– L’ALGÉRIE ET L’ ÉTAT DE DROIT – LE SECOND SOUFFLE

Idéologie hissée au rang de programme, expression achevée d’un système politique, encensé d’abord, renié ensuite, l’unanimisme retrouve de la vigueur et entame une nouvelle jeunesse avec l’État de droit. Revendiqué par tous sans que l’on sache ce que chacun veut en faire, il constitue un barrage idéal contre la démocratie.

Malgré les tentatives contradictoires qui secouent le monde politique, les épreuves traversées depuis sa consécration avec la constitution de 1989, il n’a apparemment rien perdu de son attraction. Les vingt années traversées dans un torrent de sang, de tortures et de disparitions, qui devraient inciter au bilan et à la réflexion, n’empêchent pas l’État de droit d’occuper la scène et de recevoir les témoignages de fidélité. Posséderait-il à ce point un pouvoir enchanteur au point de rassembler sous sa bannière les bourreaux et les victimes, les gouvernants et leurs opposants ? Saisi à distance, l’État de droit, aussi surprenant que cela puisse paraître, est l’expression aboutie de reconduction sophistiquée du totalitarisme.

– L’ÉTAT DE DROIT COMME CONCEPT –

Les deux termes accolés – État et droit – renvoient à une association d’où il ressort que l’un des termes, droit, définit l’autre, l’État. Cette première idée incite à définir l’État comme celui qui reconnaît le droit, s’y reconnaît et s’y conforme. Par association, le tout renvoie à la justice. A contrario, il suppose le rejet de l’arbitraire, de l’injustice et laisse entendre qu’il veille à une harmonisation des rapports en société, entre individus et entre ceux-ci et l’État. Sans doute est-ce là l’acception première, vulgarisée, non dénuée de pouvoir séducteur, celle qui est reçue par tous et qui explique sa dimension populaire et popularisée. Les moyens mis en œuvre par la propagande officielle à l’aide d’officines ad hoc ont balisé les années quatre-vingts des signes extérieurs de respectabilité offerts par l’État de droit.

Quand il est invoqué comme slogan revendicatif, un tel État, projeté dans la représentation, signifie le rejet d’un autre type d’État qui, au quotidien, s’affranchit des règles de droit, laissant ses acteurs recourir impunément à la force. Le fonctionnement des appareils politiques et administratifs se fait par violation de la loi et par la voie de fait.

Pourtant, la notion d’État de droit, entendue comme organisation censée mettre fin à l’arbitraire, veillant au respect des droits et libertés, si elle qualifie l’État, ne dit mot du terme qui y pourvoit, le terme droit. Ce dernier fait l’objet d’une présomption irréfragable : le mot se confond avec l’objet qu’il définit implicitement, l’État, dans une identité avec le juste, l’intérêt public, le refus de l’arbitraire. Il se confond également ipso facto avec un pouvoir de sanction propre, interne et qui redresse l’État dans ses errements et ses manquements.

Les choses ne sont pas si simples. D’abord, parce que se pose d’emblée la question de savoir comment, avec quoi, l’État est mis en conformité avec le droit et sous l‘impulsion de qui. Comment le droit va-t-il soumettre l’État à son autorité ? C’est là que le concept bute contre un choc qui renverse l’idée de départ en découvrant que le droit fonctionne conjointement avec la force dont l’État est justement le détenteur exclusif. Mais si tout État fonctionne avec des règles, cela ne veut pas dire qu’il a toujours obéi à ces dernières. L’État de droit signifie donc surtout que l’État en tant que tel ne saurait échapper à la sanction du droit, tout comme les individus.

Dans les années quatre-vingts, le rapport État-individu a servi de fondement à l’universalisation de l’État de droit et à l’hégémonie mondialisée du libéralisme. En ce sens, l’État se doit de veiller à l’épanouissement des individus par abolition de tout dirigisme, en libérant les activités au lieu de brider les initiatives. L’État de droit a été accompagné d’une politique de désengagement en termes de déréglementation et d’autorégulation des marchés.

