HUMILIER LES MORTS, TERRORISER LES VIVANTS – Regard (partiel et partial) sur l’indépendance –

Contraire à toutes les règles de la morale et des lois de la guerre, le recours à la profanation des corps sans vie des adversaires, fussent-ils qualifiés de terroristes, est de pratique courante dans les années quatre-vingt dix. Un peu partout, l’exhibition de corps mutilés, trophée de la lutte anti-terroriste, n’est, ni plus ni moins, qu’une mise en demeure enjoignant à une population déchirée de choisir son camp.

Dans son édition du 23 février 2012, Le Soir d’Algérie offre à ses lecteurs un article avec le chapeau suivant :
« Au quatrième jour de l’opération menée par l’ANP à Aït Amrane (Boumerdès) contre un important groupe de terroristes de la katiba El-Arkam, affiliée à Aqmi, les cadavres des cinq terroristes ont été exposés au public » (ainsi souligné dans le texte).

La suite développe le résultat de l’opération militaire :

« Les corps de cinq terroristes ont été exposés, ce mercredi, pendant quelques heures, au public sur la RN 12 (Boumerdès-Tizi-Ouzou) à l’endroit même de l’attentat à la bombe commis dans la matinée de dimanche contre un bus de voyageurs assurant la liaison entre Tizi-Ouzou et Blida. Beaucoup de citoyens et d’automobilistes se sont arrêtés pour voir de près les responsables de la tuerie. Par la suite, les corps ont été enlevés et auraient été évacués vers la morgue de l’hôpital de Bordj Menaiel » ( souligné par nous).
Dans le numéro du 29 février 2012, l’auteur revient sur le sujet en reprenant les informations sur l’attentat à la bombe du 20 février, au passage d’un bus et d’un convoi militaire, qui avait fait «cinq morts et six blessés» :
« Pour rappel, au lendemain de cet attentat contre le car qui assurait la navette entre Tizi-Ouzou et Blida, les services de sécurité avaient exposé brièvement les corps de cinq terroristes qu’ils avaient éliminés à Aït Amrane, signifiant aux émirs d’Aqmi, que s’ils s’attaquent aux paisibles citoyens sans défense, c’est le sort qui les attend ».
D’une édition à l’autre, la rédaction du journal négocie quelque peu le temps durant lequel les corps sans vie sont exposés. Il en résulte que si le temps de la macabre mise en scène semble poser problème au point d’en réduire la longueur, le but essentiellement visé ne fait l’objet d’aucun examen. Il reste entendu que le procédé est parfaitement intériorisé comme pédagogie de l’exemplarité délivrée publiquement à la population saisie dans ses deux dimensions, celle des victimes et celle des criminels.
Aux unes, il s’agit de démontrer qu’elles sont vengées.
Aux autres, il importe de tracer les lignes réparatrices d’expiation des crimes perpétrés.
Au-dessus des deux se tient le bras armé qui, au nom de son ordre propre, alimente en haine et en vengeance une société compartimentée dans la terreur et l’humiliation.

