PROCES BABA-NADJAR MEDEA 27 MAI 2009 COMPTE-RENDU D’AUDIENCE

Pour celui qui connaît l’histoire judiciaire récente de l’Algérie, le choix de Médéa pour rejuger Mohammed Baba-Nadjar est en soi une indication sur la marche à suivre d’un procès refusé sur les lieux-mêmes (Ghardaïa) où, dans une première édition, le jeune Baba-Nadjar a été condamné à la peine capitale dans des circonstances rappelées sur ce site.

Au siège de la cour de Médéa flambant neuf les portes du tribunal et de la salle d’audience sont ouvertes dès 9 heures. La ville est, discrètement par endroits, nettement aux abords du palais, ceinturée par les forces de l’ordre qui ont acquis, avec le temps, une longue expérience de la maîtrise de lieux où la puissance du pouvoir, dans sa continuité, s’est manifestée par les jugements d’exception à l’intérieur de juridictions d’exception. C’est l’une des particularités de Médéa, chef lieu de wilaya célèbre à cet égard pour avoir accueilli, notamment, devant la cour de sûreté de l’Etat, le procès des militants fondateurs de la ligue des droits de l’homme ainsi que les procès de dirigeants islamistes.
Pour celui qui connaît l’histoire judiciaire récente de l’Algérie, le choix de Médéa pour rejuger Mohammed Baba-Nadjar est en soi une indication sur la marche à suivre d’un procès refusé sur les lieux-mêmes (Ghardaïa) où, dans une première édition, le jeune Baba-Nadjar a été condamné à la peine capitale dans des circonstances rappelées sur ce site.
Les droits de l’accusé ont ensuite été piétinés quand, une fois le jugement de 2005 cassé par la Cour suprême, le ministère de la justice mobilisant à la fois l’administration pénitentiaire et l’appareil judiciaire, a ordonné le refus de présentation de Baba-Nadjar à l’audience du tribunal criminel de Ghardaïa le 3 juin 2008. Appelé à être tenu à Ghardaïa le 3 janvier 2009, le procès est cette fois renvoyé à la demande conjointe de l’accusation et de la partie civile, invoquant les pressions de la rue et le soutien apporté à l’accusé par un mouvement social d’envergure régionale.
Tapie derrière le souci d’un procès équitable en tous points pour toutes les parties, la décision de transfert sur Médéa n’obéissait à rien d’autre qu’à une sinistre mise en scène défiant tous les concepts qui habillent extérieurement la justice institutionnelle.
Le déroulement du procès de Médéa, restitué dans les lignes qui suivent renseigneront le lecteur sur les notions de justice et d’équité élaborées par une pratique qui n’a de judiciaire que l’apparence. Dès neuf heures, l’installation du public est organisée de manière à ce que les premières travées de la salle d’audience ouvertes au public soient occupées, selon un filtrage étudié, par des Mozabites en tenue traditionnelle et par des individus en qui l’on n’avait pas de raison particulière d’y voir autre chose que de simples curieux, amateurs de procès criminels ou quelque transfuge à la recherche d’astuces secrétées par les modèles judiciaires. Disséminés un peu partout, ces curieux au regard fuyant et au maintien studieux d’élèves attentifs durant l’audience, révèleront l’image de la justice ordinaire en enfilant, lors du prononcé de la sentence, les gilets bleus-marine frappés de l’inscription El amn El watani – Sécurité Nationale.
Le filtrage en place partait de la porte d’entrée et de la grille du palais de justice à la salle d’audience en passant par le sas intermédiaire. La salle se remplit vite selon un scénario qui échappe au profane puisque le dosage est fait de sorte que les Mozabites soient discrètement mais savamment encadrés par le dispositif policier. Devant les grilles auxquelles ils restent agglutinés durant le procès, toute la journée, des dizaines de jeunes venus de Ghardaïa, soit cinq cents kilomètres, seront à l’écoute des développements dont bruissent les abords du palais, allant de l’optimisme au doute.
Une quinzaine de gendarmes, pourtant, dès l’ouverture, ceinturent la salle d’audience sans compter les cinq installés au tout premier rang et qui, à l’entrée du tribunal sont chargés de rendre les honneurs au tribunal du peuple.

– COMPTE-RENDU-

L’avocat de la partie civile, Cherbal Seif El Islam est le premier sur les lieux et se distingue par des remarques à l’emporte-pièce en guise de plaisanteries de palais à l’effet de faire jouer les connivences internes à un monde clos avec, si besoin est, le soutien de la presse à travers les quelques rares journalistes présents.
A 9 heures 5 Nordine Benissaâd prend la mesure de la scène, humant l’atmosphère d’une salle annonçant l’animation, les éclats et coups bas à venir. Le pas lourd de celui qui sait par avance où il met les pieds, il soigne son abord d’un sourire séducteur rehaussé d’un regard assuré.
A 9 heures 15 Mostapha Bouchachi fait son entrée. Toujours théâtral dans ses gestes, soignant le débit de paroles, l’échange extrêmement courtois. Il constate, en les saluant, le nombre appréciable d’avocats, venus en soutien, des barreaux d’Alger, Bejaïa, Tizi-Ouzou, Blida, la plupart jeunes, voire très jeunes et qui suivront le procès, dans l’ensemble avec une attention soutenue.
A 9 heures 20, c’est autour d’Ahmine de faire résonner son pas vif, l’œil en éveil où se lisent la détermination et l’émotion, celle du militant des droits et libertés, toujours prête à déborder, chez cet avocat appliqué et passionné.
Peu de temps après arrive Maître Zaoui Yamna, du barreau de Laghouat, un foulard bleu enroulant, en les masquant, ses cheveux, lui donnant les signes apparents de la discrétion et de la détermination.
Ce sont là les quatre principaux avocats qui vont se relayer dans le travail de la défense pour tenter de faire ressortir la vraie signification de cette affaire en montrant la distance qui sépare l’assassinat de Brahim Bazine de Mohammed Baba-Nadjar.
A 9 heures 25, Bouchachi, en leader de la défense, invite les avocats à quitter leur banc pour faire une haie d’honneur en signe de salut courtois au président.
Quelques instant après, l’audience est ouverte par un président de taille moyenne, à l’œil noir, la moustache classique épousant soigneusement la découpe de la lèvre. La voix neutre masque la sévérité routinière de la magistrature assise tandis que l’abord, parfois volontairement désinvolte, révélera, au fur et à mesure, un magistrat matois, délibérément retors, aux objectifs tracés déjà par une carrière de parquetier plus familier des coupes sèches loin des nuances et des scrupules. Le déroulement de l’audience le dévoilera au fur et à mesure dans l’orgueil d’une délectable puissance. Il annonce l’affaire qu’il prend en charge, par le numéro d’inscription au rôle, 18, et prononce la formule rituelle, présidant à toute instance judiciaire : Bismi Allahi Errahman Errahim (au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux).
[Notons que l’usage des micros semble proscrit, comme pratiquement dans toutes les audiences et les « échanges » prennent parfois un caractère purement confidentiel.]
– Le président, s’adressant à l’accusé : Lève-toi.
[Mohamed Baba-Nadjar se lève.
Auparavant, faisant son entrée sous escorte, il était salué par une salve d’applaudissements et une ovation aux cris de Mohamed ! Mohamed ! Mohamed !….qui s’arrêtent aussi nettement qu’ils avaient éclatés].
– Le président : Tu t’appelles Baba-Nadjar Mohamed, tu es né en le 4 janvier 1981…
– Baba-Nadjar : non je suis né le 3 janvier 1984.
[Remarquons que depuis le premier procès, à Ghardaïa, en 2005, l’appareil judiciaire se saisit faussement d’une partie de l’identité de l’accusé qui a déjà demandé, le 3 janvier 2009 à ce que sa date de naissance soit corrigée pour correspondre à la date réelle. Nous arrivons une nouvelle fois devant un tribunal qui reprend la même date, fausse, celle du 4 janvier 1981. La correction semble avoir été consignée par le greffier].
– Le président : Qui est ta défense ? Où est ta défense ?
Un moment à la fois de flottement et d’effarement : L’accusé est seul, debout, face au tribunal. Il n’y a aucun avocat dans la salle au moment où le président pose la question de la représentation de la défense. Absente à l’ouverture de l’audience, lorsqu’à 9 heures trente le tribunal fait son entrée, la défense n’était pas, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, en conclave pour fixer la liste des avocats devant effectivement plaider à l’audience, ni pour fixer quelque stratégie d’envergure. Les avocats se sont simplement perdus, me confiera Me Ahmine plus tard, dans le dédale des couloirs, à la recherche d’un président peu soucieux de marques extérieures de courtoisie. Lassé de tourner en rond, Ahmine sera le premier à se rendre en salle d’audience.
Cet épisode cocasse renseigne sur l’état d’une institution judiciaire éclatée, fournissant ici les signes d’une absence de convergence dans la recherche de la justice.
La partie civile est, par contre, présente par la voix de Maître Cherbal au nom de Daoud et Kassem Bazine (fils de la victime) et de Mosbah Fatima-Zohra (l’épouse de la victime).
Le président fait appeler les témoins à charge et les témoins à décharge et leur fait comprendre qu’ils vont être installer à part.
Ensuite le président annonce qu’il va procéder à la constitution définitive du tribunal criminel par la désignation légale de deux jurés tirés au sort. Flanqués de deux magistrats à l’air continuellement renfrogné, durant tout le procès, ils portent la marque de l’insignifiance dont est frappé le régime du magistrat. A fortiori quand on le charge de tâches secondaires. Proprement absents, au même titre que les deux jurés qui seront désignés par la suite, ils donnent la nette impression d’être totalement étrangers à une affaire pour laquelle ils ne reconnaissent d’autre voix que celle de la puissance présidentielle.
La défense arrive enfin, avec Ahmine d’abord, seul, dix minutes après que le président ait posé la question à l’accusé : « Où es ta défense? ». Ensuite, viennent les autres avocats de la défense qui se déclarent et se font enregistrer un à un.
Le président commence par prendre acte du problème de procédure soulevé par Ahmine à propos des témoins non entendus à l’instruction (le père, l’oncle, un agriculteur).
Puis, s’adressant à Baba-Nadjar, il l’apostrophe : Tu comprends l’arabe pur où préfères-tu que je te parle en algérien ?
On n’entend pas la réponse. Le tribunal criminel se distingue par une particularité : lors de l’interrogatoire l’accusé est installé tout contre le bureau présidentiel, en contrebas, bien sûr, et de façon à ce que les questions et réponses traduisent l’écrasante supériorité du magistrat qui imprime le son qu’il veut à sa voix, selon l’effet qu’il entend produire autour de lui et d’abord sur l’accusé. Ce dernier est acculé à moduler le ton de ses réponses selon les inclinations fermement dirigées d’en haut. Mise en condition, intimidation, menace voilée caractérisent tour à tour le tête-à-tête à la brutalité décuplée par la dignité censée transparaître de la robe judiciaire.