Contrairement aux correctifs accompagnant l’État interventionniste ou État providence, confondu avec l’État oppresseur, l’État de droit fait un retour au laisser-faire libéral en offrant la garantie et le respect des droits individuels pour tous. L’univers de protection, dans un contrôle formel des actes de l’État, est complété par une substantialisation sur le plan matériel des règles qui, au-delà de l’ordre interne, sont imposées par les conventions internationales. Ajoutés au système de contrôle interne de constitutionnalité des lois, les traités veillent à contenir l’État, en théorie, dans des limites en adéquation avec l’idée mettant le droit au-dessus des tentations autoritaires. Cela explique pourquoi l’État de droit ainsi entendu, ne saurait se concevoir sans le poids théorique des droits de l’homme. Consacrés au rang d’instrument de mesure, les droits de l’homme sont appelés à confirmer ou infirmer la réalité de l’État de droit.

Historiquement, dans les contrées qui l’ont vu naître et prospérer, l’État de droit est le fruit d’une évolution, passant un cap qualitatif après avoir traversé les pratiques de l’État de police et celles de l’État légal. Avec l’État de police, on est confronté à un absolutisme procédurier soustrayant l’État au droit, sans regard sur les retombées, individuelles ou collectives et les préjudices causés. C’est le pouvoir absolu de l’État sur le droit. L’État légal, par contre, met l’administration et le pouvoir politique devant la nécessité de respecter les règles posées en suivant les normes dans leur hiérarchie. Par la voie de la loi et de la représentation nationale, la légalité s’entend en termes de souveraineté de la loi par opposition à la puissance de l’administration.

En définitive, le passage à l’État de droit signifie que l’État, s’il a la maîtrise et l’initiative du droit, ne peut, par contre, édicter n’importe quelle règle, sous prétexte de domination majoritaire. Le droit de l’État est, dès lors, confronté à une épreuve de légitimité élargie à des principes auxquels il ne saurait se dérober sous peine de retomber dans les errements autoritaires. Il reste à savoir comment et dans quelle mesure, un tel concept reçoit sa transposition dans la réalité.

– L’ÉTAT DE DROIT COMME SLOGAN / PROGRAMME –

Le recours à l’État de droit dans les années quatre-vingts a été, en Algérie comme dans d’autres pays du sud et les pays d’Europe de l’Est anciennement démocraties populaires, la recette miracle à partir de laquelle on prétendait construite une contre idéologie à l’État totalitaire. L’État de droit fut le tremplin à partir duquel Chadli et son entourage (hamrouchien et belkhiriste entre autres) se sont lancés dans le démantèlement du parti unique. À partir de la presse, notamment Algérie-Actualité, l’État de droit refoule inexorablement l’État du pouvoir révolutionnaire et transporte le centre de la légitimité de la révolution au droit. La caravane, lestée d’une autre conquête conceptuelle, la société civile, escortée par tous les organes de presse de l’époque, s’attache à faire découvrir aux Algériens la constitution et les droits de l’homme et ouvre la voie aux bouleversements de 1988. Querelle interne vidée sur la place publique, par boucs émissaires interposés, où les exactions meurtrières le disputèrent à la torture, Octobre 1988 est érigé en révolte populaire et regardé encore par beaucoup d’acteurs et de responsables politiques comme soulèvement contre le régime. De ce fait, les événements ont permis de purger les appareils de quelques irréductibles et d’assurer le basculement vers un redéploiement du régime sous les dehors séduisants de l’État de droit. Le champ juridique s’enrichissait de ligues de droits de l’homme d’obédiences diverses, rehaussées par la fondation d’un Comité contre la torture, aussitôt renié par ses parrains. Certains membres fondateurs deviendront des tortionnaires en puissance dès lors que le suffrage universel ne s’est pas traduit, en 1991-1992, dans les termes désirés.