Contraire à toutes les règles de la morale et des lois de la guerre, le recours à la profanation des corps sans vie des adversaires, fussent-ils qualifiés de terroristes, est de pratique courante dans les années quatre-vingt dix. En usage sur tous les points du territoire, elle a marqué autant la banlieue d’Alger que les villages ou les chefs-lieux de wilaya d’est en ouest. On se souvient comment le corps sans vie de Mohammed Maadad dit Dachdache a été exposé toute une journée sur le rond point du quartier Tlidjen dit « Boumarchi » à Sétif. Un peu partout, l’exhibition de corps mutilés, trophée de la lutte anti-terroriste, n’est, ni plus ni moins, qu’une mise en demeure enjoignant à une population déchirée de choisir son camp. En novembre 1994, les quotidiens Liberté et El Watan publient les photos de corps dénudés de deux jeunes filles de Birtouta. Au nom du rétablissement de l’ordre, l’armée rejette la barbarie sur les terroristes faisant de celle-ci un acte protecteur contre la terreur.
Les pratiques des années quatre-vingt-dix, jamais tout à fait éteintes, renaissent avec beaucoup plus de vigueur depuis trois années environ en Kabylie, accompagnant en quelque sorte, le troisième mandat de A. Bouteflika. Cela met fin en même temps à la fameuse « exception kabyle » exploitée de manière outrancière dans les milieux berbéristes et qui prétendait tenir la région, « fief des démocrates », hors de portée de l’activité terroriste.
En revanche, la relance du terrorisme dans sa dimension militaire, avec ses procédés de terreur organisée en direction de la société, relayés par une presse soucieuse de légitimer de tels actes, érige en modèle cette conception de l’armée nationale. Tout cela atteste la reconduction des pratiques de la terreur de l’armée coloniale et l’intériorisation des moyens techniques et psychologiques propres à infliger des souffrances planifiées aux populations. C’est dans cette violence combinée du passage avorté du monde colonial à celui de l’indépendance que se lit l’échec de l’armée nationale populaire (ANP) comme ciment de la nation.

– QUI SE SOUVIENT DE M’SILA, L’ARBAA, CLOS SALEMBIER, BEROUAGHIA… –

Par souci de protection de la population, le colonel Antoine Argoud avait fait de l’exposition des cadavres de suspects exécutés « un impératif de justice et d’efficacité conforme au respect de l’éthique occidentale et chrétienne » (La décadence, l’imposture et la tragédie. Fayard, 1974). Le 22 mai 1956, il expose à M’sila les cadavres d’une trentaine de « rebelles » tués la veille. Chargés sur des autocars, les corps sont exhibés, auparavant, dans les différents villages alentour. Le même procédé a été réservé en 1996 aux cinq hommes de la famille Zebbiche de Aïn Oulmène : un véhicule militaire offrant en spectacle les corps sans vie parcourt les villages de la daïra (sous-préfecture).
Antoine Argoud se fait juge unique et ordonne l’exécution sur la place publique de tous les suspects dont les corps sont systématiquement exposés :
« Ayant commandé un secteur à l’Arba pendant la bataille d’Alger en 1957, ne voulant pas appliquer la justice mise à ma disposition parce que j’étais responsable de vies humaines, civiles ou militaires…je fusillais après une enquête précise, serrée, aidée par les inspecteurs de la police judiciaire, les assassins ou les responsables sur la place publique » ( Cité par P. Vidal-Naquet. La torture dans la république. Paris, Éditions de Minuit, 1972, p.43).
Ces pratiques d’utilisation courante ont été au cœur des objectifs définis par les officiers de l’action psychologique pendant la guerre de libération nationale pour défaire militairement le FLN. L’exposition des cadavres relèvent bien de pratiques terrorisantes sur la population tandis que l’humiliation de l’adversaire post mortem entend représenter la domination absolue exercée sur l’ennemi défait, sur son corps, reniant son humanité, au-delà de la mort.