Le président fait ensuite procéder à la désignation des jurés. Deux jurés sont récusés, et le tribunal est complété avec les deux jurés suivants : Hallal Ali et Torkman Benali. Le président leur lit l’article 284 alinéa 7 du Code de procédure pénale sur l’engagement des jurés et renvoie dans la salle des témoins ceux qui seront appelés par la suite en leur tenant le discours suivant : « Vous êtes libres et non emprisonnés. Vous pouvez prendre du café, fumer des cigarettes, ou chiquer ». Le ton complice s’assure quelques sympathies à travers les rires dans la salle.

La lecture de l’acte d’accusation est faite assez rapidement. On remarquera la jeunesse du parquetier. Visage poupin, on lui donnerait à peine 20 ans. Les cheveux noirs courts qu’une couche de gel plaque soigneusement en arrière, il semble cultiver l’appartenance soignée à une génération moderne de la tchi-tchi, ne doutant ni de ses choix, ni de son avenir. De sa silhouette, se dégage la désagréable sensation réduisant les codes à de simples instruments voués à mettre en valeur une destinée assurée par avance d’être portée par son appartenance sociale et, accessoirement, par ses compétences.
En vis-à-vis, la jeunesse de l’accusé tranche par les signes de souffrance que tente de tempérer un optimisme affiché, dessinant un abord soigné. Le cheveu court ramené en avant, les traits émaciés, Mohamed Baba-Nadjar, de petite taille, donne l’impression de fragilité corporelle accentuée sûrement par les conditions de détention.

L’erreur sur la date de naissance.

Le président revient sur la date de naissance enregistrée déjà lors du premier jugement de Ghardaïa et au sujet de laquelle Baba-Nadjar a fait les remarques nécessaires à l’audience, renvoyée, de janvier 2009 à Ghardaïa. Baba-Nadjar va alors jusqu’à préciser le jour de la semaine où il est né. Cela lui vaut les railleries de la part du président. Railleries sans retenue, sans pudeur ni distanciation. Le juge se transforme en animateur de souk avec un casque de gendarme mobile. Se mettant au centre et se donnant comme exemple il clame, mi-rigolard, mi-menaçant :
« Eh bien moi, je suis incapable de me souvenir du jour où je suis né, je peux donner l’année, le mois, le jour numérique, mais le jour de semaine, lundi, mardi… c’est impossible. Alors pourquoi tu nous fais cette précision ? ».

[Le ton de l’audience est donné, le président agit de façon à acculer l’accusé, il le tance à la limite, l’accusant de recourir à des procédés douteux, en tous cas il le campe selon un regard de nature à lui infliger une culpabilisation annonçant celle pour laquelle il est déjà dans le box. Parce qu’il a pris une initiative qui ne convient pas au regard du président, l’accusé doit subir une sur – charge. En résumé, Baba-Nadjar se rend coupable d’inconvenance en allant simplement loin dans le détail de sa date de naissance.]

Le président pose la question – clé de ce procès si elle n’avait pas, au passage, subi une déviation de sens par l’ironie dont elle était perfidement assortie :
« pourquoi est-ce toi qu’on est allé chercher pour t’accuser ? Tu dis ne pas connaître la victime. Des témoins t’ont vu sur les lieux ou à proximité des lieux du crime ».
La tendance forte est ainsi imprimée au procès dans les termes suivants :
« Toutes les apparences sont là, tout est clair, tu es l’assassin, et tu mens en soutenant que tu ne connais pas la victime et que tu n’étais pas sur les lieux du crime ».
L’accusé tente de réagir et affirme ne même pas bien connaître Ghardaïa, ayant toujours travaillé à Oran comme conducteur d’engins de travaux publics.

Le président passe alors à l’énumération des « pièces à conviction trouvées chez toi : benzène sous le lavabo de la maison paternelle, un gilet portant l’inscription « libérez Fadhel Bettal », la revue du FFS de Ghardaïa ». [en réalité, il s’agit non pas de Fadhel Bettal mais de Khoudhir Babaz]

Question : « es-tu militant ou non du FFS ? »
Réponse : « oui »
[En fait Baba-Nadjar est un sympathisant qui, comme de nombreux jeunes, vient chaque fois que se tient un meeting ouvert sur la grande rue commerçante de Ghardaïa (marché) se reconnaître dans des formes d’expression, de revendication, et de contestation dans lesquelles il se retrouve avec beaucoup de jeunes de son âge. On sait que cet environnement militant donne, comme très souvent à l’occasion de telles expériences, un sentiment à la fois d’existence et de reconnaissance. Cela semble important à souligner et à mettre en rapport avec les conditions vécues par les jeunes algériens].

Le président: « au sujet de la mobylette, un témoin a dit avoir été transporté sur cette mobylette Peugeot par toi ».
Réponse : « je ne le connais pas. J’avais une mobylette Peugeot 103 mais je l’avais vendu trois ans avant ». [Il faut entendre par là trois ans avant l’assassinat de Brahim Bazine].

Le président : « alors la police ment ? Pourquoi les policiers te chargeraient-ils ? »
[On a alors une envolée au cours de laquelle le président se transforme en chef hiérarchique d’une police qu’il place au-dessus de tout soupçon et qu’il défend outrancièrement dans une indécence qui aurait mérité d’être soulignée par la défense. C’est là qu’on mesure ce que signifient réellement les expressions « les droits de la défense » et « une défense libre »].
Faisant de lui-même la démonstration de l’absence de distinction entre justice et police, il soutient alors que « placés comme ils étaient, les policiers pouvaient tout te faire et pourtant, sur les 6 pages du PV d’interrogatoire, les policiers ne disent pas que tu as approuvé le PV d’enquête, ni que tu l’as récusé ».

Puis, dans une forte pression, l’interrogatoire du président prend la forme de l’inquisition policière, il exerce une forte pression sur l’accusé, il passe à la question, dans cette atmosphère de tension de plus en plus pesante :
« quel est ton travail ? Pourquoi es-tu allé à Zelfana pour travailler dans l’agriculture à ce moment là pendant 4 jours ? Alors que tu n’as rien à voir avec l’agriculture ?
Ton travail ne se situe pas dans le monde agricole. Tu n’as rien à voir avec l’agriculture. Pourquoi, durant 4 jours, n’as-tu pas donné signe de vie à ta famille, alors que ton père dit que tu ne passes jamais la nuit hors de Ghardaïa?
Pourquoi as-tu choisi ce jour là pour aller à Zelfana alors qu’il faisait 40° ?
Est-ce que tu n’as pas voulu effacer toutes les traces de ton forfait ?
Tu dois répondre clairement, et si tu as peur de ta réponse, ou si ta réponse te fait peur, tu dis « je ne réponds pas. » ».

[Les questions fusent à bout touchant, l’accusé collé au bureau, en contrebas, le président penché au-dessus de lui, l’étouffant en lui intimant, dans un déploiement de puissance dominatrice, de répondre dans le sens indiqué par cette somme d’exigences punitives.
Les visages dans la salle sont tendus, des signes d’indignation et d’accablement parcourent les bancs].
Le président continue :
« un des fils de la victime t’a reconnu debout devant la mosquée. Tu l’apostrophes alors :
« Wach t’chouf fi rabbi (qu’as-tu à regarder ma bon dieu de gueule) ? » Le fils de la victime s’en va et en chemin rencontre son père à qui il dit qu’il a vu quelqu’un qui pratique le karaté et qui est surnommé « le Tigre » (Baba-Nadjar ) ».
[Baba-Nadjar refuse le nom/surnom de « Tigre », sobriquet parmi d’autres dont les aînés affublent souvent les plus petits dans les quartiers populaires. Il rejette le surnom bien avant qu’il ne se retrouve accusé, des années plus tard, du crime pour lequel on le fait répondre].

