Affaire BABA-NADJAR

Dans un arrêt rendu le 23 décembre 2007, la Cour Suprême a fait droit au 
recours de Mohamed Babanadjar en cassant le jugement du tribunal de Ghardaïa. 
L’affaire, renvoyée, sera donc rejugée.

-LORSQUE LA LIBERTÉ D’UN SEUL CONDITIONNE LA LIBERTÉ DE TOUS-

-JUSTICE POUR MOHAMED BABA-NADJAR-

Habitant Ghardaïa où il est né, Mohamed Baba-Nadjar avait vingt quatre ans au mois d’octobre 2005 quand a eu lieu l’agression et l’assassinat d’un militant connu de la section locale du croissant rouge et ancien militant du FFS, Brahim Bazine.
Injustement accusé et condamné à mort le 6 juin 2006, Mohamed Baba-Nadjar est incarcéré à la maison d’arrêt de Ghardaïa sans qu’aucune charge de culpabilité ne soit constituée, sans qu’aucune preuve n’ait été apportée contre lui, dans une affaire qui relève de la machination. Le jugement, frappé d’appel, est en instance devant la Cour suprême.

I – LES FAITS –

Le jeudi 20 octobre 2005, correspondant au 17ème jour du mois de ramadhan, aux alentours de vingt heures, soit une heure environ après la rupture du jeûne, Brahim Bazine est aspergé d’essence et brûlé vif sur le chemin qui devait le conduire à la mosquée.
Sur son lit d’hôpital, la victime, avant de succomber à ses brûlures, deux jours après l’agression, affirme avoir été attaqué par « deux individus portant cagoule, vêtus de noir et qui se sont enfuis sur deux mobylettes ».
Au lendemain du décès de Brahim Bazine, soit le 23 octobre, la police se présente au magasin de Bachir Baba-Nadjar, le père de Mohamed, pour demander à voir ce dernier.
Absent de Ghardaïa, Mohamed est en fait sur les lieux de son travail, dans une ferme de Zelfana, à soixante kilomètres de Ghardaïa.
La police remet une convocation au père de Mohamed, pour ce dernier. Mais dès le lendemain, 24 octobre, des policiers, munis d’un mandat de perquisition, se présentent au domicile du père. Alarmé, ce dernier prend conseil auprès d’un avocat, au lendemain de la perquisition. Sur la foi des propos rassurants de l’avocat consulté, Bachir Baba-Nadjar demande à son fils de répondre à la convocation de la police. C’est ainsi que Mohamed Baba- Nadjar se présente, le 27 octobre 2005, au commissariat central de Ghardaïa.
Accusé d’assassinat, gardé à vue quatre-vingt seize heures, durant lesquelles il est soumis à interrogatoire permanent, Mohamed ne cesse d’affirmer son innocence, dit être totalement étranger au crime et à la victime qu’il ne connaît même pas.
Présenté au procureur à l’issue de la garde à vue, Mohamed sera inculpé et écroué à la maison d’arrêt de Ghardaïa. Il est pratiquement mis au secret pendant dix jours, puisqu’il lui sera interdit d’avoir le moindre contact avec son avocat ou avec les membres de sa famille. Mohamed est jugé le 6 juin 2006 par le tribunal criminel de Ghardaïa qui, à vingt heures, donne lecture de la condamnation à la peine de mort.
Les manifestations d’indignation seront impitoyablement réprimées, avec, en prime, pour le père et l’oncle du condamné, une garde à vue jusqu’à deux heures du matin.
Comment évaluer la succession d’actes qui aboutissent à élever l’arbitraire au rang, même nominal, de justice ? Aucun indice ne permet d’attribuer l’assassinat de Brahim Bazine à Mohamed Baba-Nadjar. C’est ce qui ressort, successivement, de l’enquête, de l’instruction et du jugement.

