A partir d’incidents mineurs reproduits à différents moments, en spirale, à Berriane, depuis le 18 mars et les excès d’usage dans le maniement des pétards la nuit du Mouloud(1), des affrontements marqués d’agressions physiques et verbales (jets de pierres, insultes) mais surtout d’expéditions punitives assorties d’incendies d’immeubles sont décrits et installés dans un affrontement intercommunautaire. La presse aidant, l’accent est mis sur l’appartenance ethnique des protagonistes en se basant sur la double identité religieuse et linguistique des uns et des autres : l’opposition/rivalité entre malékites et ibadhites se double d’une confrontation arabes/mozabites (arabophones/berbérophones). Dans la vallée du M’Zab, le printemps 2008 aura été teinté d’angoisse, d’incertitude et de haine, et installé dans un climat incendiaire ponctué par le cliquetis des armes sous le regard féroce et la poigne toujours calculée des appareils de l’Etat : services de sécurité (police ordinaire, compagnies nationales de sécurité, gendarmerie, Renseignements Généraux, police secrète de diverses appartenances), justice, administration (wilaya, daïras).
Mort d’hommes, incendies volontaires d’immeubles d’habitation de commerce et lieux de travail enveniment une cohabitation frappée, il est vrai, d’alertes cycliques.
Depuis quelques mois, on parle de nettoyage ethnique, (tathir el ‘irqui), de frontières définitives à tracer entre Arabes et Mozabites. Ceux qui s’aventurent dans de tels objectifs savent bien en réalité que les frontières ne seront que la poursuite d’affrontements pour veiller aux lignes de séparation, les maintenir ou les étendre. Autrement dit, il s’agit de mettre la région sous l’emprise d’un chantage à la menace d’une guerre ethnique.
REGARDS MEDIATIQUES ET POLITIQUES SUR BERRIANE :
LE DEFI À LA TRANQUILLITÉ PUBLIQUE
En vérité il faudrait réfléchir à cette explosion soudaine de haine qui décompose une cité dont la communauté, une, même dans ses différences, se disloque brusquement pour s’arc-bouter sur des positions irréconciliables au point de se déchirer. Le particularisme local, teinté d’un communautarisme ensommeillé, voire paisible, se réveille soudain dans son aspect exclusiviste aux conséquences dévastatrices. De fait, l’opacité politique et culturelle créatrice de préjugés historiques, propice aux jugements définitifs et à la réactivation de rivalités de toutes sortes constitue une arme redoutable de déstabilisation voire de désintégration de régions entières. Il suffit de s’installer dans les évidences constitutives de différences tranchées, visibles et lisibles pour le commun des individus, et de les mettre au point comme des détonateurs adéquats faisant mouche sur des cibles programmées dans le secret des états- major.
Le système politique algérien puise non seulement sa puissance mais son savoir-faire dans ce qui, par une domination absolue sur la terre et les hommes, se source dans les forces armées et services de sécurité. Cet ensemble, que coiffe la puissance cardinale des services secrets, a gagné en profondeur et en étendue, imprimant le rythme de la vie politique quotidienne en façonnant la société à son image. Dotés d’un pouvoir absolu, contrôlant les appareils politiques au lieu d’être soumis à leur contrôle, les services secrets, par la mainmise totale installée depuis des décennies sur les services de sécurité en toutes leurs parties, peuvent remodeler la terre et les hommes au gré des intérêts qu’il sont seuls à déterminer. De ce point de vue, la notion de tranquillité ou d’ordre publics ne saurait être appréciée ou définie en dehors des objectifs poursuivis et des intérêts protégés des puissances dominant l’Etat et la société.
Partis d’un fait divers banal, à la suite d’un jet de pétards ou de propos irrévérencieux, les événements de Berriane se transforment en mini-batailles rangées, puis en expéditions punitives nocturnes (incendies d’habitations et menaces sur la vie de leurs propriétaires et occupants), agressions dirigées contre les écoliers et lycéens, assauts vrais ou feints (à effet manipulatoire de populations) sur des mosquées, le tout dans une summa-divisio définitivement proclamée entre Arabes et Mozabites. Ce qui dans la vie quotidienne unit, en les brassant dans tous les quartiers (Madagh, Kaf Hamouda, Hay El Moudjahidines, Chouf, Kossovo), les uns aux autres, se disloque brusquement pour que tout soit reconsidéré et redéfini à partir du « nous » et « eux ».
