HOCINE MALTI, ABDELMALEK BENHABYLÈS ET RAB DZAYER – UN LIVRE, UNE FAILLE

    Point n’est besoin de souligner à l’excès les apports d’un ouvrage. Ce qui motive et stimule la réflexion réside beaucoup plus dans les failles à partir desquelles affleurent les révélations possibles de l’œuvre, les appartenances ou les ambitions de son auteur.
Cette démarche nous semble particulièrement indiquée pour appréhender les publications de cadres de la haute administration, des entreprises publiques ou de l’armée.
La notion de cadre ne saurait être saisie hors du champ de l’Algérie des cinquante ans d’indépendance. En effet, c’est celle-ci qui la conceptualise en lui dessinant les contours de son champ d’intervention, des règles de fidélité et d’obéissance. Elle se décline sur le mode de l’affiliation à un monde et à ses normes. Toute rupture à l’égard de ces derniers suppose non seulement la dénonciation des choix, méthodes ou options attribués à une hiérarchie, mais aussi et en même temps une critique sur le processus ayant conduit à ce type d’association par le cadre en question. Comment le rejet d’une appartenance succède-t-il à une adhésion pleinement justifiée auparavant?
Tout cela est absent de l’ouvrage de Hocine Malti. Avant et après cette parution, l’auteur s’est taillé une dimension médiatique grâce à un positionnement alliant expertise et engagement. L’un de ses derniers articles synthétise bien ces deux qualités. En effet, en interpellant “Rab Dzayer”, en l’occurrence le général en chef des services spéciaux Toufik Mediene, le “consultant pétrolier” opte pour une forme d’expression de nature à séduire les rédactions et leur public à qui les titres connotés d’une gouaille vengeresse offrent l’impression d’une grande proximité avec leur auteur. Mais cette proximité auteur/médias/public en cache mal une autre habillée d’engagement oppositionnel, celle qui s’établit entre l’interpellateur et l’interpellé.
Le P-S. par lequel se termine la lettre ouverte ne fait que confirmer la nature du dialogue entre le patron du Département du Renseignement et de la Sécurité, DRS, et le pourfendeur supposé de sa puissance tyrannique. En fait de tyrannie, celle-ci est du reste nettement relativisée dans la mesure où le général Toufik est sollicité pour nettoyer l’Algérie de la corruption. Ce en quoi l’incorruptible spécialisé dans le monde du pétrole lui décerne une légitimité inattendue. De sorte que ce qui de prime abord pouvait désigner le siège de la corruption et du despotisme devient le bras légitime de leur démantèlement.
Ce dialogue douteux avec les officiers des services de sécurité que développent nombre de spécialistes sous prétexte de rappel d’une mission d’intérêt national, au nom de la protection des attributs de l’État, fait bon marché des lourdes responsabilités que portent les services secrets dans l’appropriation de l’État et de la nation et dans la violence sans bornes exercée, pour ce faire, en tous domaines.
Ces “hauts cadres de la nation” ayant appartenu à des secteurs clés de l’économie telle la Sonatrach connaissent très bien la nature des liens qui les unissent au monde des services de renseignement et de sécurité pour avoir dû passer par leur estampille avant toute intronisation ou consécration.
Passés dans des formes oppositionnelles sous couvert d’autonomie économique à l’abri apparent de cabinets d’affaires, ces cadres opérant leur reconversion libérale se gardent bien, dans leurs ouvrages, de retracer les étapes d’une carrière obéissant en tout bien tout honneur aux choix d’une politique les mettant à portée de voix des ténors de la sécurité militaire puis du DRS.
De ce point de vue, Hocine Malti n’est pas à proprement parler un prototype : Ghazi Hidouci (minitre de l’Économie dans le gouvernement Hamrouche) dont il cite le travail de référence reste justiciable des mêmes remarques.
Dans son Histoire secrète du pétrole algérien, l’ancien vice-président de Sonatrach adosse ses positions tranchées à l’égard des auteurs du coup d’État du 11 janvier 1992 aux ouvrages de Habib Souaïdia, Nesroulah Yous, Lounis Aggoun-Jean Baptiste Rivoire et Mohammed Samraoui.
De son témoignage, ressortent deux constatations :