Les pratiques outrageant les morts font partie de l’histoire de la colonisation et ne sont que les représentations courantes faites de l’Arabe, de l’Indigène. L’une des dernières synthèses sur le sujet est faite par O. Le Cour Grandmaison :
« les Arabes sont toujours traités comme des animaux sauvages qui, une fois tués, sont abandonnés après qu’on a pris soin de prélever leur tête pour certifier le succès d’une traque victorieuse » (Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial. Paris, Fayard, 2005, p. 156 et suivantes).
Les corps de Amirouche et Si El Haoues sont longuement exposés après avoir été embaumés ( R. Branche. La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962. Paris, Gallimard, 2001).
Claire Mauss-Copeaux restitue des fragments de mémoires d’Appelés en Algérie qu’elle résume dans ce passage :
« Les souvenirs de sépultures violées, de corps suppliciés, dénudés, exposés sur le capot d’un camion ou sur la place de la ville, pourrissant sous une tôle ou jetés comme des charognes parmi les ordures, sont signalés par les interviewés. La privation de sépulture était une violence ordonnée par les gradés ; elle visait, en ajoutant la répulsion à l’horreur, à réduire les adversaires tués à un état d’abjection absolue et à les exclure de la communauté humaine. Elle témoignait d’une haine de l’autre qui se poursuivait au-delà de la mort. Plus encore que les autres sévices, ces interdits transgressés ont profondément choqué les interviewés et leur remémoration les laissent complètement démunis. La violence imposée par l’armée a été très mal vécue par la plupart des interviewés et sa malédiction pèse toujours sur leur mémoire. Le silence, complice de la violence, n’a rien résolu. Leur parole laborieuse est une tentative de rejeter sa loi et de témoigner » ( Appelés en Algérie. La parole confisquée. Paris, Hachette Littératures, 1998, p.162 ).
Le modèle de justice appliqué par Antoine Argoud, pour peu que la réflexion sur la violence ne soit pas réduite à une simple commande de propagande, est frappé du signe de la continuité de procédés pratiqués sur le même territoire, les mêmes populations, que rien ne sépare sauf les générations et le contexte consécutif à la succession d’Etats.
On est donc très éloigné de la leçon que tente de délivrer un anthropologue qui consacre un ouvrage aux « Lois du chaos » en Algérie faisant de la violence une spécificité purement islamique. Invoquant un phénomène qu’il juge singulier, « la réislamisation de la société », l’auteur des « Lois du chaos » pose une question dans laquelle se reconnaîtront, pour y avoir apporté les réponses qui leur convenaient, les responsables de toutes catégories, militaires et politiques, journalistes et intellectuels qui ont choisi de faire la guerre à la société, en la quadrillant dans une division de nature à perpétuer la barbarie :
« Comment en est-on arrivé, dans un des pays arabes les plus proches historiquement et géographiquement de l’Occident et de sa modernité, à adopter la violence extrême comme mode d’expression politique sur fond de fondamentalisme islamiste? » (A. Moussaoui. De la violence en Algérie. Les lois du chaos. Alger, Barzakh, 2006). Derrière « la subjectivité de la symbolique des moudjahidines » de la guerre de libération nationale, l’anthropologie néocoloniale est à l’œuvre : « …Les moudjahids, des héros pour les Algériens, sont vus comme des terroristes par les colons » (sic, entretien à El Watan du 15 janvier 2007, au lendemain de la présentation du livre au Centre culturel français à Alger).
Inscrit dans un processus de mise en scène de la terreur, cet ouvrage reprend dans les formes universitaires la ligne éditoriale de la presse sur le rôle protecteur de l’armée face aux groupes islamistes dans une orchestration des crimes qui leur sont systématiquement attribués.