Une débauche d’énergie chez les juristes sollicités par le pouvoir entraîne l’ouverture du marché au droit dans lequel se lancent avocats, universitaires, magistrats, ferraillant tour à tour sur la constitution, les droits de l’homme, le pouvoir judiciaire, animant la scène éditoriale au même titre que le font les chefs de partis politiques ou des journalistes en assemblées générales. Le bouillonnement qui paraissait obéir à des considérations spontanées sur le désir de démocratie, découvrant soudain un univers politique animé de talents insoupçonnés, révélait peu à peu les sources de sa maîtrise. Artifice de crédibilisation du pouvoir, l’État de droit offrait une série de réformes toutes téléguidées d’en haut. Le démantèlement de l’économie est vendu comme œuvre de salubrité avec le saccage des entreprises publiques dépecées au profit d’entrepreneurs sortis du néant et d’hommes de pailles pour corps constitués. Quant aux domaines agricoles, privatisés en super propriétés, ils ne renouaient avec la grande propriété coloniale qu’à travers les délices d’une jouissance privative. L’État de droit masquant l’état d’exception ouvre la voie à tous les partages entre les maîtres d’hier et d’aujourd’hui. Gestionnaire averti et inamovible « aménageur » du territoire, pur produit de l’Ecole nationale d’administration et fleuron de sa tutelle, Cherif Rahmani a été chargé de veiller au découpage des parcelles.

Février 2011 sonne le point de départ d’une recomposition du régime qui semble demandeur de sang neuf. Des ballons d’essai partis de centres indéterminés et relayés par les organes de presse laissent entendre que le cycle Bouteflika arrive à son terme. L’heure de la succession ne cesse de tinter de manière discontinue depuis 2008. Le souci de changement, répercuté par les appareils politiques et repris quotidiennement dans la presse, donne des signes de précipitation à la faveur des événements de Tunis et du Caire. Depuis son intronisation par les chefs militaires, Bouteflika s’est constamment posé comme la chance que l’Algérie attendait, renouant le tissu déchiré de l’orgueil national. Ne lésinant ni sur les moyens, ni sur les méthodes, il mobilise tous ses réseaux et se fait tailler une statue d’homme providentiel. Artisan d’une réconciliation nationale au sein de laquelle l’impunité des uns criminalise le besoin de vérité et de justice des autres, Bouteflika devient encombrant, par la force de mandats répétés, pour des généraux désormais soustraits aux poursuites pénales, au nom d’un droit taillé à la mesure de l’uniforme.

Fer de lance d’une contestation hebdomadaire prétendant tout renverser au bénéfice de la démocratie, les artisans de l’adaptation du système se recrutent, de nouveau, sous la bannière de l’État de droit. On y retrouve un ex-Premier ministre putschiste, un ex-ministre des Finances promu Premier ministre, après s’être fait les dents au sein de gouvernements de la terreur, un chef de parti à qui la culture de la démocratie n’a enseigné les vertus du rassemblement que pour promouvoir les bienfaits du suffrage censitaire. Construit dans le secret du cabinet Belkheir, cet intermittent d’une opposition sélectionnée, rêvant en vain de destin national se fait, en désespoir de cause, historien à comptes médiatiques et réussit à revenir à la « Une ». Un tel rebond, fruit d’une association où filiation légitime et filiation naturelle se croisent, lui offre une opportunité miraculeuse : la récupération des lambeaux d’une légitimité historique dont on disait qu’elle avait épuisé ses ressources.