[L’accusé, en tête-à-tête avec le président est complètement éteint. Il n’a plus de voix, on n’entend pas ce qu’il répond, ni seulement s’il répond. Le feu roulant des questions accusatoires, leur forme et la véhémente assurance du juge transformé en policier ajoutés au tête-à-tête, ne laisse d’autre échappatoire que l’acquiescement dans le silence. L’accusé est ensuite invité à reconnaître qu’il a un casier judiciaire, ce qu’il nie. Le président l’accuse alors de maquiller son casier judiciaire en refusant de reconnaître qu’il n’est pas vierge et lui fait endosser une condamnation pour bris de pare-brise d’une voiture. On apprendra plus tard que, dénoncé en compagnie de plusieurs jeunes gens, Baba-Nadjar a été condamné sans avoir été entendu alors qu’il était déjà détenu pour le crime de Brahim Bazine].

[Ce n’est que là, enfin, que Me Bouchachi se jette à l’eau, s’avance vers le président et réagit à la pression intolérable exercée sur un accusé à terre, aux droits élémentaires bafoués publiquement. Le président accepte mal le propos de Bouchachi et on se retrouve à la limite de l’incident].

Le président développe ensuite le rapport de l’accusé à la victime : « tu habites loin de lui et de son entourage ? ».

Réponse : « oui, aucune relation ».

[Le président appelle l’avocat de la partie civile à la rescousse pour établir la proximité des quartiers qui rendrait irrecevable la réponse de Baba-Nadjar affirmant ne pas connaître, même de vue, la victime.]

Sur le départ à Zelfana, Baba-Nadjar répond : « c’est Daoud, l’agriculteur, qui m’a demandé d’aller à Zelfana pour y faire un travail ».

L’accusation monte au créneau en mettant l’accent sur « le rôle du « Tigre » et les déclarations unanimes des témoins à cet égard ».
Le procureur renchérit : « la victime habite le quartier Karkora, toi aussi tu y habites ».
« La mosquée devant laquelle Bazine a été agressé se trouve également dans le quartier Karkora ».

La défense met l’accent sur les conditions du départ pour Zelfana : « tu as quitté Ghardaïa pour Zelfana, et tu as demandé le portable de Daoud pour téléphoner chez toi ».

Le président : « si on doit reprendre toutes ces questions, on ne finira jamais ».
Le procureur : « tu sais qu’on met du mélange dans la mobylette ».
Me Ahmine : « alors que l’accusé dit jusqu’à présent ne pas connaître le quartier où a été agressée la victime, on continue à lui asséner qu’il le connaît ».
[Ce qui est vrai. Sur ce point, l’accusation comme le président du tribunal parlant d’une seule et même voix, soutiennent de manière identique les termes du procès-verbal de la police].

Ahmine pose la question :
« De combien sont distants Taourirt et Karkora ? Or la victime habite Taourirt, l’accusé habite Karkora. Ahmine tente d’expliquer que les 500 ou 600 mètres qui séparent Taourirt et Karkora , toutes choses relatives, étant donné la dimension d’une ville comme Ghardaïa, débouchent sur une réelle distinction, différenciation des deux quartiers. Il s’agit bien de deux quartiers, nettement distincts ayant chacun leur cachet, leur mosquée… »

Le président interrompt Ahmine et ne tient pas compte de sa distinction entre les quartiers, et s’adressant à l’ensemble de l’audience, il déclame :
« moi je connais tous les gens de mon quartier, un par un ».
[On ne sait si les rires provoqués sont des rires de détente ou des rires moqueurs].

Me Ahmine repose, en la reformulant, la question du président :
« pourquoi accuse-t-on Baba-Nadjar parmi tous les Ghardaoui ? »

Le président, s’adressant à l’accusé :
« pourquoi est-ce toi, kebch el fida ? » (le bélier du sacrifice).

La première tentative d’introduire le versant politique de l’affaire est avancée par l’accusé lorsqu’il dit :
« On m’a interrogé sur Djelmami, sur son appartenance politique. On m’a aussi demandé de désigner Kamel Eddine Fekhar comme l’instigateur de l’assassinat dont on m’accuse ».

Me Bouchachi intervient en posant la question :
« où était l’accusé le jour de l’assassinat ? Qu’a fait l’accusé après le f’tor ? Etait-il resté chez lui ou bien était-il allé chez son oncle ? »

Le président :
« La mobylette : ta mobylette est de quelle marque ? de quelle couleur ? Est-ce la tienne ? Est-ce celle de ton père ? »

La date de la relation avec Daoud le maraîcher, pour la préparation du départ à Zelfana : Baba-Nadjar répond : il m’a proposé de partir le jeudi, [il s’agit du jour de l’assassinat] j’ai répondu : nous sommes invités chez mon oncle.

Retour sur le versant politique, à propos du FFS :
Le président : « l’accusé, toi, tu es militant du FFS, et la victime aussi était au FFS. Était-il possible de vous rencontrer ? Ne vous êtes vous jamais vus comme militants dans un cadre militant ? »

[Ici prend fin l’interrogatoire de l’accusé].
Le président, en renvoyant Baba-Nadjar dans son box, lui demande s’il a soif :
« as-tu soif ? Car si tu as soif, on t’apporte à boire. Mais j’ai parlé au moins autant que toi et je n’ai pas soif. Je crois donc que toi non plus, tu n’as pas soif ».
[Et cela a fait rire dans la salle].

Les témoins et les témoignages

D’abord les témoins de l’accusation, Tabakh Brahim et Dadi-Absi Zakarya, qui lors du 1er procès ont été entendus par la police uniquement, sans passer par le juge d’instruction.

Premier témoin : Tabakh Brahim
Il est de même taille , à peu près, même âge, même apparence physique frêle que Baba-Nadjar. Le président évoque la possibilité de déférer le serment et il s’adresse à lui :
« Tabakh Brahim, qu’as-tu vu ? »
Réponse : « je n’ai rien vu. »

Le témoin dit avoir rencontré Bazine sur le chemin qui mène à la mosquée. mais il ne reconnaît pas l’accusé.
Question de la défense :
« est-ce qu’il faisait clair , est-ce qu’il faisait nuit ? »
Tabakh Brahim : « je n’ai rien vu. »

Le président insiste : « tu n’as rien vu ? »
Bouchachi tente de placer une question ; le président : « estenna, estenna, (attends, attends). »
Le président : « le tribunal a son professeur, son arbitre et son maitre. C’est moi. C’est moi qui suis tout ici. Ana Houa Koulech. »

Le président :
« tu as vu 2 mobylettes ? N’aies pas peur. Si tu veux, on peut te peser maintenant, avant ta réponse, avant ton témoignage, et on te repèse après, à la fin. Je peux te rassurer, rien ne sera perdu de ta personne, pas même un gramme. Dans le PV de la police, tu dis avoir vu une mobylette marque Peugeot. Comment peux tu alors reconnaître la mobylette et non la personne qui est dessus ? »

Le président :
« les 2 individus qui se tiennent contre le mur de la mosquée étaient là à la même heure tous les jours. Les 3 jours avant le crime. Le 1er jour on peut trouver cela normal, le deuxième jour, pas normal. 3è jour, pas normal du tout ». [normal, pas normal, pas normal du tout, en français à l’audience].

Ahmine tente d’intervenir mais se fait éconduire par le président qui déclame :
« la bonne tenue de l’audience dépend de nous tous. »
Ahmine acquiesce.

Ahmine :
« les individus assis aux abords de la mosquée, est-ce qu’ils étaient dans l’enceinte de la mosquée, c’est-à-dire dans la cour, ou en dehors ? »

Réponse : « dehors, contre le mur de la mosquée. »

Bouchachi :
« à propos de la prière, s’agissait-il de la prière des tarawih (prière non obligatoire) ou de la prière de l’aicha (la cinquième et dernière prière, obligatoire) ? »

[La question vise à faire ressortir s’il y avait du monde à la mosquée ou pas. La prière de l’aicha drainant beaucoup plus de fidèles que celle des tarawih qui est une prière surérogatoire, de surplus].

Réponse du témoin : « il n’y avait pas de monde. »

« La mosquée, est-ce une vieille mosquée, ou une mosquée récente ? »

Pour le président il s’agit d’une vieille mosquée rénovée.

Me Yamna Zaoui :
« est-ce que Taourirt est loin de Karkora ou non ? »

Réponse du témoin : « loin. »

« Toi, tu habites à Karkora ou à Taourirt ? »

« J’habite Karkora »

La défense apporte alors des éléments supplémentaires disant que Karkora est une commune tandis que Taourirt n’est qu’un quartier.

Le président : « as-tu entendu « wech tchouf, fi rabbi » ? »

Réponse : « je n’ai rien entendu. »

Le président au témoin : « et la prière ? Tu fais toutes tes prières, ou bien tu en choisis juste quelques unes ? »

[Il est clair qu’une telle question, frappée de l’intonation appropriée, ne sert à rien d’autre qu’à disqualifier le témoin.]
Maître Ahmine prenant toute la mesure de ce que représente la dimension topographique dans ce procès, produit alors une carte pour fournir une idée des plus précises de la disposition des lieux et de la possibilité pour le témoin de s’y situer et comment, par rapport à la victime. Le schéma établit les distances entre Karkora, Taourirt, la mosquée, la Koudia. Puis Ahmine s’adresse au témoin :
« d’où tu viens, de el ghaba (la forêt), c’est-à-dire du côté inverse où habite Baba-Nadjar, ou de Karkora ?»

