoritaire, fardés outrageusement de références démocratiques et modernisatrices dont ils revendiquent le monopole, ils contribuèrent de la sorte à la construction savante de l’intérêt général, de sa fiction et de sa négation. Ils sont l’expression continuellement réaffirmée, derrière ce monopole, de la violence d’État. En retour, celle-ci sait se mettre à leur disposition et, à l’occasion, se privatiser.

Épousant l’impatience libéralisatrice des maîtres de l’État, ayant des besoins matériels en extension, ils fourniront aussi les assises sociales à l’ère libérale. Les barrières au tout «enrichissez-vous » sont franchies à leur grande satisfaction, laissant libre cours à leur ingéniosité spéculative, notamment en matière foncière. Ils fourniront au boum du marché immobilier son support dynamique. Beaucoup d’entre eux s’établiront dans le quartier périphérique qui leur doit le clinquant de son patronyme, Dallas.

En reliant les anciens du lycée à leur terreau social et aux orientations préservant leur confort, on saisit mieux le sens de la célébration annuelle faisant de la journée de l’étudiant, le 19 mai, la date où se puisent des lambeaux de légitimité historique (grève des étudiants et lycéens en 1956) fonctionnant en moteur de la légitimité sociale. La cérémonie organisée autour de la conférence de Daho Ould Kablia le 21 mai 2009 associant « massacres du 8 mai 1945 », « contribution du mouvement estudiantin à la révolution de novembre » et « parcours de Ferhat Abbas » restitue cette soif de légitimation.

Masquée derrière l’image d’un lycée producteur d’intelligences célébrées pour leur appartenance au pouvoir, la fierté, non exempte de servilité envers les puissants, invoquée à chaque rituel n’est qu’une manifestation inconditionnelle de soutien à un pouvoir qui, pour eux, s’exprime dans la continuité. Cette forme de bay’a (allégeance) reconduite solennellement chaque année ne se fait jamais en manquant d’y « inviter cordialement la société civile » incitée, dans une ambiance show-biz, à applaudir l’intelligence. Celle-ci est souvent tactiquement cantonnée derrière des objectifs culturels illustrés par les noms des conférenciers et les thèmes développés (Rachid Boudjedra, Miloud Brahimi, présentés en 2012 comme militant et président fondateur de la Ligue des droits de l’homme).

Derrière l’évocation/invocation des anciens du lycée, Boumaza,Taleb Ibrahimi, Benhyahia, Abdesselem, Benzine, Benmahmoud, Kateb Yacine, Harchaoui, Attar, Benahabyles, Guidoum…, ponctuées d’embrassades marquant les retrouvailles, perce la trame des fils d’une confrérie soudée dans la complicité des abandons face aux défis. Ceux dont on fête les noms annuellement, ces anciens (morts ou vifs), grands noms du monde politique, brandis au titre d’un illustre parrainage, ne sont pourtant et notoirement qu’un condensé d’échecs. Ce regroupement catégoriel sur qui pèse la régression non assumée des lendemains de l’indépendance n’est une réussite que pour lui-même. Unis autour des avantages acquis depuis cinquante ans, ils cultivent la nostalgie de ne pouvoir bénéficier à l’identique des privilèges profitant à ces pieds-noirs auxquels les relient tant de points communs qu’ils s’en voudraient les héritiers. Le rassemblement est l’une des occasions d’envoyer des signes de différenciation et de rejet avec la multitude et de parenté à l’égard d’absents dont ils regrettent le défaut de renfort en une rationalité de la domination. La proximité de la multitude, toujours gênante, indisciplinée, malpropre, fait tache dans le monde rêvé de ces consommateurs de bien-être. C’est pour cela que ce dernier leur semble toujours inaccompli, emportant sa propre négation. Au fond d’eux-mêmes, ils ressentent que cet inachèvement fait partie des conséquences de leurs choix. Soustrait par égoïsme à toute ambition de construction nationale, loin des engagements impératifs et risqués, leur confort n’a pour objectif que les instants présents. Un tel souci le fait difficilement échapper aux moteurs des besoins d’urgence pour thésaurisation que sont la rapine et la corruption. Baignant dans cette eau stagnante qu’ils alimentent, ils ont constamment personnifié le support d’une culture politique fondée sur le parasitisme, caractère dominant de l’activité économique et sociale nationale.

L’accueil des pieds-noirs est un moment emblématique. Rapportées dans la presse, les « émouvantes retrouvailles » entre camarades de lycée, les larmes versées et l’histoire arrangée proclament des fidélités continues, propres à faire oublier le tocsin du 8 mai 1945 : « En parcourant ces rues, une atmosphère plutôt détendue et toujours cette foule tranchant avec le souvenir d’une ville plus calme, une foule très attentive à notre présence et recherchant systématiquement le contact, l’échange, très friande de notre avis, voire notre approbation, sur l’évolution de la ville telle qu’ils la percevaient (des références au passé qui faisaient chaud au cœur). Beaucoup de joie donc dans ces moments partagés, mais parfois un peu de tristesse. Mais aussi beaucoup de bonheur en retrouvant le lycée Albertini et tout l’univers symbolique de ce lieu dans la vie sétifienne…Et puis les jours ont passé, les rencontres se sont multipliées…et on entendait toujours la même chose, vous êtes chez vous, soyez les bienvenus, puis les questions arrivaient nombreuses, les gens s’attroupaient autour de nous : « pourquoi vous n’êtes pas revenus plus tôt…? Dans quel quartier viviez-vous ? » …Ils étaient tous intéressés de savoir ce que nous étions devenus après notre départ…Ce fut trop pour moi…Je ne comprenais pas leur attitude, il a fallu que je me rende à l’évidence, les Algériens ne nous ont pas oubliés, ils me l’ont souvent dit ; on est des enfants de Sétif…des frères et sœurs…Voilà déjà plusieurs années que je rêvais de venir au lycée Albertini et de rencontrer mes anciens camarades de classe…Les anciens élèves algériens du lycée, émus eux aussi par ces retrouvailles, n’ont pu contenir leurs larmes en évoquant les souvenirs d’antan…cette nostalgie heureuse… » (D’après Le Soir d’Algérie, 29 avril 2006, « Sétif, une quarantaine de pieds-noirs en pèlerinage »).

Héritiers honorant des prédécesseurs, leurs modèles, les anciens du lycée ont à cœur de démontrer la légitimité de leur filiation. L’épisode des pieds-noirs en visite ne se limite guère à un simple pèlerinage. La rencontre des nostalgies – « nostalgie du passé » et « nostalgie heureuse » – restitue leur profonde signification aux regrets d’une famille écartelée, brutalement séparée par des évènements qu’elle n’a ni compris, ni vu arriver et appelle à redimensionner l’histoire.

Comme pour El Gusto où on ne doit plus voir que des musiciens, ici on ne voit plus que des anciens du même établissement scolaire, on ne voit plus que des Sétifiens, ou pour reprendre les formes de réhabilitation historique chères à Lledo, des Algérois, Oranais, Constantinois… La dissociation du socle historique est une constante œuvrant à sa dislocation. Le pied-noir n’est plus l’expression humaine de la colonie et l’Algérien n’est plus le descendant pour lequel a été inventé le Code de l’Indigénat. Pour ce dernier, il faut chercher d’autres espèces d’autochtones qui peuplent encore la contrée.