– UNE REPRODUCTION : LES PRATIQUES DE LA TERREUR –

Dans les années quatre-vingt dix, l’Islamiste de l’Algérie indépendante a remplacé l’Arabe, le Kabyle, de l’Algérie coloniale aux yeux des détenteurs du droit de vie et de mort sur les populations. Ce regard ne se limite pas, loin de là, à l’armée. Il ne se limite pas non plus aux organes sécuritaires. A l’une comme aux autres, les services spéciaux impriment les orientations codées selon une morale inspirée des services d’action psychologique de l’armée coloniale assorties d’un avantage multiplicateur, le circuit fermé, et de sa déduction logique, l’absence de recours. Au point de généraliser la torture, de procéder (ou de faire procéder notamment par des milices armées) à des massacres de population et aux exécutions sommaires. Dans une programmation qui se traduit par des milliers de disparus appelant à un bilan qui reste à faire, les forces spéciales de la sécurité militaire dictant à l’armée les conduites à tenir, sont secondées par les médias qui accueillent, en grand nombre, les intellectuels abondant dans le sens voulu.
Ce croisement entre médias et intellectuels opérés selon des techniques de clonage par les ténors de la sécurité militaire fournit des experts capables de reconstruire la société algérienne sur le modèle de la société coloniale, se faisant fort de nous persuader que les Algériens se divisent en deux espèces, l’une voyant dans l’autre sa négation qu’il faut soit réduire, soit détruire. Cette psychologie sociale fondée sur une reconstruction de « l’Autre » à exterminer, mise à l’honneur dans les années quatre-vingt où les heurts se multiplient en différents points de l’espace social, trouvera sa pleine expression dans les années quatre-vingt-dix en présidant à la politique de la terreur. L’article du Soir d’Algérie, inscrit dans les signes d’une terreur toujours en réserve, assigne à la violence une permanence modulée selon les impératifs mis à jour par les stratèges de la prospective. Le rebondissement de la violence retravaillé et restitué par la presse apparaît avec des effets multipliés.
La Kabylie perd sa prétendue spécificité dans un maquis prospère pour terroristes résistant à un quadrillage de la région et à des opérations militaires quasi hebdomadaires.
Le 23 juin 2011, une bombe explose au passage d’un détachement de l’ANP à proximité de l’hôpital d’Azazga. Cela donne lieu à une véritable expédition vengeresse contre les riverains et un ouvrier de 42 ans, blessé, est achevé par des militaires qui saccagent tout sur leur passage, commerces et habitations. En réponse, le 25 juin, une manifestation transforme Azazga en ville morte, à une douzaine de kilomètres du cantonnement militaire.
Les engagement des unités spéciales succèdent aux embuscades et les échanges meurtriers entre militaires et terroristes, ou présumés tels, se multiplient dans la wilaya de Boumerdès. La presse livre une véritable cartographie en restituant les origines des terroristes tués, arrêtés ou recherchés : Aït-Amrane, Thenia, Ammal, Si Mustapha, Zemmouri, Leghata, Les Isser, El-Hamra, Bordj Menaiel. Parties du chef- lieu de daïra, les indications se font plus précises en désignant les villages et même les quartiers abritant ou susceptibles d’abriter une population de terroristes. C’est ce qui ressort, notamment, des articles précités du Soir d’Algérie.
L’année 2011 et les débuts de 2012 sont parsemés de faits renouant avec les années quatre-vingt-dix : torture et assassinats de civils, expéditions punitives, enlèvements, disparitions.
Le 23 octobre 2011, Noureddine Belmouhoub, porte-parole du Comité de défense des anciens internés de sûreté du Sud, est enlevé par des agents de la sécurité militaire en plein centre d’Alger à proximité de la Maison de la presse. Relâché dans la nuit du 25 au 26 octobre, il relie son enlèvement à la plainte déposée quelques jours auparavant contre le général Khaled Nezzar.
Le 25 février 2012, le Réseau d’avocats pour la défense des droits de l’homme (RADDH) dénonce les disparitions, harcèlements, menaces de prise d’otages conditionnés par la reddition des personnes recherchées. Quatre familles sont ainsi l’objet de ces menaces dans la commune de Ouled Aïssa, dans la wilaya de Boumerdès. Au moins vingt personnes appartenant aux communes de Djenat, Baghlia et Sidi Daoud sont considérées comme disparues. Leur arrestation, à l’instar de celle de Nesnas Hamza, est menée par des agents en civil opérant à bord de « 4-4 Toyota ». La violence ainsi imprimée à la vie quotidienne se double d’un embrigadement de la justice au profit des tortionnaires et des assassins dont elle assure, par une protection judiciaire élaborée, l’immunité absolue.
Mohamed Hadj Smaïn, militant des droits de l’homme, ancien responsable de la LADDH à Relizane, est ravalé au rang de délinquant pour avoir écouté sa conscience en dévoilant par voie de presse, le 3 février 2001, les actions d’escamotage de charniers par les services de la gendarmerie et par la milice d’un seigneur de guerre local, Hadj Fergane.
Poursuivi et condamné une première fois, le 5 janvier 2002, par le tribunal correctionnel de Relizane à deux mois de prison ferme et à diverses amendes totalisant 150000 dinars pour «diffamation», «outrage» et «dénonciation de crimes imaginaires», il fait appel devant la cour qui aggrave la condamnation et la porte à une année de prison ferme et 210000 dinars d’amende. Cette décision est cassée par la Cour suprême pour « non respect des règles requises dues à un procès équitable ». De retour devant la cour, celle-ci retient la « dénonciation de crimes imaginaires » et la « dénonciation calomnieuse » qui se traduisent, le 26 octobre 2007, en deux mois de prison ferme, 80000 dinars d’amende et 10000 dinars de dommages et intérêts pour chacun des plaignants, au nombre de dix anciens miliciens.
Le 29 octobre 2007, Hadj Smaïn fait appel de l’arrêt devant la Cour suprême qui refuse de le suivre dans ses conclusions et lui notifie, le 14 décembre 2011, la confirmation de la condamnation du 26 octobre 2007.
Derrière les souffrances et l’arbitraire, au bout d’une douzaine d’années de harcèlement, le questionnement suivant vient à l’esprit : combien faudrait-il de Mohamed Hadj Smaïn pour que l’on arrive à savoir ce que sont un charnier, des massacres impunis? Comment différencier victimes et bourreaux ? Comment lire les codes ? Selon quel sens et où trouver celui-ci si, en dernière instance, on ne s’interroge pas sur ceux qui en détiennent la garde. Hadj Smaïn a-t-il été jugé par des mercenaires habillés en juges ou par des juges obéissant à des codes mercenaires ? Quid du mercenaire et du mercenariat ?