Puis Ahmine indique le lieu de l’assassinat, le lieu de la Koudia. C’est alors que le président
l’interrompt sur un ton qui ne supporte aucune réplique :
« laisse cela pour la plaidoirie, nous sommes en train d’interroger le témoin. »

Maître Benissaâd s’approche alors du témoin et, s’adressant au président :
« le témoin a-t-il vu quelqu’un de grand, petit, gros ? »

Pas de réponse, d’autant plus que la question n’a pas été reprise par le président.

Deuxième témoin : Dadi-Absi Zakarya
Le président pose la question :
« celui-là, là-bas (désignant l’accusé) tu le connais ? »
Le témoin répond n’avoir jamais vu Baba-Nadjar : « Je ne le connais pas, je n’habite pas le même quartier. »

Le président :
« Dans tes déclarations à la police tu as dit « c’est mon voisin, je le rencontre alors que j’allais à la mosquée. Baba-Nadjar, c’est mon copain et il était en compagnie de Tebbagh Brahim ». En plus, dans le procès-verbal de la police, tu ajoutes : « celui qui m’a insulté c’est lui, c’est le tigre ».

Le président :
« Tu fais du Karaté ? »
Le témoin : « oui. »
Le président : « tu ne l’as pas rencontré à l’entraînement, alors que vous faites du Karaté tous les deux ? »
Le témoin nie, encaisse les assauts du président qui poursuit toujours le même but depuis le début de l’audience : il entend absolument faire entériner les déclarations du témoin telles qu’elles figurent dans le procès-verbal de la police.
Excédé, le témoin finit par lâcher : « c’est la famille Bazine qui est venue me voir et m’a demandé de dire devant la police que je connaissais Baba-Nadjar ».

Troisième témoin : Hadj Saïd Daoud ; il s’agît du maraîcher qui a employé temporairement Baba-Nadjar pour des travaux agricoles à Zelfana.
S’adressant à la défense, le président pose la question : « la défense verra-t-elle un inconvénient à ce que le serment soit déféré au témoin ? »
En accord avec la défense, le président défère alors le serment au témoin et le fait déposer sous serment.
Le témoin : « je suis maraîcher à Zelfana. Je travaillais comme maraîcher depuis un an environ avant les faits. C’est vrai que j’ai moi-même pris l’initiative de chercher à embaucher Baba-Nadjar et que je suis allé le chercher pour l’emmener à Zelfana. Nous sommes partis en « 404 » (Peugeot). »

Le président :
« Est-ce que celui-là (désignant Baba-Nadjar) t’a demandé ton portable pour téléphoner à sa famille ? Attention ! Tu as prêté serment ! Tu es ici comme témoin ! Je ne te demande pas de témoigner pour nous ou en leur faveur, mais de témoigner de façon à ce que le témoignage soit juste, qu’il soit la vérité ! ».
[Il ressort des échanges que, selon le procès-verbal de la police, Baba-Nadjar n’a jamais demandé le portable du maraîcher pour téléphoner à sa famille et avertir de son départ pour Zelfana où il devait rester quatre jours].
Le témoin : « Baba-Nadjar m’a bien demandé le portable pour téléphoner mais mon portable n’était pas chargé. »

Le président, au témoin : « Avant ton départ pour Zelfana, as-tu entendu parler du décès de Brahim Bazine ? »
Le témoin : « comme tout le monde. On en parlait à Ghardaïa… »

Le président : « l’accusé paraissait-il nerveux, en ta compagnie ? »
Réponse du témoin : « Non. »

Question du parquet : « Quel travail avez-vous fait à Zelfana ? »

[C’est alors que Maître Ahmine tente de rééquilibrer le témoignage en le tirant hors des insinuations du président et de l’accusation, pour qui Zelfana n’est qu’une fuite après l’assassinat]. Emporté par son élan, Ahmine interroge directement le témoin et l’on se trouve une fois encore à la limite de l’incident d’audience. Le président se met en devoir de chapitrer vertement Me Ahmine en rappelant ses « pleins pouvoirs sur l’audience » :
« c’est moi qui dirige les débats et le tribunal et c’est moi et moi seul qui pose les questions. Aussi, les questions me doivent être adressées et c’est moi qui décide de les poser ou pas au témoin ».
[Le visage de l’avocat passe du pourpre au blanc mais le sang froid prend le dessus].

Le témoin : « J’ai contacté Baba-Nadjar le 17 ou le 18 du mois de ramadhan. Il me répond « je dois aller chez ’Ami (mon oncle paternel) pour le f’tor (repas de rupture du jeûne). Baba-Nadjar ne passe pas la nuit chez moi et je ne l’ai jamais vu en mobylette ».

Question du parquet : « Pourquoi sortir, partir, pour Zelfana le 23 octobre à six heures du matin ? Pourquoi pas les 17, 18, 19… »
Le témoin : « j’avais du travail ce jour là et j’ai trouvé preneur. Et puis, il fallait prévoir et préparer de quoi faire la cuisine, de quoi passer la nuit… »

Quatrième témoin (Absent ?)

Cinquième témoin : Bachir Baba-Nadjar, le père de l’accusé.
Le président lui défère le serment à la demande de la défense (Ahmine). Bachir commence par faire état de toute la sensibilité qu’il éprouve, face aux souffrances et aux épreuves vécues par son fils. On devine beaucoup de tenue et de pudeur chez cet homme qui tente de masquer son accablement.

Le président : « dans le procès-verbal de la police, tu déclares « mon fils ne sort jamais sans mon autorisation ».
Bachir Baba-Nadjar : « je n’ai jamais dit cela sous cette forme. »

Le président :
« ton fils s’absente pendant quatre jours. Tu aurais du avertir la police ! »

Le témoin : « non, pas quatre jours, trois jours ! »

Le président : « pendant trois jours, tu ne cherches pas après ton fils ? »

Le président : « dans le procès-verbal de la police tu déclares lire l’histoire des prophètes et que Mohammed était chez Hadj Daoud (le maraîcher). »

Le président : « j’ai cinq enfants. Si l’un d’eux passe une nuit dehors, wallah (par Allah) je n’en dormirai pas de la nuit. Et toi, ton fils disparaît pendant trois jours et tu ne t’en inquiètes même pas ! »

Bachir Baba-Nadjar : « Si, bien sûr que je m’en suis inquiété ! »

Puis les questions ont trait à la moto. Bachir Baba-Nadjar possède une moto achetée six mois avant les faits.

Le président : « tu as une moto. Elle est en état de marche ? »
Le témoin : « elle marche mais ne tire pas. »
Le président refuse cette nuance et lance : « ou elle marche, ou elle ne marche pas ! Ya tamchi, ya matamchich !»
Bachir : « elle marche mais ne tire pas. Il y a des réparations à faire dessus. »
Le président : « si elle ne marche pas, alors elle ne doit pas sortir. »
Bachir : « elle ne sort pas. »
Le président : « alors que fait le bidon de Benzine, caché sous le lavabo dans ta cour ? »
Bachir : « il n’était pas caché. »
Le président : « je comprends tes réactions. Tu agis en père. Est-ce que ton fils répare, sait réparer la mobylette ou non ? »
Bachir : « il sait réparer de petites choses, des choses très simples. »
Le président : « le jour de l’assassinat, tu étais chez ton frère ? »
Bachir : « oui. »
Le président : « l’invitation avait-elle lieu exceptionnellement ce jour là ? »
Bachir : « non, c’est habituel. »
Le président : « mais pourquoi l’invitation se fait-elle toujours dans le même sens ? Et toi, alors, tu ne l’invites pas ? »
Bachir : « c’est l’aîné, c’est à nous d’aller vers lui. »
Le président : « moi, je sais que chez nous, on dit : « Elli Kla ellaldj entaâna ywakal djadjtou walla lala ? » [celui qui a mangé notre poulet se doit de faire goûter au sien non ? ].
Le président : « connais-tu Bazine ? »
Bachir : « oui. On le connaît sous le nom de Babachacha. »
Le président : « il habite loin de chez toi ? »
Bachir : « oui. »
L’accusation : « tu connais la mosquée Taourirt ou pas ? »
Bachir : « oui. »
L’accusation : « ce n’est pas loin de chez toi ? »
Bachir : « oui. »
[Le président donne l’impression de piéger Bachir Baba-Nadjar sur les distances et confondre des quartiers qui, comme Ahmine le montre, sont des quartiers distincts ]

[Quand Bachir Baba-Nadjar s’éloigne de la barre, il porte la main à sa bouche desséchée et fixe, au- delà de la salle, un regard perdu, à l’infini].