A leurs côtés, leur tenant la main ou se démarquant par nécessité tactique, des responsables de ligues des droits de l’homme qui confondent, comme par le passé, le monde des droits de l’homme avec celui du cabinet juridique, étoffent un peu plus le projet de changement de système. De quoi créer une confusion dont on voit déjà les bénéficiaires. L’État de droit se fait rassembleur, masquant les élans carriéristes derrière des envolées solidaires. On ne distingue plus les tortionnaires d’hier de ceux qui les désignaient à la diligence d’enquêtes internationales. Des fraternités d’armes a priori inattendues surgissent au détour des sépultures. Celle de Abdelhak Layadha et du général Smaïn ne manque pas de singularité.

Unifié à coups de slogans, le paysage politique se brouille un peu plus, tandis que l’État de droit est reconduit dans son vécu d’état d’exception. On a même vu ici et là des universitaires à la plume exaltée affronter la toile et plaider tantôt la popularité de l’armée, tantôt la légitimité d’une sécurité militaire (DRS) à peine flétrie par les actes de quelques recrues. Encore que, par souci d’objectivité, on exigeait, sans ironie, des preuves irréfutables. Ainsi formulée, la question préjudicielle ravale le crime contre l’humanité au rang d’hypothèse gratuite. Parlant d’eux-mêmes, ces plumes généreuses se font, par souci pédagogique, peuple en imagination (selon une formule de Pierre Bourdieu).

Les manifestations et autres marques d’engagements, s’étirant de comités en coordinations, resservent un menu à peine actualisé, sous couvert de mimétisme « révolutionnaire ». Dans la foulée, L’État de droit ne pouvait trouver structure plus appropriée pour en débattre que l’Institut national d’étude et de stratégie globale (INESG), think tank de la « Maison ».

La scène du réaménagement se dresse sous les auspices d’un État de droit réactivé, alors que le pouvoir en place donne depuis trois années les signes d’une recomposition en se jouant la partition je t’aime- moi non plus. Chaque contingent met ses cartes en jeu, alternant l’émeute et la démarche pacifique. Cette différenciation renferme tout ce qui sépare la société, décomposée dans ses liens, social et politique (suffisamment pour être autre chose qu’une société civile), et les organisations réduites à de simples appareils. Ce qui leur vaut le statut d’interlocuteurs agréés chez qui la démocratie ne se décline qu’en responsabilité orientée vers le haut.

Ainsi, l’Algérie de l’émeute n’est-elle pas celle de tous les ténors qui réunissent ceux qui se reconnaissent dans des formes de direction, de savoir, de contact, de culture. L’Algérie de l’émeute est spectatrice, sentant que le semblant de « combat pacifique », et ses mises en scène, n’est pas le sien. Ceux qui, à travers le territoire, ne parviennent jamais à se faire entendre, ont probablement conscience d’une chose : au nom de l’État de droit, le pouvoir comme ses interlocuteurs les laissent livrés à eux-mêmes. Exclus de toute couverture sociale, des millions de femmes et d’hommes subissent ou ont subi toutes les dégradations possibles : emploi, logement, environnement, éducation, soins sont inaccessibles à des pans entiers de la société soustraits à la curiosité de l’enquête scientifique comme aux reporters des grands quotidiens. Inaudibles dans leur précarité, ces millions d’Algériens sont insusceptibles de soucis budgétaires, ni de la moindre attention, en provenance de chambres où la notion de représentation se conjugue avec celle d’une souveraineté occulte. L’État de droit s’est érigé en liquidateur de toutes les structures et services de nature à irriguer la société en civilité. Doublement pénalisée, la société, dans ses parties les plus défavorisées, est frappée par les abstentions de l’État qui, lorsqu’il intervient, livre les populations aux gendarmes, aux policiers, aux militaires et aux juges. Devenue étrangère à elle-même à force de cultiver la négation des solidarités qui la fondent, défaite dans ses ressources morales par un État prédateur, elle se déchire en privé et en public. D’où le recours à l’émeute en guise de réponse quasi quotidienne, de manière alternée mais continue, d’un bout à l’autre du territoire. La destruction par l’incendie des services publics de l’état civil, des tribunaux ou des impôts, incompréhensible de prime abord et révoltante, n’est que l’autre face de la prédation poursuivie par l’État, sous les auspices législatifs et juridictionnels.