– L’INDEPENDANCE EN PROIE AU MERCENARIAT –

Le Code pénal traite dans cinq articles, 150 à 154, des infractions relatives aux sépultures et au respect dû aux morts. Il semble pourtant qu’il n’est ni applicable ni appliqué en l’état. Il subit un toilettage de fait au bout duquel la requalification du mort s’accompagne de celle du délinquant et de l’acte prétendument incriminé. L’exposition des cadavres n’est pas un délit pour le militaire, pas plus pour le journaliste qui bénéficie d’une extension de l’immunité appliquée au premier. Le bras armé se prolonge à toutes les expressions censées figurer l’Etat, l’administration ou la justice. Exprimant au plus haut degré une violence sans limite sur tout le territoire, sur et au sein de toutes les structures, l’armée, au cours des vingt dernières années, a donné libre cours à l’étendue de son pouvoir. Ce dernier ne peut être exercé à ce point sans une organisation élitaire au sens d’efficacité de domination, qui maîtrise d’abord le lieu d’exercice de cette force infinie. La sécurité militaire joue ce rôle de maîtrise et d’unification ; missions et moyens sont définis à l’intérieur du cercle qui juge, condamne et exécute, d’abord en son sein puis dans toute la société, selon un objectif unique : le monopole de la contrainte et de la direction. Consacrée comme dépositaire de la souveraineté de l’Etat et de la nation, l’armée n’a jamais été ce creuset révolutionnaire susceptible de renverser les tendances mercenaires qui marquent ses appareils et centres de commandements depuis cinquante ans. La stérilité de son discours politique est naturellement communiquée à l’État et à la société.
Dans les crises successives qui secouent l’État et la société, nulle tendance ou force ne pourra en émerger pour mettre fin à des dérives où la répression, l’injustice, la corruption et l’agencement privatisé de l’administration et des services publics, s’ils ont été masqués un temps par le discours clos, sont mis en lumière par le statut de l’armée, des militaires et de leurs prolongements sociaux. Le statut du militaire fonctionne ipso facto sur le rejet du droit commun en toutes choses : outre l’exception de juridiction, les avantages économiques et sociaux définis par l’ordre de la priorité absolue se doublent de l’exercice d’un pouvoir de coercition que confèrent, par un système de délégation présumée, les signes extérieurs de l’autorité. Celle-ci ne souffre d’autre recours que les concours internes des pouvoirs de puissance établis par des codes hermétiques.
La guerre à l’oppression, dans une rencontre de la libération avec l’accès à la souveraineté, et ses prolongements en termes de libertés, objectifs de l’armée de libération nationale, souffrent dès l’indépendance d’une contamination/perversion avec l’armée coloniale et réduit l’armée de la libération à sa simple expression violente. Dans le passage de l’armée de libération nationale à l’armée nationale populaire qui accapare l’héritage des titres de gloire et de légitimité ne dominent plus que les titres de puissance et de violence dont le programme, ayant la soumission sociale comme objectif quotidien, se construit dans les quartiers réservés. L’assassinat de militaires, officiers de l’ALN, dès les premières années de l’indépendance, ne s’explique pas uniquement par l’élimination de concurrents ou de rivaux. Jalonnant la vie d’un régime fondé sur la puissance déterminante de l’armée, l’assassinat au sein de celle-ci connaît des rebondissements répétitifs proportionnels à la gravité des crises politiques.
La violence exercée à l’intérieur de l’armée et à l’extérieur sur la société atteint son paroxysme dans les années quatre-vingt-dix. La parenté avec la violence de l’armée coloniale pendant la guerre de libération ne relève pas du simple propos de propagande pour déconsidérer l’armée ; celle-ci produit délibérément les actes de sa propre déconsidération : arrestations massives et déplacement de populations, massacres de masses, torture généralisée, enlèvements, disparitions forcées, exécutions extrajudiciaires balisent dix années de conflit dont les contours sont entièrement maitrisés par les services spéciaux et par l’armée. A cela il faut ajouter les techniques poussées d’infiltration des maquis islamistes, retournement, faux maquis et faux islamistes.