Sixième témoin appelé à la demande de la défense (Ahmine) : Tebbagh Yahia Ben Salah. Le président lui défère le serment et lui lance :

« je te laisse la liberté de déclarer ce que tu veux. As-tu vu quelque chose ou as-tu quelque chose à déclarer ? Tu connais ce Baba-Nadjar jeune à problèmes appelé Tigre ? ».
Le témoin : « non, je ne le connais pas. »
Ahmine intervient alors auprès du président en lui rappelant que « lors de la première version du procès le témoin a dit qu’il connaissait Bazine. Connait-il le lieu du crime ?»
Le président : « et Bazine, tu le connais ? Tu ne sais pas pour quelle raison il est mort? Tué pour quel motif ?»
Ahmine : « la victime a-t-elle été vue auparavant, et à plusieurs reprises, aux abords du lieu du crime ? »
Le président : « Brahim Bazine était-il un habitué des tarawihs et autres prières à la mosquée de Taourirt ? » Puis, s’adressant au témoin : « est-ce que tu fais toutes tes prières ? »
[La question posée sous la même forme l’a été précédemment à un autre témoin. Ici, encore, elle emporte d’elle-même un processus de disqualification du témoin et du témoignage.]
Le témoin : « oui, je fais toutes mes prières. »
Le témoin enchaîne, en réponse aux questions précédentes : « notre mosquée est une mosquée de quartier que tout le monde fréquente et tout le monde se connaît. »
[Venant à la suite des digressions sur les lieux, cette réponse est à mettre directement en rapport avec les premières questions posées au témoin : « Et Bazine tu le connais ? »]

Le président : « as-tu vu ce jour là Bazine à la mosquée ? N’as-tu pas entendu des clameurs, à propos du crime, « On l’a brûlé vif ? ». Dans ta mosquée, pratique-t-on Salat El Djoumouâ (prière du vendredi à la mi -journée). »
Le témoin : « non, cette mosquée n’accueille pas Salat El Djoumouâ. »
Le président : « donc, c’est un massalla, c’est-à-dire une simple salle de prière.»

Ahmine tente de faire poser la question suivante :
« il y a à peu près combien de fidèles aux Tarawihs ? »

Le président considère la question sans aucune importance, puisque c’est un massalla (salle de prière) et non une mosquée.
C’est autour de Maître Benissaâd de poser la question via le président : « le témoin a-t-il vu Baba-Nadjar sur les lieux ou à proximité des lieux où a eu lieu le crime ? »
Le témoin, se tournant vers l’accusé : « je ne l’ai pas vu et je ne le connais pas. »
Benissaâd : « y a-t-il un mouvement, des clameurs, dans la massalla, de combien de personnes, provoqués par l’annonce du crime ? »
Maître Zaoui : « quand Bazine a-t-il été seul ? Ce qui correspond au moment de l’assassinat. »

Le président s’interpose et dresse le mur d’une opposition systématique aux questions. [Les interrogations des avocats, troublantes à plus d’un titre, sont recouvertes du manteau de l’autoritarisme souverain de façon à ce que tout puisse correspondre au PV de la police.]

Septième témoin : Guellil Brahim
Le président : « connais-tu la victime ? »
Le témoin : « non. »
Le président : « sais-tu où il habite ? »
Le témoin : « oui. »
Le président : « comment est-ce possible ? Tu ne le connais pas et tu sais où il habite ? »
Le témoin : ….
Le président, désignant Baba-Nadjar : « et celui-là, là-bas, tu le connais ? »
Le témoin : « non je ne le connais pas. »

Huitième témoin : Baba-Nadjar Amor
[Il s’agit de l’oncle paternel de l’accusé. Lors du procès de 2005, il n’a pas été entendu, malgré la demande formulée par la défense.]
Le président : « tu habites où ? »
Le témoin : « Haï ‘Ami Saïd, à Ghardaïa. »
Le président : « que fais-tu comme profession ? »
Le témoin : « commerçant. »
Le président, péremptoire : « donc, les dates ne peuvent t’échapper ! »
Le président :
« le 18 [18 octobre, présenté comme le jour du crime, alors que ce dernier a eu lieu le 20 octobre]
celui-là [désignant l’accusé du doigt], a-t-il mangé à l’heure du f ’tor chez toi ? »
Le témoin confirme, tout en soulignant les relations familiales très étroites qui expliquent les retrouvailles des Baba-Nadjar sous son toit.

Neuvième et Dixième témoins : Kacem et Omar Bazine
Appelé d’abord en premier, Kacem Bazine, mineur au moment des faits, est accompagné par son frère, Omar (45 ans), que le président fait venir à la barre pour épauler son frère, un peu perdu. Kacem Bazine soutient avoir vu deux individus masqués. Il a vu son père brûler comme une torche et l’a ensuite accompagné à l’hôpital. Brahim Bazine meurt, deux jours après, à l’hôpital.
Le président, à Kacem : « ton père a-t-il reçu des menaces ? Sa voiture n’a-t-elle pas été brûlée ? »
Kacem Bazine : « oui, c’était une « 404 » blanche. Ils l’ont brûlée. »
Le président, relayant la défense : « personne ne t’a questionné sur les lieux et les gens que fréquente ton père ? »
Ahmine soulève la question des individus aperçus par Kacem Bazine, et dont les vêtements ainsi que l’aspect, sont décrits de façon différente, selon qu’il s’agisse du témoignage devant le tribunal ou de celui enregistré sur le PV de la police.
Le président, relayant Ahmine : « connais-tu celui qui a incendié la voiture de ton père ? T’a-t-on appelé pour témoigner lors de l’instruction ? »
Kacem Bazine : « non. »
Benissaâd, repris par le président : « ton père était-il un militant ou un salarié du Croissant rouge ? »
Le président, s’adressant à Omar Bazine : « as-tu recueilli les dernières paroles de ton père, décrivant ses agresseurs ? Connais-tu l’accusé ? »
Omar Bazine : « oui, on l’appelle le Tigre. »
Ahmine : « il dit qu’il le connaît, alors peut-il dire où il travaille ? »
Omar Bazine : « je le connais depuis dix ans ! »
Benissaâd :
« c’est quoi, exactement, le conflit interne au FFS ? Que le témoin nous en dise plus sur les rivalités auxquelles il fait allusion à l’intérieur du Croissant rouge. Son père était-il un bénévole, était-ce un salarié ? Le témoin ne sait pas exactement ce que faisait son père. »
Omar Bazine : « mon père a reçu des menaces d’un certain Bakir. Cet homme est mort pendant l’instruction en 2005. »

[On remarquera que personne ne s’intéressera à ce dénommé Bakir et nul ne posera la question de savoir comment il est mort. De fait, il s’agit de Ali Babker et non pas Bakir, décédé d’un cancer, en 2005. Comme Bazine, il militait au FFS et au Croissant rouge. Mais, à l’inverse de Bazine, qui n’avait pas de profession connue, Babker était un industriel prospère et s’occupait bénévolement du Croissant rouge. Ali Babker était aussi connu comme militant actif du FFS. Par ailleurs, ce que les débats n’ont pu faire ressortir, c’est que Brahim Bazine n’était pas un simple militant, mais le dirigeant réel du Croissant rouge. A ce titre, s’il rendait de menus services, il les faisait monnayer. Il profitait même de sa position, dit-on, pour emprunter de l’argent qu’il ne remboursait jamais. Prenant appui sur une structure officielle, par apparentement, il y étendait de ce fait des pratiques indirectes de rançonnement largement répandues depuis des décennies dans la région. Il se peut que, beaucoup de choses séparant les deux hommes, à la fois le statut de l’un et de l’autre, les valeurs morales respectives, il y ait eu une ou plusieurs altercations entre eux. Mais il serait excessif de qualifier des propos coléreux, de menaces de la part de Ali Babker. Dans tous les cas, l’enquête, comme l’instruction nous laissent un blanc de taille concernant la personnalité de la victime, connue pour la pratique de menues escroqueries. Peut-être que cela renseigne aussi sur ses relations avec la police locale, compte tenu de mœurs où la promiscuité est de règle dans les espaces où coexistent des associations de différente nature et où la « concurrence spatiale » est arbitrée par une police qui a toujours imprimé son cachet dans la maîtrise de toute activité publique.]

Le président, s’adressant à Kacem Bazine :
« le jour des faits, le jeudi 17 octobre 2005, tu déclares, selon le PV de la police, avoir rencontré deux individus avec deux mobylettes. Arrivé à leur hauteur, tu les as regardés en face tous les deux et l’un d’eux t’a dit : « wach tchouf fi rabbi » ? Cette personne, la connaissais-tu avant ? »
Ahmine : « c’est bien après, lors du passage par le PV de la police que le témoin a aidé, ou a été aidé, à l’identifier comme étant le Tigre. »
L’accusation : « tu les as vus à plusieurs reprises, au même endroit ? À la même heure? »
Bouchachi : « les deux individus étaient-ils cagoulés ? »
Kacem Bazine : « je ne peux pas affirmer avec certitude que l’un des deux individus serait Baba-Nadjar Mohamed. »
[Le témoin contredit lui-même ce que la police lui attribue comme déclaration dans ses documents d’enquête.]
La défense revient, dans une succession de questions au témoin, Ahmine, Bouchachi, Benissaâd, Zaoui, Rahmoune, tour à tour :
« à combien est évaluée la distance entre le domicile de Bazine et la mosquée ? A quelle distance se trouvent les témoins par rapport aux assassins présumés ? Comment ces derniers étaient-ils habillés ? Faisait-il clair, faisait-il nuit ? »

[Les témoignages accusant Baba-Nadjar tombent un à un, y compris celui sur lequel la police, suivie par le juge d’instruction, avait bâti toute l’accusation traduite en culpabilité à la limite du flagrant délit.]

Le président suspend l’audience à 14 heures 15, en annonçant la reprise dans une demi-heure, avec les plaidoiries.

