C’est de cela qu’était chargé le tribunal criminel constitué à Médéa. Qu’est-ce donc que juger ? Serait-ce décider selon les apparences, comme l’a affirmé Ali Boucenna, ce président de tribunal, digne représentant de sa hiérarchie, convaincu que tout est possible à partir du jeu apparent – aussi – de la puissance ?
Juger, n’est-ce-pas prendre en charge un dossier dans l’état où il est transmis par une procédure de renvoi, après avoir passé les étapes de l’enquête et de l’instruction afin d’aller plus loin. Sans quoi l’étape ultime que traverse un dossier serait inutile, pur encombrement.
Juger, c’est le moment de la parole contradictoire apte à tout revoir, à tout reconsidérer et à tout comprendre, parce qu’en s’apparentant au pouvoir de justice, elle se doit de tout éclaircir.
Juger n’est rien d’autre que l’enquête sur l’enquête, l’instruction de l’instruction. Cela permet de vérifier si la procédure dans ses différentes expressions de la légalité a été respectée, suivie, obéie comme impératif incontournable.
Qui serait le mieux à même de se prononcer sur le contenu de l’enquête et de l’instruction si ce n’est le juge de l’ultime instance, de l’étape cruciale du jugement ?
De ce fait, juger ne signifie en rien se borner à une confirmation du procès verbal du policier, pas plus que celle des conclusions du magistrat instructeur.
La recherche de la vérité, pour problématique qu’elle soit, fait corps avec le travail du juge dont le serment anticipe de loin celui qu’il entend faire professer aux témoins ou aux jurés.
Juger, c’est déjà être porteur d’exemplarité, sans déviance vers un modèle d’humanité procédant de la vanité et de l’orgueil mal placé, cadré par le clinquant des armes qui l’entourent. L’exemplarité dont il s’agit ici n’est rien d’autre que celle de se faire tiers, de se mettre à la place de l’autre, s’abstraire de ses tendances, de ses penchants, se distancier.
Le procès Baba-Nadjar est emblématique à plus d’un titre et devient le symbole de l’arbitraire judiciaire par lequel se distingue la justice criminelle. En effet, ce procès, emblématique parce qu’il témoigne du déni de droit, n’est sûrement pas le seul exemple. Si la présomption peut paraître excessive, elle ne relève pas de la fiction, pour peu que l’on tienne compte des remarques suivantes :
1) les tribunaux criminels statuent dans l’indifférence et l’ignorance générales, en raison de l’absence des milieux censés répercuter les résultats et les conditions de leur fonctionnement. Les chroniques judiciaires sont inexistantes si l’on excepte les exemples foncièrement traités pour leur retombée politique aux dessous renvoyant à des arcanes dont la médiatisation même en module le sens et les implications.
2) l’absence d’intérêt pour la réflexion doctrinale dans le champ universitaire, ajoutée à l’inertie chez les praticiens, avocats et magistrats, stérilise toute tentative d’échanges et de bilans dans une jonction avec les préoccupations théoriques des facultés de droit. Ce qui se manifeste par l’indigence éditoriale et l’insignifiance de revues, pour ne pas dire leur inexistence.
3) la structuration du monde judiciaire se fait à partir des pouvoirs de la police et de la magistrature auxquels on doit ajouter le statut des avocats qui, se greffant par ricochet sur les rapports police-magistrats, en reçoit les retombées. On le vérifie sur l’état des droits de la défense. En effet, dans l’espace police-justice se construit, compte tenu de la nature d’un Etat policier, un monde judiciaire où la domination fonctionne à partir de l’hégémonie de services de police qui ont toujours gardé, en fait, la maîtrise sur l’avancement des magistrats tout simplement par le pouvoir d’enquête et la production de rapports délivrés aux hiérarchies de contrôle. Dès lors, le magistrat tire sa puissance d’abord de sa relation docile à l’égard du pouvoir de police exercé sur lui. Ce type de relation entretenu par le magistrat avec les services de police se reproduit, évidemment, à l’intérieur du prétoire. Il est imposé aux avocats sur lesquels la législation donne au magistrat président le pouvoir de police à l’audience. Faute de docilité et, en tous cas de souplesse, traduisant un professionnalisme à toute épreuve, l’avocat serait vite mis hors jeu d’un monde où la relation conduit, peu ou prou, à la connivence.
En outre, l’état de la justice criminelle s’est considérablement aggravé, dans le sens de la dégradation, depuis les dérives imprimées à la suite des procès pour terrorisme et une emprise encore plus forte de la police sur les juridictions. Le jury populaire, défait avec la présence de deux jurés, offrant la majorité aux magistrats professionnels soumis à des pressions faisant corps avec les soucis d’avancement et de carrière, laisse place à une sorte de milice des tribunaux. En effet, les jurés se recrutent, depuis bientôt une vingtaine d’années parmi les policiers, gendarmes ou militaires à la retraite. L’impératif de l’obéissance, par tempérament, formation et intérêt, domine par conséquent les cinq juges et jurés appelés comme tribunal à décider du sort, de l’avenir, d’individus qui, de moins en moins, leur apparaissent comme leurs semblables. La bestialisation des conditions de détention a, dès lors, tendance à s’étendre aux conditions de jugement.