La nature de l’armée est ainsi posée dans sa dimension nationale : produit d’une guerre de libération ou instrument de domination qui perpétue la violence d’une armée coloniale ayant imposé sa technologie de la violence, réduisant à néant l’imbrication entre libération nationale et libertés politiques. C’est ce qui aurait donné son sens à l’Indépendance comme aboutissement d’une lutte où armée de libération nationale, peuple et nation se réalisent dans un creuset où se modèlent des institutions prolongeant l’esprit de solidarité et de résistance en intégrant la confrontation politique. Or, l’héritage de la guerre de libération nationale se traduit, dans la violence des factions, par le souci premier de s’emparer du monopole des armes en se confectionnant l’habit adéquat de la légitimité. L’armée de libération nationale, recomposée, revue dans son encadrement, devient une machine de guerre contre tout autre ordre que celui défini par ses chefs. Pire encore, l’esprit de révolte a été progressivement extirpé d’une armée de partisans. Reconvertie, l’armée est incapable de reproduire ce qui, durant plus de sept années, lui a valu ses titres de gloire. L’explication se trouve essentiellement dans un système de prise en main généralisée de toutes les structures de l’armée par l’organisation d’une sécurité militaire omniprésente, intégrant toutes les facettes policières, réduisant les hiérarchies et la troupe à la simple obéissance. Le procédé s’en trouvait d’autant plus facilité qu’il était doublé des avantages de tous ordres liés à l’état de soldat, officier, officier supérieur, officier général. Le rôle du militaire inséparable des privilèges qui le caractérisent apparaît d’ailleurs dans tout espace social, dans tout rapport social, marqué du sceau de l’inégalité que la société intègre parfaitement en cherchant à se le concilier. Le militaire devient le recours quotidien pour faire valoir un droit, couvrir des procédés arbitraires, soutenir des projets légitimes ou confirmer des prescriptions douteuses. Ayant la mainmise sur l’économie, il est le recours déterminant dont l’instance recouvre celle du légiste et celle du juge. C’est en ce sens qu’il est porteur de l’ordre social.
Une telle puissance attachée au régime militaire ne s’explique pas uniquement par la multiplicité des structures de la sécurité militaire qui ceinturent l’armée. Il faut tenir compte des organisations relais participant de l’anesthésie sociale : organisation des anciens moudjahidines, enfants de chouhadas (martyrs de la guerre de libération), union des femmes, UGTA…
Les milices formées d’anciens moudjahidines -combattants de la guerre de libération nationale- ont été versées dans des expéditions contre les maquis islamistes, s’adonnant à des actes de torture et d’exécutions prolongeant la perversité qui frappe l’œuvre de libération nationale. Le sens du combat pour l’indépendance est brouillé. Les méthodes empruntées à l’armée coloniale introduisent une telle proximité que le discours nationaliste greffé par-dessus paraît suranné. Le torturé d’hier devient le tortionnaire d’aujourd’hui faisant du crime contre l’humanité la défense légitime de ses acquis matériels au service d’une revanche sociale différée.
Cet enchevêtrement de la terreur où se croisent les crimes perpétrés par l’armée coloniale et ceux d’une armée qui se dit héritière de l’ALN, s’il pose la question de la nature de l’armée, ne soulève pas moins la question du sens de la guerre de libération nationale.
Dans le contexte d’une indépendance militarisée, la guerre de libération nationale est susceptible d’une double interprétation : une guerre imposée par la force au peuple algérien ou une guerre portée par ce dernier.
La crise politique de 1962, qui n’a pas cessé de déployer ses effets sous différentes formes d’embrigadement social et d’enfermement politique, n’est que l’expression continue sur un demi siècle du dessaisissement des Algériens d’eux-mêmes et de leur devenir. L’adhésion totale à la guerre de libération nationale est reçue, ainsi que voulaient l’entendre les chefs militaires et politiques, comme une soumission. Le déni qui enveloppe les massacres de la Soummam, de Melouza, ou la terreur liée à « la bleuite » représentent la face cachée de l’argumentaire de l’armée coloniale fondé sur la négation du patriotisme algérien dans ses profondeurs. Convaincus d’avoir obtenu le soutien populaire par la force, les chefs politiques et militaires ont façonné l’Indépendance selon les directives en vigueur dans les services spéciaux de l’armée coloniale, c’est-à-dire par le recours à la terreur.