La partie civile

Me Cherbal annonce d’emblée qu’il s’agit avant tout de faire la lumière sur cette affaire, en prétendant à la précision.
Il met en évidence la souffrance de Kacem Bazine sur lequel, souligne-t-il, les avocats de la défense « se sont acharnés ». Il rappelle combien il est difficile de vivre avec le souvenir du père en train de brûler.
Il revient ensuite sur le jour du crime, l’heure du crime, puis met en cause la topographie présentée par Me Ahmine sur la mosquée, la Koudia…
L’avocat laisse ensuite libre cours à sa conviction de culpabilité en commençant par le lien entre Baba-Nadjar et Brahim Bazine.
« L’accusé dit ne pas connaître Brahim Bazine. Or, Bazine et le loup blanc [en français] à Ghardaïa, c’est la même chose ! »
Ensuite, il insiste sur le rôle social de Bazine et son travail comme pourvoyeur de sérum contre les piqûres de scorpions et de prise en charge des personnes atteintes. L’avocat met également en avant le rôle de la victime dans l’aide apportée aux candidats au Hadj (pèlerinage) sous forme de subventions qu’il réussit à obtenir pour les uns et les autres, en particulier les plus démunis.
« Comment se fait-il, s’écrit Me Cherbal, que l’accusé ne connaisse pas la victime, alors que « Bazine est connu comme le loup blanc » [en français)] ».
Il revient sur Zelfana, sur les déclarations de Baba-Nadjar disant qu’il y est allé pour travailler, « alors que je suis convaincu que c’est pour disparaître de Ghardaïa. »
Ce qui veut dire s’éloigner des lieux du crime, sous-entendu des lieux de son forfait.
Il dit vouloir distinguer entre le bidon d’essence et la bouteille qui a servi à asperger, puis à brûler Brahim Bazine sans rien apporter de nouveau sur ladite bouteille.
Il minimise le poids des témoignages mis en miettes par la défense et prétend n’avoir entendu que trois témoins sur neuf soutenir ne pas avoir reconnu Baba-Nadjar ou ayant délivré un témoignage en sa faveur, « ce qui n’est même pas la majorité » [en français].
Alternant le Français et l’Arabe, il fait une rapide allusion à l’aspect politique de l’affaire pour faire ressortir la culpabilité : « la politique est utilisée pour innocenter un individu. » Ce qui laisse entendre la culpabilité.

Enfourchant la monture d’une justice qui ne se cabre guère, il assène : « une seule chose compte, rendre justice. Qui va se solidariser avec nous, se mettre à nos côtés et aux côtés des enfants et de cette femme, traitée en psychiatrie ? »
Il assortit son propos d’adages tel que : « il ne faut pas emprunter l’oued [rivière] à rebours. » Revenant sur le voyage de Zelfana, il insiste sur les cachoteries de l’accusé. « Le refus de reconnaître s’être caché en allant à Zelfana signifie à coup sûr que l’accusé cache quelque chose. » Mais il ne dit pas quoi. Cela ne l’empêche pas d’en faire le fondement de la culpabilité en pratiquant l’euphémisme et s’écriant : « je rejette l’innocence de l’accusé. »
Faisant mine d’accorder quelque importance aux éléments matériels, il revient sur la mosquée :
« choisie comme lieu stratégique d’où on peut observer les allées et venues de Bazine » ; les contradictions : « acheter de la benzine pour réparer la mobylette sans l’utiliser » ; il raille la déposition d’un témoin qui, dit-il, reconnaît avoir fait du Karaté avec l’accusé : « j’ai fait du Karaté avec lui mais je ne le connais pas. »
Au sujet du FFS : « le FFS est un parti légal. La question du parti ne nous intéresse pas. Par contre, ce qui nous intéresse, ce sont les contradictions relevées dans les déclarations de l’accusé. Il faut aussi retenir les similitudes entre ce qui a été rapporté par l’enquête et ce qui était trouvé au domicile de l’accusé. »
Enfin, pour ce qui est de la preuve : « comment prouver l’innocence, comment prouver la culpabilité ? Il faut rendre justice et, pour cela, se rappeler que le juste est en nous et on ne peut ni s’égarer, ni se tromper. La justice, c’est Bazine en train de brûler vif. Tout le dossier est preuve et je maintiens mes demandes. »

Réquisitoire de l’accusation :

Le procureur rappelle la cassation ayant frappé le premier jugement, celui de Ghardaïa, condamnant à mort Baba-Nadjar.
Le président intervient alors :
« on ne va pas reprendre ce qui a déjà été débattu. Les choses sont suffisamment claires. »
Le réquisitoire revient sur un rappel des faits en excluant le rapport au parti politique comme élément de l’affaire. Le parquetier martèle :
« le droit algérien prend en considération les faits criminels. L’accusé a tout rejeté alors que le dossier est clair. »
Il revient sur le surnom de « Tigre » : « dans le dossier de l’instruction, dans son développement, tout le monde dit connaître l’accusé sous le nom de « Tigre ». Il y insiste, puis revient sur la proximité des lieux entre Karkora et Taourirt.
Il développe ensuite l’épisode de Zelfana, l’absence de Baba-Nadjar de Ghardaïa et les spéculations qui l’entourent, sans s’embarrasser de nuances : « le départ à Zelfana, c’est tout simplement la fuite du criminel après qu’il ait commis son acte. »
« Comment, s’écrie-t-il enfin, entraîner la conviction du tribunal ? Eh bien en s’en tenant aux faits rapportés dans le dossier et explicités ici même. »
La conclusion fait appel à la qualification légale de l’assassinat en insistant sur la préméditation :
« la victime est morte dans de terribles souffrances. C’est un crime sauvage pour lequel je demande la peine de mort », s’écriera ce jeune parquetier qui invoque à la rescousse, comme bouclier sans doute, la sourate « El-Bakara » [un verset du chapitre coranique, « la vache »].
Le réquisitoire aura été d’une rapidité remarquée, suivant docilement les rappels du président sur la clarté d’un dossier que tout désignait comme clos dans le sens d’une culpabilité et d’un châtiment entendus.

Les plaidoiries :

Le président entend d’abord enfermer la défense dans un temps limité et ce rappel n’est rien d’autre qu’une pression de plus. Le fait que le président s’adresse à la défense en mettant l’accent sur le nombre des avocats inscrits pour plaider, y ajoutant une ironie de basse facture, est de nature à fixer par avance le poids que le tribunal est appelé à accorder à une plaidoirie à cinq voix : Zaoui, Rahmoune, Ahmine, Benissaâd, Bouchachi.

Me Zaoui Baârouri Yamna :
Elle s’applique à remettre en scène l’assassinat selon le procédé grossièrement mis à l’écart dans la direction des débats, c’est-à-dire le guet-apens.
Deux personnes attendent Brahim Bazine pour l’assassiner par aspersion d’essence et en y mettant le feu. Il faut alors poser la question de la relation entre Baba-Nadjar et l’assassinat. Attendu que la victime dit lui-même, sur son lit d’hôpital, que ses agresseurs étaient au nombre de deux, qu’ils étaient, en outre, cagoulés, quel est donc le visage des assassins ?
Le problème est posé avec gravité : Il n’y a aucune relation entre Baba-Nadjar et Brahim Bazine . Il n’y a pas de mobile. Rien, dans le dossier ne permet d’avancer le moindre motif qu’aurait eu Mohamed Baba-Nadjar d’assassiner Brahim Bazine.
La question du carburant révèle la consistance plus que mince du dossier, puisque tout est basé sur le contenu du bidon d’essence trouvé sous le lavabo, dans la cour de la maison paternelle. L’instruction, ici, n’a pas été menée dans toute sa profondeur, selon les exigences de procédure légales.
Quant à l’expression de « Tigre », on a mis en avant un surnom que l’on a voulu coûte que coûte substituer au prénom de l’accusé.
En revanche, on n’a pas mené d’enquête sur le Croissant rouge, auquel appartenait la victime. En effet, les problèmes et les luttes internes au sein de la structure locale du Croissant rouge ont été évacués de l’enquête et de l’instruction. Pourquoi ?
Si on charge Baba-Nadjar du crime, il faut nécessairement un mobile : quel peut-être le mobile qui a poussé Baba-Nadjar à assassiner Bazine ? La question n’est même pas posée, mieux, elle est évacuée, alors qu’il n’y a même pas de relation entre les deux hommes. Ils ne se connaissent pas.
Mohamed est un conducteur d’engins de chantiers et il lui arrive de faire d’autres travaux. Conclure comme le fait le procureur que le départ pour Zelfana est une fuite n’est qu’un artifice pur et simple.
Il faut aussi relever l’absence d’éléments matériels permettant de conclure à l’acte que l’on attribue à Baba-Nadjar. Sur sa présence aux abords des lieux du crime, les déclarations sont à la fois contradictoires et fantaisistes.
En réalité, il n’existe aucune relation entre l’acte dont a été victime Brahim Bazine et l’accusé. Pour tout cela, je vous demande l’acquittement.