A cet égard, le climat de violence rendu par la presse met en scène les affrontements de communautés et les signes apparents de haine engageant, en la soulignant, la voie de non- retour. Cela participe des conditions psychologiques indispensables à des desseins que visent les services sécuritaires et qui prennent corps à partir de leurs initiatives, interventions ou abstentions. Certes, on retrouve sous la plume de Salima Tlemçani(2) (alias Zineb Oubouchou ou vice-versa), l’accent mis par le président de l’assemblée populaire communale (APC) de Berriane sur les carences criantes des services de sécurité(3).
En spécialiste d’un journalisme se nourrissant des « « dossiers sensibles », tels qu’ils sont qualifiés dans le jargon de vulgarisation médiatique, la journaliste vedette d’El Watan cultive une entente cordiale avec les sources accueillantes qui s’ouvrent à elle. En retour, elle sait leur réserver un traitement tout en finesse et modulation, doigté et nuance d’exploitation documentaire, de nature à entretenir une satisfaction mutuelle. Salima Tlemçani est connue comme journaliste du terrorisme, des services de sécurité, (armée, gendarmerie, direction générale de la sûreté nationale), de la douane, des finances et de la justice. La tonalité marquée qu’elle imprime au contenu apparent de tel ou tel sujet ne saurait faire l’objet d’une lecture de routine. Araignée tissant sa toile depuis des années, elle sait relier le fil qu’il faut au pouvoir et au service qu’il faut et orienter le lecteur sur les interprétations et les vérités qu’elle privilégie. Lorsqu’elle monte au créneau sur un sujet d’actualité, l’objectif n’est jamais un simple exercice de style journalistique stricto sensu. En dessous s’insinue la mission de faire croire, d’orienter, d’installer les rudiments à la construction de « l’opinion publique ».
S’inscrivant comme l’expression de la ligne éditoriale de son journal, elle offre les signes et termes de clivages où prend place son journal dans les confrontations politiques. A tel point que certains ont attribué à son journal, à partir de rédactions lointaines, faisant mine d’y reconnaître encore ce journalisme taillé dans la distance et l’engagement, le titre de journal du contre pouvoir. Mais les encenseurs éviteront soigneusement de préciser, au-delà du siège de la présidence ou du gouvernement, de quel contre pouvoir il s’agit. La place que tient El Watan dans les ramifications du jeu politique et son expression codée sont à sérier selon plusieurs chapitres, sur lesquels nous reviendrons en détail plus loin.
De fait, la relation des événements de Berriane dans El Watan privilégie deux choses :
*en premier lieu, il s’agit de la parenté ou la proximité politique, sur les grandes lignes, avec le RCD. En s’appuyant sur les observations, vérifiées, que nous avons nous mêmes recueillies, du maire RCD de Berriane, et en reproduisant sur le plan national la demande d’ouverture d’une enquête, El Watan reste fidèle à ses positions, celles de porte parole de l’opposition dite démocratique. Ce jeu permet de légitimer les autres en se légitimant sur la base de références politiques a priori positives.
*en second lieu, en pointant avec une méthode appropriée les carences des services de sécurité en les localisant sur la seule brigade de gendarmerie, ou sur les « autorités », terme suffisamment imprécis, élastique, pour pouvoir le situer à travers la wilaya, dans la filiation gouvernementale ou présidentielle, sans que cela ne soit dit. La porte est laissée ouverte de sorte que les autorités ne peuvent être que les autorités apparentes, pour le commun des lecteurs. Ainsi, « le quotidien indépendant » se fait fort, dans des exercices de dénonciation vigoureuse des actes du pouvoir, d’apparaître comme l’arracheur de masque, dévoilant des vérités coûteuses, tout en s’assurant les couvertures nécessaires au sein du même pouvoir.
Le traitement réservé aux événements de Berriane par d’autres sources s’inscrit dans cette restitution de faits tronqués à partir de l’évacuation de la responsabilité première des services de sécurité dans le maintien de l’ordre pour lequel ils sont prompts à mettre tout en œuvre, en d’autres circonstances, pour qu’il y soit pourvu.