Livrée à elle-même, la société, dans ce qu’elle a de plus vigoureux, se réfugie dans des formes de destruction suicidaires, réalisant qu’elle ne saurait être une société de droit dans un État qui n’intègre le droit que pour mieux le mettre au service de l’arbitraire.

– L’ÉTAT DE DROIT, ÉTAT D’EXCEPTION –

La scène politique telle qu’elle s’offre à nous dans des ambitions et des désirs de changement se structure en apparence selon un schéma pouvoir-opposition. Les limites du schéma sont vite dépassées lorsqu’on sait que le pouvoir n’a pas un seul épicentre et que l’opposition ne se définit ainsi que de manière fugitive et parcellaire. Une variété de liens en font une série d’annexes dans différents chefs-lieux du sérail politique et sécuritaire. Le constat relèverait de l’évidence quand on se remémore le processus de mise en place des partis politiques ou de ce qui en fait office. Lorsque l’opposition ainsi sériée revendique l’État de droit, elle soulève par là-même son rapport à la société. Or, à l’égard de cette dernière, l’opposition n’a aucune prise ni relais. Derrière ses expressions en apparence différentes, l’opposition s’unifie en ossature organique qui la limite à un cercle d’intimes en échanges quotidiens ou en attentes d’échanges et de disponibilité face aux acteurs du pouvoir d’État. De ce point de vue, l’opposition et ses acteurs sont des interlocuteurs du pouvoir sans appréhension des réalités sociales. Si l’émeute s’empare de la société c’est parce qu’il n’y a jamais eu de tentative de faire circuler les instruments politiques appropriés vers d’autres formes d’expression et de résistance. Aucun parti ni organisation n’a jamais couru le risque de tisser de lien politique, civique, dans les quartiers d’Alger ou d’autres centres urbains. On n’ose même pas parler de la périphérie que résume l’expression quartiers chauds mondialisée par traduction littérale en arabe, et adoptée par les gens de justice. Les acteurs politiques de l’opposition invoquent, en guise de force majeure, l’état d’urgence et les contraintes d’ordre sécuritaire pour justifier cette démission face à l’établissement du lien politique. Or, les réunions en privé, ou dans les sièges des partis restaient possibles et de pratique courante. Mais seulement entre soi, entre initiés, tenant du club mondain et faisant le point sur ce qui se colporte dans les milieux dirigeants.

De fait, compte tenu des formes et conditions de leur émergence et de leur encadrement, les partis politiques ont reproduit en leur sein le schéma de l’État/pouvoir, à la fois sur eux-mêmes et en direction de la société. Nous avons eu l’occasion de le relever par ailleurs, les partis, comme toute autre association, dont celles des droits de l’homme, adaptent en leur sein l’autoritarisme et l’état d’urgence pour mettre de côté les règles statutaires (mini-constitution) censées gouverner leurs rapports internes. Point n’est besoin de faire ici un inventaire en ce domaine. La notoriété des empoignades et des déchirements éclaire sur l’étendue du désastre.

Ces constats poussent tout naturellement à se poser la question suivante : comment, dans ce paysage politique n’ayant du droit que la pratique de son contraire, la convocation assidue de l’État de droit va-t-elle conduire à l’expression théorique qu’on lui prête ? Comment va-t-elle propulser d’autres formes de représentation nationale, de moyens de contrôle, de respect de la légalité et de constitutionnalité ?

A quel pouvoir obéiront les juges des différentes juridictions : judiciaire, administrative, constitutionnelle ? L’État s’est offert le luxe de tous les gadgets formels transposés du droit français, y compris la dernière trouvaille, le Conseil d’État. Malgré les séances de rattrapage organisées avec le concours prestigieux de sommités du Palais Royal, les rudiments du contrôle de l’administration algérienne par ses juridictions ne sont qu’une suite ininterrompue de rejet de la greffe.