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Après les envolées réconciliatrices sur le cinquantième anniversaire des Accords d’Evian, drainant non sans subtilité une relecture avantageuse pour le colonialisme et la colonisation, le célébrationisme agité à travers les médias en faveur du cinquantenaire d’une indépendance menacée par l’empire, ne trompe pas. Disons le tout net : l’Indépendance n’est pas une affaire de pertes et profits où l’on dissoudrait une fois pour toutes les crimes contre l’humanité perpétrés depuis 1992 et en deçà. Derrière les menaces relevant désormais d’un passé lointain et qui sont agitées ici et là se dessine le projet de réaménagement d’un régime soucieux de continuité mâtinée de transition. Les professionnels du lobbying et leur mentor, ce stratège fourbu sous le poids de tous les arrangements, nous servent une histoire étriquée, savamment expurgée, gage des apparences de nouveautés hamrouchiennes. Même si elle suscite des vocations et se découvre des émules, l’envolée émotionnelle qui tente de renouer avec l’anti-impérialisme fait bon marché des combats menés depuis une vingtaine d’années à l’intérieur de l’empire.
Cinquante années après l’indépendance, l’exposition de cadavres de jeunes Algériens, drapés dans une indétermination des terroristes et de la terreur, que Le Soir d’Algérie tente de légitimer dans sa réalisation et sa représentation, pose la question de la prégnance du crime contre l’humanité et de sa continuité.
Elle soulève, dans la foulée, la question de la nature de l’Indépendance en la rattachant à une série de convergences qui ceinturent le monde arabo-islamique de l’Irak à la Syrie, en passant par la Libye et l’Afghanistan. L’empire et sa terreur, loin d’être une menace, constituent un fait accompli qu’il faut affronter en tant que tel. Les cadavres exposés entre Boumerdès et Tizi-Ouzou, au même titre que le corps meurtri de Mouamar Khadafi ou celui de ces Afghans anonymes sur lesquels urinent les soldats américains, sont l’illustration spatio-temporelle unifiée de la barbarie impériale.

Lyon, le 8 avril 2012

Humilier les morts, terrorriser les vivants. Regard (partiel et partial) sur l’indépendance ©elhadi- chalabi.com