Me Aïssa Rahmoune :
Ce jeune avocat du cabinet de Bouchachi ouvre son plaidoyer sur une citation de Mahmoud Derwiche et tente, dans un élan passionné, de sensibiliser aux problèmes d’une jeunesse algérienne aux prises avec des maux innombrables dont il tente de nommer quelques uns, faisant jonction entre la catégorie des jeunes et l’accusé qui, par sa jeunesse y renvoie.
L’avocat tente alors une relation sous forme de passerelle comparative entre la souffrance vécue par l’accusé, frappé par l’injustice et le phénomène harraga (tous ceux qui tentent d’émigrer clandestinement, souvent par mer, sur de frêles embarcations et qui, pour la plupart meurent en mer ou sont repêchés pour être condamnés par les tribunaux).
[Que n’a-t-il pas réfléchi, ce jeune défenseur, avant de se lancer ainsi, face à un président à l’affut de telles occasions. Hors de lui, chapitrant d’importance l’avocat pour avoir osé introduire une question sans aucun rapport avec l’objet de l’audience, le président n’eut de cesse jusqu’à faire revenir le défenseur sur ses propos, se confondant en excuses, faisant la démonstration des limites que peut imposer à tout moment un président de tribunal, délestant l’avocat de la liberté de sa plaidoirie. La forme d’interpellation relevée au cours de cette audience, la grossièreté, à la limite de la vulgarité avec laquelle ce président s’adresse aux avocats en les chapitrant, leur administrant la leçon à plusieurs reprises, renseigne sur l’état de la défense dans les procès et l’infériorisation de la défense, donc celle des droits de l’accusé et leur négation, face à un tribunal tout puissant, dont le président se comporte en autorité ayant pouvoir de réprimandes verbales, infligeant de véritables corrections à la défense. Le procédé sera poussé à son paroxysme quand, debout devant Ahmine plaidant face au tribunal, Me Youcef Sahli, du barreau de Tizi-Ouzou, appuyant d’un mot la plaidoirie de son confrère, subit les foudres du seigneur des lieux qui lui ordonne vertement de « sortir d’ici » (okhradj ‘alia menna).]
Rahmoune encaisse les rabrouements et reprend sa plaidoirie, secoué par l’émotion, martelant le résultat de l’expertise comparant le produit ayant servi aux assassins et celui du bidon d’essence prétendument « caché sous le lavabo ».
Le défenseur revient d’ailleurs sur les prétentions de l’accusation faisant de ce fait un élément à charge.
Il conclue en rappelant au tribunal le nombre d’assassins.
Si vous admettez que Baba-Nadjar est l’un d’eux, que devient le second ? L’instruction n’a jamais retenu cette piste, pourtant indiquée par la victime elle-même.

Me Ahmine.
[Dès l’introduction de sa plaidoirie, le président l’interrompt sans ménagement. La tentative d’intimidation confine à la mise en garde et à la provocation. Le but ne vise à rien d’autre qu’à minimiser, amoindrir les effets d’une plaidoirie qui cible à la fois juste et en profondeur. En effet, Ahmine est celui qui possède le mieux le dossier de l’affaire parce qu’il l’a suivie depuis le début, étoffant un dossier complexe par une présence et une connaissance du terrain.]
La part d’ombre du dossier reste la suivante : il y a eu deux assassins, et ils étaient cagoulés. La police est allée chercher Baba Nadjar après l’avoir ciblé, en exploitant son appartenance au FFS, à partir d’indices matériels. La victime est lui-même un ancien responsable du FFS. Baba Nadjar est d’origine modeste, il appartient à une famille modeste, et dans son quotidien, dans sa vie, il reste un garçon modeste.
Ahmine s’attaque ensuite à l’instruction. Celle-ci fait de Baba Nadjar un bouc émissaire. Le travail d’instruction n’a pas été mené à bien, et le juge s’est contenté de reprendre le rapport d’enquête de la police.
Il est hors de question, souligne l’avocat, d’oublier la victime. Nous sommes de ceux qui réclamons la recherche de ses assassins pour que la lumière soit totalement faite dans cette affaire.
Pourquoi la police s’est-elle fixée sur Baba Nadjar, pourquoi les policiers sont-ils allés le chercher ? Je sais et je suis en mesure de l’établir avec certitude, que la police possède un fichier comportant une liste de jeunes de Ghardaïa et qui sont classés selon les critères de la police comme de jeunes délinquants tout à fait désignés, comme pré-coupables, à suppléer à des carences de dossiers, voire à servir à des entreprises occultes.
Dans ce fichier, la tête de liste se trouvait déjà en prison. S’il avait été en liberté, c’est lui que nous aurions dans le box en lieu et place de Baba Nadjar. Le deuxième sur la liste de la police n’étant autre que Baba Nadjar, la police est allée vers lui et tout s’est enclenché ensuite pour mettre en place les éléments de la culpabilité.
Faisant allusion aux problèmes des jeunes d’aujourd’hui, reprenant la référence récurrente à la harga, Ahmine se fait reprendre vertement par le président :
« je n’ai rien à voir ici avec les harraga et je ne veux pas en entendre parler ».
Ahmine démonte l’exploitation du bidon d’essence et la similitude présumée avec le produit utilisé par les assassins. Il insiste ensuite sur les lieux du crime, et reconstruit la topographie des lieux, en présentant un plan du quartier qui indique clairement l’emplacement de la mosquée, la koudia, le quartier de la victime, le quartier de l’accusé. Il montre ainsi que Karkora (où habite Baba Nadjar) est une commune et non un simple quartier. Tandis que Taourirt, lieu d’habitation de la victime, est un quartier et les deux, Karkora et Taourirt, sont suffisamment éloignés l’un de l’autre pour ne pas être désignés, comme le prétend l’accusation, comme un seul et même quartier.
Ahmine conclut en avocat accrocheur, à la fois tenace et précis, passionné mais lucide :
L’accusé est un garçon travailleur qui ne traine pas dans les rues, malgré tout ce qu’en a retenu la police. Son quotidien se résume entre le travail et la maison. Garçon modeste, connaissant parfaitement ses limites, il se tient hors des tensions, et c’est ce qui explique qu’il refusera toujours le surnom dont on l’a affublé, celui du « Tigre ».
L’exploitation de la mobylette comme élément à charge, alors que les investigations n’étaient pas faites dans une relation mobylette-auteurs de l’assassinat, est un défaut de procédure.
Vous ne pouvez pas retenir comme fuite le fait que Baba Nadjar soit allé travailler à Zelfana pendant trois jours. Cela ne peut pas être recevable puisqu’il est établi que le maraîcher qui l’a employé l’a contacté quelques jours avant, soit le jour de l’assassinat.
Je réaffirme, et je soutiens de nouveau, que Baba Nadjar n’a rien à voir dans l’assassinat de Brahim Bazine, et je demande son acquittement.

Me Benissaâd.
Il s’attaque à la procédure, et donc à l’instruction.
L’instruction, dit-il, a manqué de profondeur et de plénitude, dans la mesure où l’heure du crime et le rôle de Baba Nadjar n’ont jamais été cernés dans les termes qu’impose la légalité. A la limite on peut parler d’absence d’instruction laquelle s’est limitée à une simple reprise du PV d’enquête de la police.
Le témoignage chargeant l’accusé se distingue par sa faiblesse quand le témoin rapporte, en tant que fils de la victime, que Baba Nadjar est l’auteur de l’assassinat. Or son père sur son lit d’hôpital, et peu avant sa mort, déclare que ses assassins, cagoulés, étaient au nombre de deux.
L’instruction n’a pas tenté non plus de pousser les investigations sur les relations de la victime pour savoir si elle avait des ennemis, lesquels, et pourquoi. Rien n’apparaît à ce sujet ni dans l’enquête, ni dans le dossier d’instruction. Même à Ghardaïa, on peut fort bien y avoir ses amis et ses ennemis.
S’appuyant sur les constatations du médecin légiste, Benissaâd ressort par la suite une indication sur la nature du décès de Brahim Bazine. Ce dernier serait mort d’un arrêt cardiaque et non des brûlures qu’il a subies.
[Cela jette un trouble au sein des experts de la magistrature assise qui se consulte mutuellement pour conclure par la voix du président qu’en définitive il est normal que Bazine soit mort d’un arrêt cardiaque, à moins que l’on procède à une autopsie].
En faisant référence aux constatations du médecin légiste, Benissaâd entendait faire tomber tout le dispositif de l’accusation.
Il revient à son tour sur le mobile du crime et repose la question déjà soulevée par ses confrères :
Quel rapport y a-t-il entre Baba-Nadjar et Bazine ? On en relève aucun, et il n’y a absolument rien dans le dossier en ce sens. Les assassins étaient au nombre de deux. Il s’agit alors de savoir qui a versé l’essence et qui a mis le feu ? On se trouve confronté de la sorte au problème des co-accusés et de la répartition des actes accomplis. Ce sont là des questions sans réponse qui montrent le vide du dossier. Benissaâd insiste sur le deuxième individu, s’écriant : Serait-ce un fantôme ? Il existe 200 000 policiers. Depuis 2005, qu’est-ce qui a été fait pour le rechercher et l’arrêter ? Où est donc le deuxième auteur, le deuxième individu, en supposant que Baba-Nadjar soit le premier ? Enfin dit l’avocat, je voudrais revenir sur le surnom de « Tigre ». Qui le désigne ainsi ? Une seule personne, celle qui l’accuse, le témoin qui est le fils de la victime.
Quant à la similitude entre les deux produits, celui utilisé pour le crime, et celui du bidon trouvé dans la maison de Baba-Nadjar, rien n’a été prouvé, au contraire ! Les expertises montrent qu’il n’y a pas de rapport entre les deux.
Benissaâd conclut sur l’idée que Baba-Nadjar est un bouc émissaire, dans une affaire qui présente de nombreuses zones d’ombres, et que l’assassinat de Bazine a tout l’air d’être une opération de professionnels, qui sont cagoulés et à qui il suffit de deux-tiers de seconde d’action.