Dans la totalité des cas l’approche ethnico-religieuse ressort comme l’explication privilégiée par les médias. Cela s’accompagne d’un sous-entendu renvoyant à l’apathie des services de sécurité mais aussi à la difficulté de traiter en termes d’ordre le conflit ethnico-religieux qui serait, par nature, paralysant pour ces mêmes services.
Le regard ethnologique a toujours fait le lit de distinctions et d’analyses simplificatrices. L’AFP divise la population en Chaâmbas (arabes) et Mozabites (berbères). Cette distinction est reproduite dans les commentaires sur Internet(4). Dans « Algérie News », l’auteur de l’article privilégie l’angle strictement confessionnel ibadhite-malikite sachant par ailleurs ce que recouvre la distinction en termes ethniques(5). On retrouve la même réserve ou la même distance teintée d’ambiguïté sur les forces de sécurité dont il n’est question qu’à travers le wali de Ghardaïa(6). L’accent mis sur le déchaînement des passions sans prendre garde de tomber dans le piège émotionnel risque de transformer le regard témoin en réquisitoire contre les uns au détriment des autres(7). On retrouve à peu près la même tonalité dans un autre quotidien qui reprend, dans des qualifications hasardeuses, l’opposition entre « les deux tribus, les Chaâmbas et les Beni M’zab »(8).
La division entre Chaâmbas et Mozabites est réfutée comme inacceptable à Berriane, en particulier par les élus locaux. La demande en rectification sera faite auprès du journaliste d’El Watan qui a couvert les événements dès le 22 mars(9). Cela n’empêchera nullement le spécialiste, « sociologue, enseignant et chercheur de l’Université d’Alger », sollicité pour apporter son éclairage, de s’installer dans les évidences communes : « Mozabites et Chaâmbas sont deux communautés qui existent dans la région de Ghardaïa depuis des siècles. Elles sont différentes à tout point de vue, que ce soit au plan social, culturel ou encore cultuel. Les Mozabites sont sédentaires, aisés, commerçants, riches…Ils sont de rite ibadite. Les Chaâmbas, quant à eux, sont de rite malékite dans lequel se reconnaissent d’autres ethnies vivant pas loin de la région. Leur rivalité est aussi vieille que l’histoire de cette région. Mais l’affrontement entre ces deux tribus, et même entre d’autres tribus ou communautés dans d’autres régions du pays obéit à des facteurs plutôt exogènes liés à la conjoncture sociopolitique et économique… »(10). Enfin, dans cet inventaire d’éclairages approximatifs, qui ne manquent pas de produire des effets de retour sur le terrain, il faut signaler cette surprenante vulgarisation à tonalité historienne : « Depuis quelques décennies, il y a eu une cohabitation entre les autochtones mozabites et les arrivistes de certaines tribus arabophones que le colonialisme y avait implantées dans les années quarante du siècle précédent, dans l’objectif d’une meilleure maîtrise et d’une bonne surveillance de leurs mouvements. Après l’indépendance, c’est une autre guerre qui a commencé entre les deux tribus, les Chaâmbas et les Beni M’zab …»(11).
En dehors de la presse, il faut laisser place aux réactions des partis politiques et associations, en particulier celles qui ont pour objet les droits de l’homme.
Dès le mois de mars 2008 et le rebondissement de la flambée de violences, après les incidents de février, le responsable fédéral du FFS pour la wilaya de Ghardaïa est revenu sur les événements en privilégiant l’idée du maintien de l’ordre : « Si ces événements ne sont pas pris au sérieux, les émeutes risquent de se propager dans d’autres quartiers. Ces violences opposent des Mozabites à des Arabes. Depuis le mois de mars dernier, la région vit ces hostilités et il faut mettre un terme à cette situation ».
La section du RCD de Berriane dont est issu, rappelons le, le maire de la cité, met l’accent sur « le débordement total de l’Etat » ce qui explique comment « la ville de Berriane est écrasée par une inimaginable tourmente ».