*la première atteste son immersion dans un monde de clans et d’intrigues. Au point de faire l’intermédiaire, à l’instigation d’un orfèvre en la matière, Mohamed Cherif Messaâdia, responsable permanent du comité central du FLN “qui me demanda de prendre attache avec Ghozali dans les plus brefs délais” : “Toi qui le connaît bien, dis-lui que Larbi Belkheir va l’appeler demain ou après-demain pour lui proposer un poste d’ambassadeur. Nous avons réussi, Ahmed Taleb Ibrahimi et moi-même, à convaincre le président de la République de le rappeler aux affaires. Qu’il ne refuse surtout pas l’offre qui lui sera faite” (p. 289-290). Remis en selle, Sid Ahmed Ghozali devient Premier ministre après l’éviction de Mouloud Hamrouche et Hocine Malti nous livre son appréciation sur le nouveau chef du gouvernement : “Au plan politique, les quatorze mois de présence de Sid Ahmed Ghozali à la tête de l’exécutif – où il était loin d’avoir les coudées franches face aux “décideurs” de l’armée – ont été marqués par de très graves événements, qui ont concouru au déclenchement de la guerre civile et scellé le destin de l’Algérie pour une ou deux générations….Comme s’il n’était qu’une marionnette, ces derniers [les généraux d’Alger] maintinrent après le coup d’État Sid Ahmed Ghozali à son poste de Premier ministre” (p. 292-293).

*la seconde, chargée de contradictions, se distingue par une complaisance débridée à l’égard du président du Conseil constitutionnel :
“Pour faire face au vide institutionnel qu’ils avaient ainsi créé – le président du Conseil constitutionnel, Abdelmalek Benhabilès, qui devait en principe assumer l’intérim du président de la République, ayant refusé d’occuper la fonction – , les généraux putschistes décidèrent, le 14 janvier, de créer une présidence collégiale, le Haut Comité d’État (HCE)…” (p. 293).
Tout au long de son ouvrage, cet ingénieur des pétroles ne néglige pas la nuance. Ici, il se déleste de toute prudence et tranche de façon catégorique quant aux décisions prises par le président du Conseil constitutionnel.
Comment et pourquoi s’autorise-t-il à déclarer que “le Premier ministre [n’est qu’une] simple marionnette entre les mains des généraux” tout en donnant du président du Conseil constitutionnel une image de frondeur. Dans tous les cas, il le suggère suffisamment pour que le lecteur non averti en tire deux séries de conséquences :
*le président du Conseil constitutionnel refuse, de sa propre volonté, d’assurer l’intérim présidentiel, obligation que la Constitution lui ordonne, au contraire, de remplir.
*en admettant l’argumentation juridique de Abdelmalek Benhabylès sur la situation inédite créée par la double démission du chef de l’État et du président de l’Assemblée nationale, pourquoi, refuse-t-il d’un côté d’assurer l’intérim et, de l’autre, demeure-t-il en place au lieu de démissionner ? Or, non seulement il ne démissionne pas mais conduit, tambour battant, comme “gardien suprême de la Constitution”, les violations répétées de celle-ci, sa réécriture, au bas desquelles il n’a aucun scrupule à apposer officiellement sa signature. A. Benhabylès est l’artisan du montage juridique du coup d’État de 1992.
Préserver A. Benhabylès comme s’évertue à le faire Hocine Malti c’est préserver également la source où il puise la mission de décomposition constitutionnelle, c’est-à-dire les généraux.
Le jeu trouble de l’un est partagé par l’autre, lequel nous donne une version des faits exonérant de toute responsabilité le président du Conseil constitutionnel.
Cette censure des faits, aveuglement délibérée, inscrit son auteur dans la complicité des crimes commis contre le peuple et l’expression de sa souveraineté, la Constitution. Comment être à la fois le complice des criminels, autrement dit de Rab Dzayer et sa suite, tout en étant leur dénonciateur, aspirant au rôle de justicier ? Un tel cas fait partie des possibilités de ce monde. Mais alors, le pourfendeur est assimilé par ses complices à un renégat. Nous sommes, dès lors, confrontés à une question : comment sont régis les rapports entre complices de crimes et renégats ?

La réponse renvoie aux “lois grises” de la politique. À quel moment peut-on n’être que complice et à quel autre relèverait-on du “statut mixte” ?
Les Algériens n’ont nullement besoin d’en appeler à Rab Dzayer, pas plus qu’à un éventuel succédané. Ils ont uniquement besoin de se réapproprier comme peuple, nation et État, en y soumettant en vertu de leur souveraineté l’armée, les services secrets et la police, à leurs lois.
En marge de ces remarques et observations, il faut souligner que les ténors de “l’univers gris” de la politique, qui mènent campagne sur la Constitution et son caractère sacré sont ceux qui, en 1992, ont appelé et applaudi à la disqualification de la notion de constitution pour longtemps. Ils passent allègrement du soutien aux crimes de forfaiture à la défense du prétendu monde immaculé du droit.