II – L’ENQUÊTE –

A charge, l’enquête retient les deux séries de faits suivants:
En premier lieu, les déclarations, particulièrement confuses, de deux garçons respectivement âgés de quatorze et quinze ans : Zakaria Dadi Ouaissa et Brahim Tebbakh. Chacun des deux affirmant que l’autre lui a dit « avoir vu Mohamed Baba-Nadjar deux jours avant l’agression à proximité de la mosquée ». L’un des fils de la victime, Kacem, se saisit de ces affirmations fantaisistes, et les répercute auprès des enquêteurs qui, à leur tour, les retiennent comme indice quant à la préparation du crime.
En second lieu, les objets saisis et mis sous scellés lors de la perquisition au domicile familial. Ici, il faut distinguer deux catégories d’objets que la police retient comme un tout :
Tout d’abord, un bidon d’essence trouvé sous un lavabo, dans la cour. Les enquêteurs utilisent l’expression « caché sous le lavabo ». Compte tenu de la nature du liquide, nécessairement mis en rapport avec le mode d’agression (victime brûlée vive), le terme « caché » laisse entendre la découverte de l’arme du crime. L’association « arme du crime »-« lieu de sa découverte » donne le nom du criminel.
Ensuite, les enquêteurs mettent sous scellés un brassard qui, au nom de la fédération FFS de Ghardaïa, demande la libération de Khoudir Babaz. Ce dernier est un militant du FFS emprisonné lors des émeutes de Ghardaïa, en 2004. Rappelons que ces émeutes ont pour origine la bestialité avec laquelle les services de sécurité ont réprimé une simple manifestation de protestation elle-même provoquée par les agissements des services administratifs de la wilaya (préfecture)(1).
Outre le brassard, est mise également sous scellés la revue éditée par la fédération du FFS de Ghardaïa, NIR OUAGHLEN (Lumière de Ghardaïa).
Aux yeux de la police, les deux objets mis sous scellés, à savoir le brassard et la revue sont un signe d’appartenance au FFS et, comme tels, de nature à constituer des preuves de culpabilité pesant sur Mohamed Baba-Nadjar. En même temps que le montage grotesque conduisant à charger Mohamed, il faut retenir la criminalisation d’un parti politique.
A décharge, les enquêteurs s’abstiennent de retenir les déclarations de Mohamed, celles de son père, de son oncle ou d’autres membres de la famille qui, tous, affirment se trouver, à l’heure du crime, à l’autre bout de la ville où a lieu la rupture du jeûne, en famille, chez l’oncle Baba-Nadjar.
Mohamed déclare ne pas posséder de mobylette, élément qui n’est pas retenu par les enquêteurs. Rien n’établit, non plus, qu’il en ait emprunté une.
De la même manière, il ne sera pas tenu compte de l’absence de lien entre la victime et Mohamed. Par conséquent, le défaut de mobile manifeste n’est pas de nature, pour la police, à figurer dans le dossier.

III – L’INSTRUCTION –

Mohamed Baba-Nadjar n’a pas varié dans ses déclarations quelque soit la phase de l’instruction.
A charge, l’instruction retient le témoignage du fils de la victime, Kacem, suite aux allégations avancées par les deux garçons affirmant avoir reconnu Mohamed devant la mosquée. Cette prétention comporte au moins deux versions : celle où il est question de « la veille du crime » ; celle où les témoins disent avoir vu Mohamed devant la mosquée « plusieurs jours avant le crime ».
Selon le rapport du juge d’instruction, Mohamed est présenté comme quelqu’un en fuite, se cachant durant les jours ayant suivi l’agression.
Le bidon d’essence trouvé dans la maison paternelle est consacré, par l’instruction, comme une charge, à partir de l’utilisation du terme « caché » retenu dans le rapport d’enquête. Enfin, le brassard revendiquant la libération d’un militant du FFS emprisonné, en 2004, ainsi que la revue NIR OUAGHLAN saisis au domicile de Mohamed sont considérés comme des moyens à charge.
A décharge, l’instruction ne retient ni l’absence d’aveu, ni la fragilité des témoignages quand il s’agit de la présence ou non de Mohamed le jour du crime et à l’heure suivant ou précédant ce dernier, ni l’alibi produit et confirmé par plusieurs membres de la famille. Le magistrat instructeur ne fera procéder à aucune investigation pour confirmer la présence de Mohamed à l’autre bout de la ville. Ce qui rend sa participation au crime tout simplement impossible.
Par ailleurs, l’instruction occulte le témoignage du patron auprès de qui Mohamed exécutait des travaux, à Zelfana, à soixante km de Ghardaïa, et le fait qu’il se soit présenté volontairement au commissariat de police.
Ne sont pas comptabilisés, non plus, à décharge, la propriété ou la possession, par emprunt, d’une mobylette.
Enfin, le contenu du bidon d’essence saisi au domicile de Mohamed a fait l’objet d’une expertise contradictoire, dans la mesure où les composantes du liquide ont été comparées à celles de l’essence qui a servi à l’assassinat de Brahim Bazine. L’analyse comparée des deux produits a été faite par les laboratoires de la direction générale de la sûreté nationale (DGSN) et versée au dossier.
En définitive, il ne reste que les deux signes d’appartenance au FFS (le brassard et la revue), seuls indices fournissant à l’instruction les fondements d’une culpabilité qui s’enracine dans une volonté des services de sécurité de mettre fin à l’éclosion d’un engagement politique tout à fait indésirable dans la région.
La chambre d’accusation reconduira la liaison faite à l’échelon inférieur, entre le crime, l’auteur présumé à qui est imputé ce dernier et l’appartenance au FFS.