Des ligues des droits de l’homme, seule la LADDH versant Bouchachi s’est penchée sur le drame de Berriane. Encore a-t-il fallu l’y inciter par des déplacements et alertes conséquentes et répétées par les militants de Ghardaïa pour qu’elle se prononce, le 23 mai 2008, pour l’envoi d’une mission d’information. Celle-ci, composée de Ali-Yahia Abdenour et Mustapha Bouchachi, s’est rendue à Berriane, où elle a séjourné entre le 25 mai (17 heures) et le 26 mai. Pourtant, il faut admettre que si l’effort entrepris pour affronter les lieux de la discorde doit être salué, le résultat restitué par le document de synthèse rendu public le 28 mai incline à la déception. Dominé tout au long de ses trois pages par le recours à une morale du quotidien évanescente(12), le rapport en question tombe dans l’excès d’émotion(13) et révèle que la LADDH ne s’est donnée aucune latitude de nature à lui permettre de rendre compte, avec le recul nécessaire, des réalités locales selon les moyens propres à une analyse en profondeur. La remarque vaut d’autant plus que les deux émissaires avaient toutes les facilités, avec la présence de nombreux acteurs ayant en mains un fourmillement de données. Si les auteurs survolent, dans un bref aperçu le coût social, en particulier au sujet de la population sinistrée, il faut attendre la fin du texte pour que soit très brièvement mentionnée la question, combien essentielle du pouvoir local(14). En, réalité, la place tenue par l’émotion du propos a submergé un témoignage plus que hâtif et qui se termine sur une vision illusoire de l’opinion publique.(15)
En ce sens, la LADDH reste prisonnière du schéma pré-construit de l’opinion publique que donne El Watan. Les signes extérieurs que multiplient les animateurs de la LADDH pour se concilier le regard de la presse confinent à la complaisance, au détriment des exigences élémentaires pour apprécier l’état réel de la presse. Un exemple significatif nous est fourni par le contenu des interventions à la journée (3 mai 2008) consacrée à la liberté de la presse à la fondation F. Ebert.
– QUELLE OPINION PUBLIQUE ? –
C’est une question fondamentale, épineuse parce que chargée d’idées reçues et d’une sensibilité aiguë, car son traitement met en cause l’accès à la liberté d’opinion. Nous sommes au cœur de la matrice des libertés publiques. En effet, la liberté d’opinion n’a de sens que si elle s’exprime publiquement. Une opinion confinée n’exprime en rien l’idée de liberté avec laquelle elle fait corps. Cela emporte par définition la pluralité et la confrontation des opinions sur la place publique. Si une seule opinion occupe la place publique en brandissant en toutes circonstances l’oriflamme de la liberté, elle fournit d’elle-même la définition du système politique duquel elle participe et qu’elle prétend combattre selon sa propre définition et pratique de l’opinion libre. C’est en cela que s’inscrivent les organes de presse algériens comme mode d’expression publique de l’opinion, celle de leur ligne éditoriale. La confusion entre la ligne éditoriale d’un journal et la liberté d’opinion est devenue une telle évidence que l’idée de penser la liberté d’opinion contre un journal qui la réprime, la dénature ou la mobilise dans des buts inverses à ceux qu’elle est censée renfermer, en théorie, devient pour beaucoup une aberration.
Nul autre journal qu’El Watan ne saurait mieux illustrer cet exercice quotidien dans la fabrique de l’opinion publique. Ce journal fait fructifier le profit à partir duquel il a constitué son image de départ. La décomposition du parti unique et de sa presse, loin d’être, comme beaucoup continue à le faire croire, naïvement ou perfidement, l’effet d’une révolte, celle d’octobre 1988, obéit en réalité à une restructuration purement interne du champ politique selon ses maîtres. La maîtrise de l’espace et des instances est pensée puis mise au point et rodée selon des objectifs précis avec les mêmes sources et pouvoirs de domination qui s’exercent avec le même poids, la même force sur des formes pluralisées. Les émeutes d’aujourd’hui sont à la fois héritières de 1988 dans leurs manifestations de destruction mais aussi dans la latitude répressive des services de sécurité à l’immunité absolue.
L’apparence plurielle de la presse est purement formelle. On retrouve dans tous les journaux le même schéma de fonctionnement avec le traitement identique de l’information. Les impératifs du marché et le souci de présenter une figure honorable, en termes commerciaux, tentent vainement d’y introduire quelques nuances. Les rares marques de distanciation, bâties sur des solidarités claniques de pouvoir, ne servent qu’à accentuer l’illusion. La ligne de démarcation entre bouteflikistes et antibouteflikistes peut être renversée du jour au lendemain en fonction des centres où se dessinent les décisions clefs.