Me Bouchachi.
Soucieux de capter l’attention d’un jury manifestement absorbé par des préoccupations extérieures, Bouchachi s’avance avec gravité sur le terrain d’une affaire criminelle dont il se fait un devoir pédagogique d’en souligner l’importance.
Vous êtes venus pour constater de quelle affaire il s’agit : c’est une affaire nationale qui ne peut être réduite à la seule dimension de Médéa.
Pourquoi Baba-Nadjar clame-t-il son innocence depuis le début de cette affaire ?
Ne s’agit-il pas d’un complot ? Dans quelle mesure ne sommes-nous pas en présence d’un crime politique ?
Pour répondre à ces questions il faut avoir en point de mire le problème de la justice, le problème de l’institution judiciaire.
Dans tout le dossier, les charges qui affligent Baba-Nadjar ne tiennent qu’en une seule feuille.
Baba-Nadjar est un conducteur d’engins de chantier, accessoirement agriculteur. Comment peut-il trouver le temps d’assassiner quelqu’un comme on l’accuse de l’avoir fait et pour quelle raison ?
Bouchachi rappelle ensuite comment Baba-Nadjar a fait l’objet de pressions afin qu’il dénonce les dirigeants locaux du FFS en les chargeant du crime.
[A deux doigts d’une plaidoirie en rupture, Bouchachi se reprend et tente de demeurer dans la connivence de la famille judiciaire en visant le procureur ]:
Mon collègue procède à une réduction de l’affaire, à sa minimisation, en se contentant purement et simplement du PV de la police. Or, s’il doit y avoir Baba-Nadjar, il y a aussi ce fantôme. On ne peut pas, vous ne pouvez pas oublier que les assassins sont au nombre de deux ! Tout le dossier est bâti sur un seul alors qu’il y a deux assassins. Tout le dossier est construit avec, au centre, Baba-Nadjar, chargé à outrance avec les violations de procédure bien connues. Le rôle de la police fait obstacle au traitement d’une procédure légale. Bouchachi fait ensuite une belle envolée sur l’Etat de droit qui, dit-il, commence par le respect des règles, y compris par les autorités. Il ne peut y avoir d’Etat de droit, non plus, sans respect de l’individu et de ses droits ! Or il est clair que l’on se trouve devant le refus de respecter et l’individu et ses droits !
Le travail de la justice renvoie constamment au problème de la légalité.
Quand on accuse et qu’on condamne ce jeune qui n’a aucun rapport avec l’affaire, rend-on justice à la victime ? Sûrement pas.
La magistrature ne doit fonctionner qu’avec l’instruction dans toute sa signification, au plein sens du terme, sur le plan du droit. Elle doit se faire dans le respect absolu de la légalité. Aussi, faut-il mettre en rapport avec les règles de procédure les déclarations des témoins, les affirmations de la partie civile et celles de l’accusation.
Il faut chercher qui sont les ennemis de la victime dont a parlé l’un de ses fils.
Quand y a-t-il crime ? Quand y a-t-il innocence ? Ce n’est pas sur de simples déclarations fantaisistes ou passionnées que l’on peut, que l’on doit répondre à de telles questions. On y répond par rapport au droit, par rapport à la légalité.
Quid alors, de l’Etat, de droit ?
La voix tonnante, Bouchachi se fait défenseur passionné, soucieux de convaincre. [Tel un vieux briscard des terrains de football, habitué à faire diversion pour voler les minutes et casser le rythme de l’adversaire, le président interrompt l’avocat en lâchant une plaisanterie sibylline sur la puissance de voix de l’avocat:]
C’est ta voix, profites-en, fais en ce que tu veux !
Restant courtois face à la digression, Bouchachi reprend en revenant sur le comportement des témoins. Il met alors en lumière l’idée de l’impossibilité de juger sur les apparences, contrairement aux affirmations du président qui, au cours de l’audience, s’est autorisé à déclarer que les apparences sont suffisantes pour juger.
Bouchachi clôture une plaidoirie passionnée au ton à la fois pédagogique et tranchant fustigeant les violations de procédure et appelant à d’autres pratiques judiciaires. Sans doute, parce qu’il n’était pas là uniquement en avocat mais aussi en président d’une ligue des droits de l’homme. Ce jeune est détenu depuis quatre ans sans preuve, avec toutes les faiblesses du dossier, les violations de procédure. Toutes les constatations relevées ne sont-elles pas en faveur de l’accusé ?
[La citation du hadith prophétique sur le doute, répondant à l’invocation coranique du procureur nous a paru superflue et hasardeuse puisque le reste de la plaidoirie a largement montré que, bien au-delà du doute, on se trouve face à la construction d’un complot avec toutes les violations de procédure dénoncées par l’ensemble de la défense].

Le président donne lecture de l’article 307 du CPP et lève l’audience à 17 heures 30.
A 18 heures quinze, Baba-Nadjar revient, les mains étroitement liées dans le dos avec une lanière de cuir. Les applaudissements et l’ovation qui le saluent de nouveau se perdent quelques instants plus tard dans des cris de douleur et de révolte, faisant suite à la lecture de la sentence condamnant le jeune Ghardaoui à la prison perpétuelle.
La scène se fige sur cette police qui sort des rangs du public et nous renvoie l’image d’une société aussi ligotée que Baba-Nadjar. Image saisissante d’une société qui se confond avec la police et qui projette, dans la durée, ce que sont l’Etat et la société.

De cette audience d’environ huit heures, nous retiendrons que le président a reproduit en l’imposant, dans l’agressivité et l’autoritarisme que seul permet l’état de la justice quotidienne, l’enquête de police. A cet égard, nous avons relevé que, en l’absence de charge, sont devenus, par la direction de l’audience et par son engagement en ce sens, des motifs de culpabilité et de condamnation, des formules, des propos ou des faits dénaturés ou sollicités outrageusement. Le but, constamment poursuivi, ne s’adressait, en fait, qu’au tribunal, afin de parfaire une conviction chancelante, ne s’appartenant pas.
C’est-ce qui explique cette insistance à fabriquer les signes de nature à faire de Baba-Nadjar le criminel que rien, dans le dossier, ne peut désigner comme tel.
Ainsi, deviennent des éléments à charge faisant office de preuves et servant à bâtir une intime conviction de culpabilité, les propos et faits suivants qui sont revenus souvent. Tout indique que ce qui importait avant tout, c’est, avec des accents entendus (propos vulgaires, attitude bagarreuse, agressivité voire méchanceté) de fabriquer un portrait convenu à l’accusé, d’en dresser un portrait criminogène et, par extension, de criminel. Les quelques exemples ci-dessous ont abondamment été brandis par le président, suivi par l’accusation et la partie civile :

* Wach tchouf fi rabbi ?
* Le sobriquet du « Tigre ».
* La fuite/absence pendant trois jours que le président a tenté à plusieurs reprises d’étendre à quatre jours.
* Le fait pour l’accusé d’affirmer ne pas connaître la victime pour la simple raison que la partie civile affirme que Brahim Bazine est connu comme le loup blanc.
* Ne pas avoir signalé que son casier judiciaire comporte une condamnation.
* Ne pas avoir reconnu qu’il a été vu et qu’il était présent sur les lieux du crime, même s’il y a des témoignages contraires.
* A cela, il faut ajouter les conditions, faites de pression et d’intimidation à outrance, qui ont marqué l’interrogatoire de l’accusé et qui ne lui ont pas permis de s’exprimer.
La voix de l’accusé étant, de ce fait, étouffée, son silence est versé comme signe de culpabilité. Infériorisée, constamment tenue en suspicion et, par conséquent diminuée, la défense, consciente du rapport de forces imposé aux droits de la défense depuis longtemps, a manœuvré courageusement, mais en vain, pour remonter le courant imprimé à une audience dont l’issue était dictée par la raison policière d’Etat.
Dans de telles conditions, l’intime conviction n’a plus aucun sens. Au demeurant, l’intime conviction reste étroitement liée au contenu du procès et ne se construit pas,en principe, dans l’arbitraire. Ce n’est pas sur la sympathie ou l’anthipatie que s’élabore, progressivement, l’intime conviction dans un vrai procès. Elle est liée aux éléments de respect de légalité, du respect de la procédure. L’article 307, laborieusement rédigé, avec des insuffisances de forme, que nous rendons tel quel dispose : « La loi ne demande pas compte aux juges des moyens par lesquels ils se sont convaincus ; elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve ; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes, dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l’accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette question, qui fait toute la mesure de leur devoir : Avez-vous une intime conviction? ».
Si l’intime conviction décide de tout, elle ne le fait qu’en rapport avec des liens à l’ensemble du dispositif procédurier et se construit en conscience : la profondeur auquel renvoie la conscience ne saurait être ignorée. Derrière la conscience se profile et se répercute nécessairement l’idée de liberté. Une conscience va de paire avec la liberté, le libre arbitre. Du moins, c’est ainsi qu’elle est construite par la modernité juridique. Peut-on soutenir que ceux qui se sont prononcés pour la condamnation de Baba-Nadjar le 27 mai à Médéa l’ont fait en consciences libres et éclairées ?

Le 22 juin 2009

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