Limitée aux règles mises en place, la question de l’État et du droit trouve rapidement sa réponse dans la mesure où, fonctionnant selon ses codes, même quand il les viole, l’État ne saurait être autre chose qu’un État de droit. C’est à cette définition que se sont arrêtés les membres de la Commission de réforme de la justice(1). Cette conception de l’État de droit qui remonte au XIXème siècle a conduit à soulever le rapport de l’État au droit et a ouvert le cycle de problématiques saisis par les philosophes d’abord, les juristes ensuite, pour aboutir à la notion achevée telle qu’elle est proposée de nos jours : un État soumis au droit par un ensemble de dispositifs constitutionnel, législatif, sous le contrôle de la souveraineté nationale (élections) mais aussi du juge qui, au-delà du droit interne, s’appuie également sur les acquis conventionnels des droits de l’homme. Le juge constitutionnel peut ainsi en théorie censurer le législateur.

Mais tout ceci ne dispense pas du recours à la question de l’État et du droit : à quel État se réfère-t-on ? Saisi sous cette forme, l’État implique des rapports sociaux et des intérêts, des objectifs, des missions. Et, par extension, quel droit met-il en place pour gouverner ces rapports, pour assurer la paix civile ? Comment répondra-t-il aux demandes légitimes, qui montent de la société, sur la justice sociale ? Quel contenu donne-t-il à cette dernière, à la redistribution des richesses ? Comment l’État va-t-il respecter et faire respecter ses choix. À quelle conception de l’ordre public iront ses préférences ?

Ayant le monopole du droit parce qu’il détient le monopole de la force pour en assurer le respect ou s’en affranchir, est-il concevable que l’État puisse ordonner le droit de manière à le diriger contre la société ou contre une partie de celle-ci ? C’est pourtant ce qui s’est passé avec l’État de droit installé en 1989 qui s’est déployé dans la torture, les enlèvements, assassinats et massacres de population.

Et ailleurs ? Dans la version expurgée telle qu’elle est souvent citée comme modèle, l’État de droit en Europe nous offre le spectacle d’un système mettant à exécution le libéralisme à marche forcée, contre la société, en soumettant toutes les structures juridiques/juridictionnelles aux objectifs planifiés. La violence exercée par l’État de droit en Europe sur sa société, dans une démocratie dévoyée au nom du droit majoritaire, est volontairement et grossièrement occultée par les ténors algérois de l’État de droit. Ce qui tendrait à confirmer tout simplement les liens de subordination à l’égard de l’ordre libéral et des organismes ou personnalités appartenant à ses réseaux.

Dans les pays de tradition démocratique, l’État de droit sert de paravent à la destruction des services publics ainsi que des droits économiques et sociaux, optant pour la répression de toute résistance au nom du fait majoritaire. Des pans entiers de l’économie du service public sont livrés à l’initiative privée qui substitue le régime du « tout profit » aux missions d’intérêt général sous la protection de l’État de droit et de ses CRS. Ce qui conduit à son terme l’évolution de l’État de tous vers l’État de quelques uns(2).

Instrument de mondialisation de l’ordre libéral, l’État de droit s’accompagne, dans la dimension internationale, du devoir d’ingérence. Mais le bilan parle de lui-même. Sur le plan interne, au même titre qu’à l’échelle internationale, l’État de droit, absorbé dans l’État de l’arbitraire, revendique à tout moment le passage à l’état d’exception. Les exemples de la Palestine, des Balkans, de l’Afghanistan, de l’Irak, de l’Iran ou du Liban montrent comment l’État de droit et le devoir d’ingérence hiérarchisent les droits de l’homme en reconduisant les ressorts de la mission civilisatrice.