Un regard rapide sur les médias dans le monde montre aisément que depuis longtemps le soi- disant quatrième pouvoir n’est que le reflet des puissances d’argent. Les succès et les échecs en la matière sont étroitement liés à la puissance financière(16). Un organe de presse dépend de ses maîtres, de ce qu’ils représentent, en termes politique, économique et social. Son contenu et son rôle sur la place publique dépendent aussi des journalistes, de leur statut, de leurs salaires, toutes conditions qui permettent de conclure à leur autonomie ou à leur inféodation. Cette analyse des termes de l’opinion publique a été faite par bon nombre d’auteurs. Nous en retiendrons une leçon parmi de nombreuses autres : « La plupart des choix médiatiques ont pour cause la présélection d’un personnel bien-pensant qui intériorise des idées préconçues et s’adapte aux contraintes exercées par les propriétaires, le marché et le pouvoir politique »(17)
Pour beaucoup de lecteurs, El Watan demeure cet organe d’information insoupçonnable, libérant des plumes silencieuses du carcan de l’autocensure pour livrer campagne contre le mensonge d’Etat, la corruption, l’arbitraire quotidien et dessiner à jamais cette figure d’indépendance. Grandi à l’ombre de cette image surfaite, produit d’une lecture erronée de circonstances politiques en réalité calculées, le journal, tenu par une équipe aux missions individualisées, bien réparties en fonction de la bonne introduction en cour des uns et des autres, a peaufiné son rôle de réceptacle d’opinions, d’ouverture culturelle, de rassembleur d’intellectuels et de tribune socio -politique à effet mobilisateur. De ce point de vue, la presse « libre et indépendante », conçue et élaborée selon les objectifs de cellules ad-hoc, est une réussite.
Constitué en pôle d’attraction pour les milieux réputés oppositionnels dont il devient la voix programmée, qu’il s’agisse de partis politiques, de syndicats, de femmes ou d’intelligentsia , El Watan sait inscrire les campagnes construites et bien meublées dans le concert des divisions du sérail en les orientant sur des buts planifiés. Cela donne, à partir de faits politiques et sociaux, l’image crédible d’un mouvement social qui, en apparence, a la maîtrise de soi.
Parce qu’il est représentatif de cette expression politique nationale dont il revendique les avant-postes afin d’y apporter une cohérence, El Watan sera inclus dans notre analyse afin de démêler la signification des slogans, engagements, appels.
Les événements de Berriane naissent dans un contexte d’agitation sociale et politique qui est portée par le quotidien indépendant depuis le début de l’année 2008 et la pétition lancée contre la révision de la Constitution par une cinquantaine de signataires. A cette démarche s’ajoutent la condamnation pénale de Omar Belhouchet et de Chawki Amari, respectivement directeur et chroniqueur du journal, le traitement réservé aux grévistes du secteur public et à leurs revendications et, pour couronner le tout, une succession de décisions judiciaires et administratives ciblant le pasteur américain de Tizi-Ouzou et des algériens de confession chrétienne, pour prosélytisme. C’est ainsi que Habiba K. fut traduite devant le tribunal correctionnel de Tiaret causant suffisamment d’émoi pour regrouper, via la liberté de conscience, des défenseurs des libertés aux appels quotidiennement médiatisés depuis février- mars 2008 par le journal du contre-pouvoir. Notons, simplement, que les affrontements de Berriane et les violences multipliées qui renvoient les forces de sécurité face aux impératifs de maintien de l’ordre et de la tranquillité publics de la population de Berriane n’ont pas été jugés dignes de consignes protestataires réservées par ailleurs à d’autres causes. La cellule de conception au sein de la rédaction a peut-être été tentée de s’interroger sur l’opportunité du traitement des libertés à l’égard du M’Zab mais cela risquait de déboucher sur des difficultés de nature à prendre de front les forces de police et leur hiérarchie. De ce fait, il ressort déjà que, dans la défense des libertés démocratiques, comme dans la défense de la constitution et du principe de justice autonome et impartiale, les mots ne revêtent pas la même signification quand ne sont pas en jeu les mêmes intérêts. En laissant divaguer quelque peu le regard, on finit par se persuader que les hommes ne sont pas égaux devant ces « saintes libertés démocratiques ». Si l’on raisonne politiquement sur l’ensemble national, les thèmes de mobilisation sur lesquels s’appuient les initiateurs de manifeste, séduisantes de prime abord pour des centaines de lecteurs offrant leur signature, témoignent pourtant de la négation des principes qu’ils prétendent élever au rang de l’inviolabilité.