IV – LE PROCÈS –

Le procès confirme en tous points la voie suivie par l’enquête de police et confortée par le magistrat instructeur. Au demeurant, sommes-nous réellement en mesure de parler de procès ? Le déroulement de l’opération judiciaire, à ce stade de la justice, telle qu’elle a eu lieu, lui ôte son sens de procès. En effet, tout ce qui caractérise ce dernier, en particulier la dimension, l’ampleur de la confrontation contradictoire à laquelle le juge doit veiller, en l’espèce, sont absentes.
En premier lieu, les témoins à charge, élément clé de l’accusation ne sont pas convoqués et ne sont, par conséquent, pas présents à l’audience pour affronter les questions de la défense.
En deuxième lieu, le témoin à décharge, c’est-à-dire l’oncle de Mohamed, n’est invité à s’exprimer sur la présence de son neveu chez lui, à l’heure du crime, qu’en toute dernière minute et sur une forte insistance des avocats. Parallèlement, d’ailleurs, le président du tribunal criminel n’a jamais posé la question à Mohamed Baba-Nadjar sur le lieu où il se trouvait à l’heure du crime. De la sorte, l’accusé n’est pas mis en situation de pouvoir déclarer, publiquement, en quoi et comment son alibi est authentique.
En troisième lieu, toute référence aux « deux individus portant cagoule, vêtus de noir et qui se sont enfuis sur deux mobylettes » (selon les propos ultimes de la victime) est totalement ignorée.
En quatrième lieu, le tribunal criminel, en audience publique, n’entendra pas la communication, à haute et intelligible voix, du rapport contradictoire d’expertise établi par les ingénieurs des laboratoires de la DGSN. Or, ce rapport fait ressortir l’absence de concordance entre l’essence saisie au domicile de Mohamed et celle qui a servi à asperger et à brûler Brahim Bazine.
Le tribunal, par la voix de son président, entérine, sans les verser aux « débats », les motifs politiques qui sont retenus par l’instruction et par l’accusation comme charges suffisantes de nature à déclarer coupable d’assassinat Mohamed Baba-Nadjar, qui est condamné à mort.

QUE CONCLURE ?

L’aspect politique, les motivations politiques, sans être explicitement brandis au procès, constituent le fond de cette affaire criminelle. Si l’on prend en considération la personnalité de la victime et qu’on la rapporte aux éléments matériels, de nature politique, retenus aux différentes phases de la procédure, le processus conduit tout droit au règlement de comptes à l’intérieur de l’organisation du FFS : un jeune sympathisant (ou militant) aurait été chargé d’éliminer un ancien membre du parti, forcément regardé comme un renégat. Les suggestions, le non dit, qui occupent pourtant la scène judiciaire sont aveuglants. En effet, la victime, Brahim Bazine, est un ancien militant du FFS, qu’il quitte juste avant les élections municipales de 2002. La fédération FFS de Ghardaïa est née en 1999, c’est-à-dire l’année du premier mandat présidentiel de A. Bouteflika.
Au lendemain des manifestations de 2004-2005, à défaut de pouvoir mettre fin aux activités politiques de la fédération du M’zab par différents procédés de harcèlement policier et judiciaire, les autorités politiques ont-elles voulu tramer un complot de nature à impliquer les responsables fédéraux du FFS ? C’est ce qui ressort d’une communication que Mohamed Baba-Nadjar a fait parvenir de sa prison, avant le procès. Il y est question de chantage dans lequel sa tête est mise à prix : celui de la dénonciation des militants tenus pour responsables des troubles depuis 2004.
Le fil à partir duquel se révèle la trame policière couronnant l’appareil de justice dans ses différentes instances n’est rien d’autre que le fil du rasoir qui menace la vie d’un homme, un parmi nous tous. Son seul véritable crime serait une sympathie plus ou moins marquée, pour un parti politique, qui, comme le veut le jargon politico-administratif et policier, est un « parti agréé ». Peut-être que tout commence ici. Cet « agrément » concocté puis distribué par un régime qui tente de se refaire une réputation à l’abri d’une constitution(2) (1989) vouée à masquer les violences à venir, n’est que l’instrument de soumission dans lequel les partis sont appelés à se couler sous une forme ou une autre.
Les événements de Ghardaïa, en 2004-2005 puis la condamnation à mort d’un sympathisant du FFS (et quand bien même serait-il un militant) précédée par la répression qui a frappé l’encadrement de la fédération du M’zab remet au grand jour un fait jamais démenti : à savoir que l’agrément devient à tout moment, selon un cheminement interne propre au secret de l’administration et de ses hiérarchies, un dés’agrément. A l’un des dirigeants de la fédération FFS de Ghardaïa, le procureur général près cette cour n’a-t-il pas lancé «Mais que viennent faire les kabyles au M’zab » ? Autrement dit, le FFS n’a pour vocation que d’être un parti territorialement et, en définitive, politiquement, inscrit dans des contours extrêmement
limités.
L’homme, enfermé depuis le 27 octobre 2005, est voué à apprivoiser la mort à laquelle il a été condamné. L’arbitraire qui frappe Mohamed Baba-Nadjar, en s’affichant dans les références et l’apparat de justice, se double et se prolonge d’un silence que toute algérienne, tout algérien, toute femme, tout homme au-delà de tout préjugé de quelque ordre que ce soit, partout, se doivent, d’abord, de dénoncer publiquement.