Dogme facilement rassembleur car chargé de prime abord de rassurer, fondé sur le préjugé de régulation arbitrale, d’équilibre et de justice, l’État de droit évacue les formes politiques de lutte et de résistance contre des choix légitimés par avance sur la base d’une idéologie qui ne dit jamais son nom. Par contre, au nom de l’État de droit, toute lutte idéologique de nature à lui être opposée, relève désormais de la ringardise voire du terrorisme. Masquant domination idéologique et domination politique, l’État de droit se traduit par le monopole du combat idéologique et l’hégémonie politique. Ainsi s’explique la vague de désyndicalisation et de « dégauchisation » en Europe, débouchant sur une marchandisation accélérée des instruments et des activités du service public, renversant de fond en comble les principes fondamentaux et les principes généraux du droit censés protéger des acquis sociaux jusque là irréversibles. Face à cette vague idolâtrant le gouvernement exclusif du droit, au détriment de la politique, qui n’a d’égale que sa dimension mensongère, les États eux-mêmes sont menacés dans leur souveraineté : les cas de l’Irlande, de la Grèce ou du Portugal sont des exemples édifiants. Le suffrage universel n’a même plus la signification qui a été la sienne comme expression de la souveraineté nationale/populaire.

En renversant le rapport politique/droit, faisant croire à la prééminence du droit auquel la politique serait soumise, on change de perspective : les décisions politiques arbitraires sont scellées par la sacralisation du droit. Ainsi sont par avance délégitimées les résistances, positionnements et projets contre un ordre ultra protégé.

Sans parler de révolution, toute tentative de déstabilisation pacifique de l’ordre libéral retrouve, au nom de l’État de droit, les instruments de répression mettant un terme aux garanties de protection des libertés individuelles et collectives. Prenant prétexte des actes terroristes, l’Europe s’est bardée de législation spéciale, de police spéciale et de juges non moins spéciaux pour habituer la société à plus d’obéissance et de docilité. L’abandon de droits et libertés individuels et collectifs conquis dans une longue histoire contre l’injustice et l’oppression ne cesse d’être l’objet d’évaluations édifiantes. La police devient le premier rempart qui au nom de l’ordre public, s’approprie les lois et se façonne des privilèges de juridiction.

L’invocation du danger terroriste mondialisé accompagne, comme on s’en rend compte, l’ordre libéral qui se donne à l’échelle du monde les moyens de réduire, d’une façon ou d’une autre, toute velléité contestant son hégémonie.

Sur le plan interne comme sur le plan international, l’État de droit ne saurait être apprécié sans ces violences à répétition qui masquent sa signification réelle au sein du politique.

*
* *

La tirade de l’État de droit, déjà jouée en Algérie, revient à la faveur des secousses qui marquent les rapports politiques au sommet. Le second souffle redonnant du tonus à l’État de droit est d’autant plus significatif que le champ politique, frappé d’une incapacité chronique, se raccroche, y compris dans ses parties les plus meurtries, à ce « radeau de la méduse ». Le pouvoir, dans ses variantes supposées, y trouve largement son compte, chacun faisant jouer ses propres astuces pour arriver à ses fins, à l’abri d’une citadelle offrant à la fois des moyens de défense et les munitions pour monter à l’assaut. Dès lors, l’avantage qu’offre l’État de droit réside dans le décloisonnement de l’affrontement en le tirant du tête-à-tête des sommets. Ceux-ci, masquant par nécessité le réflexe janissaire préjudiciable à l’image de modernité, étendent la confrontation à tout ce complexe baptisé société civile, partis politiques et opposition, presse, associations et syndicats. La confrontation en cours semble aux uns et aux autres suffisamment mûre pour être projetée sur la voie publique. Cependant, le rapport de forces dans la rue n’est que le reflet de ce qu’il est au sommet, dans le secret du palais. C’est ce qui explique qu’il y ait autant de policiers casqués que de manifestants étouffés. L’occupation, la conquête ou la reconquête de l’espace public -tenant à la fois du fait et du slogan en circulation depuis quelques semaines – jouent le rôle de marché aux compétences et aux initiatives ouvert par ceux qui, d’en haut, observent les fluctuations des valeurs, attendant les opportunités pour faire chuter, freiner, accentuer ou monter le mouvement boursier.