Le procès Baba-Nadjar aura été d’un enseignement précieux à plus d’un titre. Nous avons pu constater comment une défense bénévole, portée par le souci de justice, recherchant à faire la lumière et démaquiller la vérité, s’est constamment heurtée à un magistrat manifestement tenu en laisse et qui entendait répercuter sa soumission sur les avocats. Les artifices n’ont pas manqué et le compte rendu d’audience ci-dessus en a souligné les différentes facettes.
L’infériorisation de la défense se construit d’abord dans la forme de l’interrogatoire infligé à l’accusé. Se conduisant en policier, le président ne pouvait pas, dans ces conditions, traduire en questions interpellant les policiers chargés de l’enquête et leur hiérarchie, les remarques de la défense sur un dossier constitué en force :
-par le refus de procéder aux investigations nécessaires en direction des deux assassins cagoulés ;
-par le refus du président d’en savoir plus sur le complot ourdi pour accuser Kamel Eddine Fekhar et d’autres responsables de la fédération du FFS de Ghardaïa ;
-par la liste des jeunes constituée par les services de police et prête à l’usage selon les besoins internes de la police. A quoi pouvait servir un fichier de jeunes gens classés comme délinquants selon les critères des policiers, sinon à fournir un réservoir de pré-coupables prêts à suppléer à quelque carence de dossier voire à fomenter des accusations pour des entreprises occultes. Cette liste est établie à partir d’un repérage policier dans le quartier de Bab Djedid et Bab El Haddad. Les jeunes s’y rassemblent et cela donne lieu à des échanges tapageurs et à des comportements excentriques de jeunesse. C’est dans ce quartier que se trouve, aussi, le siège du FFS.
Sur la base de données fournies par quelques notables du quartier et de la ville, une liste de 22 jeunes a été établie. En tête, figure Moussa Kasbi qui, le jour de l’assassinat de Brahim Bazine, se trouvait tout simplement en prison, accusé d’un crime qu’il n’a pas commis et pour lequel il sera lavé suite au témoignage de plusieurs de ses collègues avec qui il se trouvait à Oran, sur leur lieu de travail. Resté en prison jusqu’à son jugement, Moussa Kasbi a échappé à l’accusation, pour assassinat, de Brahim Bazine. Le second de la liste, Mohamed Baba-Nadjar, joint à la turbulence de jeunesse un élan de sympathie pour le FFS qui, depuis 2004, subit les assauts de la police et de la justice en réponse à une contestation pour le respect des droits et libertés locales.
Il existait ainsi d’impérieuses raisons pour citer et entendre les policiers responsables de l’enquête. Mais qui va se jeter dans la fosse pour demander que comparaisse le pouvoir/la police ?
Dès lors, le président Ali Boucenna est-il en mesure de s’élever suffisamment pour pouvoir juger selon une toute autre conception de la fonction ?
Juger, c’est « se mettre à distance de la violence première tout d’abord, mais aussi de l’injustice potentielle de la réponse légale ».
Serait-il en mesure de saisir les bienfaits de cet effort selon lequel « juger, …c’est s’arracher à un jugement spontané pour se faire tiers à soi-même »(1).
Le magistrat, entièrement responsable des retombées sociales des sentences prononcées n’est, tout bonnement, qu’une résultante : tempérament et formation contribuent certes à dessiner une figure que la loi loge dans un palais et ses symboles. Mais la loi n’a d’autre sens que ses législateurs-parlementaires répercutent parce que, dans l’absolu, ils puisent la législation dans une relation à la représentation. Celle-ci renvoie à un rapport entre ses deux faces, du bas vers le haut, avec la sanction d’une responsabilité politique et électorale. De tout cela, bien sûr, il n’en est rien et les concepts procèdent d’une simple couverture de sorte que si le juge peut faire bon marché de la loi, c’est parce que le parlementaire, coopté sur des critères de fidélité supervisée par les services de police, a depuis longtemps consigné le rapport à la loi dans un sens qui, en aucun cas, ne puisse troubler le jeu des puissances dont il n’est qu’une émanation échangeable à souhait.
Que faire, alors, sinon se réapproprier la loi, la représentation, la justice et, avec elles, recomposer, reconstruire, une autre figure du juge.
Cela se fera d’abord par la volonté de savoir et de faire savoir qui est soumis à l’épreuve du jugement, comment juge-t-on, par quels juges et pour satisfaire à quelles exigences !
Le 22 juin 2009
NOTES
1 Antoine Garapon, Bien juger, Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Odile Jacob, coll. Opus, p.304, à qui ces quelques observations doivent beaucoup.