AUSSI, il appartient à toutes les organisations de défense des droits de l’homme, à toutes les associations et partis politiques, à tous ceux pour qui la liberté et la justice ne sont pas de simples clauses de style, D’APPELER à ce que Mohamed Baba-Nadjar soit rétabli au plus vite et pleinement dans tous ses droits.
D’EN APPELER à la Cour suprême (Alger) afin :
Qu’elle tranche au plus vite le pourvoi qui lui est soumis,
Qu’elle ordonne la tenue d’un nouveau et véritable procès au sens où l’entendent les règles consignées par les conventions internationales et ratifiées par l’Etat algérien.
DE DEMANDER aux autorités algériennes et au plus haut niveau de celles-ci, que soient :
recherchés, arrêtés et jugés les assassins de Brahim Bazine, en mettant à nu les mobiles réels du crime.
Peu importe les formes choisies : comité de soutien, pétitions…

L’essentiel c’est de se manifester pour sauver la vie de Mohamed Baba-Nadjar.

Documents à l’appui :

*Jugement du tribunal criminel de Ghardaïa du 6 juin 2006 /doc. Réf 11/6./73/06.
*Rapport d’expertise chimique relative à l’analyse de deux prélèvements de carburant type essence (DGSN), expertise à la demande du juge d’instruction, n° 105/05 en date du 14/11/2005.
*Lettre de Bachir Baba-Nadjar suivie d’une liste de signatures demandant la mise en liberté de son fils, Mohamed Baba-Nadjar au ministre de la Justice, le 24/5/2006 (le ministre accuse réception le 9/7/006).
*Lettre de Bachir Baba-Nadjar à M. Le Président de la République, le 13/8/2006 (la réponse en date du 31/10/2006, conseille d’épuiser les voies de recours judiciaire).
*Lettre de Bachir Baba-Nadjar à la ligue de défense des droits de l’homme, le 7/6/2006, le lendemain du jugement (lettre demeurée sans réponse).
*Document du FFS sur l’affaire dans son ensemble. Document non daté mais qui, d’après les responsables de la fédération de Ghardaïa remonterait au 20-25 juillet 2006.

Ont été saisis par nos soins, le 27 mars 2007 :
– Amnesty International
– Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme
– Human Rights Watch
– Reporters Sans Frontières

NOTES
1 Pour ceux qui connaissent les wilayas du sud algérien, il est notoire que les populations locales en particulier celles qui, comme les mozabites sont connues pour leur dynamisme commercial, font l’objet de racket au grand jour. Cet état de fait est trivialement restitué, par référence au numéro minéralogique de la wilaya, quarante-sept = el-makla wa ouskat (la bouffe et le silence).

2 Nous renvoyons, sur ce site, à notre étude La constitution, instrument de violence, in L’instance, Revue critique de Droit algérien.