Dès que le rapport de forces aura basculé au sommet, il est certain que la rue offrira d’autres scènes dans la composition police/manifestants. Deux scénarios sont alors possibles :
*La jonction de la rue, ouverte aux manifestants, avec le clan vainqueur. Cela suppose que le vaincu accepte la défaite et consente à une recomposition du régime, abandonnant l’initiative de celle-ci à l’adversaire en connivence avec les ténors de la rue. C’est le scénario du passage en douce, relativement.
**Le second scénario, que l’on ne souhaite pas, tiendrait d’une réédition d’Octobre 1988. Raidis dans leurs positions, les composantes au sommet se rabattent sur la rue dans le déchirement des forces : les uns libérant les espaces nécessaires à des manifestations publiques, les autres, en désespoir de cause, et dans l’ombre des tenues officielles de la police et de l’armée, optant pour le carnage.

La recomposition se fait dans la douleur, mais dans tous les cas en dehors de la société et contre elle, avec la complicité des appareils partisans et associatifs, le tout sous la bannière de l’État de droit.

Il restera tout de même une question. Derrière la mobilisation du droit au service d’un État, affichant ou masquant tour à tour son oppression au nom d’une règle sacralisée, l’interpellation de l’État et de son droit demeure toujours ouverte. Loin du cadre étriqué des artifices juridiques, des arguments techniques ou du regain de rayonnement qu’y puisent les juristes dans des tentatives de fécondation du champ juridique, l’État de droit finira toujours par buter contre l’interpellation solennelle suivante : au nom de son droit le pouvoir souverain peut-il imposer indéfiniment l’arbitraire ? Question aussi ancienne que le glaive et le droit.

L’appel à un autre droit, puisé à une autre source, au-dessus de celle du pouvoir souverain et s’imposant à lui plonge, a priori, ses racines dans toute culture sociale. Les droits imprescriptibles qu’elle se donne supposent, nécessairement, la désobéissance sans laquelle la résistance légitime à l’oppression ne trouverait pas d’ancrage. En réalité, l’imprescriptibilité des droits reste la marque de sociétés politiques suffisamment fortes, aux valeurs ancrées dans un développement contradictoire du rapport au droit comme expression des rapports de forces sociales, d’où il ressort que les antagonismes modulent un point d’équilibre : le pouvoir souverain est ainsi tenu de ne jamais porter atteinte aux droits fondamentaux, ligne de démarcation que l’État ne doit pas franchir sous peine de rappel à l’ordre non pas seulement juridique, mais aussi et surtout, politique.

Dans le contexte algérien, l’État de droit n’a ni l’ambition, ni l’armature d’une telle mise à l’épreuve. Le traitement réservé aux crimes contre l’humanité et à leurs auteurs n’en sont que la manifestation éclatante. Loin de s’inscrire dans la confrontation droit/politique, l’État de droit nous est unanimement proposé, en signe de nouveauté, comme alternative à un régime avec lequel il se confond depuis une vingtaine d’années. Avancer une telle solution en la baptisant changement, relèverait alors, selon les cas, de la naïveté, de l’ignorance ou de l’escroquerie. Le champ politique en est submergé.

Lyon, le 19 mars 2011.
.

© tous droits réservés elhadi-chalabi.com

NOTES
1 Voir, sur ce site, La réforme de la justice. Dieu, Satan, Bouteflika et les commissaires ainsi que les documents du numéro 2 de l’Instance.

2 Laurent Bonelli et Willy Pelletier, L’État démantelé, Paris, La Découverte/Monde diplomatique, 2010. Serge Halimi, Le grand bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Paris, Fayard, 2006.