Depuis au moins deux années et les annonces lancées ici et là par les milieux fidèles au Président de la République, sur son désir de remplir un troisième mandat, El Watan, dans une atmosphère fébrile, s’est mis aux avant-postes de la bataille contre une nouvelle investiture à A. Bouteflika.
On peut toujours chercher, pour ce qui est de l’ensemble des journaux algériens, à l’exception d’El Moudjahid et Algérie Presse Service qui sont les porte-parole officiels, avec quelques accrocs ici et là, les journaux dit indépendants, autrement dit du secteur privé, qui possèdent réellement une ligne éditoriale de principe. Tous les quotidiens font leur ligne éditoriale de manière circonstancielle, selon les divisions à l’intérieur des pouvoirs de direction et la force de domination qu’ils exercent sur les organes de presse. Les périodes de tension ou de calme dictent le rythme et l’orientation des rédactions. Cela se pratique en fonction des penchants protecteurs des uns et des autres, des liens établis, et une hiérarchisation des rôles, dans le monde médiatique depuis la naissance de la presse privée, en 1990-1991. La devanture démocratique et libérale au sens de promotion et de protection des libertés, avancée par El Watan, doit être mise à l’épreuve d’un questionnement élémentaire.
La bataille pour ou contre le troisième mandat structure la vie politique à partir du haut de l’échiquier et sans que les principaux acteurs et rivaux ne dévoilent clairement les termes de la discorde. Ni que la partie adverse (ou réputée telle) ne s’avance au grand jour face au président en exercice. Tout le monde sait, surtout à El Watan et au sein des équipes de pétitionnaires (du moins ceux qui servent de lièvres) qu’il met en branle, que le président de la République est toujours choisi par un collège restreint de l’armée et des services de sécurité. La règle, non écrite, qui gouverne les rapports entre le président de la République et ses cocontractants du moment semble se résumer dans la formule : présider sans empiéter. Règle d’autant plus élastique que les contingences se mêlent aux intérêts.
L’aréopage d’investiture qui officie de la sorte détient un pouvoir illimité à la fois collectivement et en chacun de ses membres dans la vie économique, politique et sécuritaire sans d’autre contrôle que le suivi interne gouverné par le principe de réciprocité assorti des relations de puissance. Chacun, personnellement, en duo ou en clan, se fait reconnaître des aires d’influence. Selon les règles non écrites propres au code de répartition, les intérêts sont délimités sous forme de possession de secteurs industriels et commerciaux. En corps constitués, ils interviennent dans toutes les sphères de ce qui peut apparaître, extérieurement, au commun des algériens comme la justice, la douane, la police, les impôts, les affaires étrangères. En somme, tout ce qui prend extérieurement les manifestations de la vie de l’Etat et de son administration agencée selon des textes de différente nature, fait l’objet d’un traitement à titre particulier selon les intérêts immédiats ou lointains de cette caste qui ne s’assume pas institutionnellement au grand jour. Comme cela a toujours été le cas dans les dictatures d’Amérique Latine. A l’abri de la légitimité historique, elle se taille les privilèges qu’elle définit via le président de la République, le Chef du gouvernement, les ministres, les députés et sénateurs, les walis, les élus locaux, le système judiciaire dans ses différentes expressions …Les imams, au même titre que les intellectuels, universitaires ou professeurs de réputation internationale, ne leur échappent pas. Nul n’en ignore le poids dans les circuits partisans et associatifs, surtout pas les principaux intéressés, toujours prompts à s’indigner pour tenter de dissimuler leur degré de complicité et de compromission.
Une décision de justice peut se révéler sans valeur en termes de droit, elle sera pourtant revêtue de la force exécutoire, parce qu’elle est d’abord portée par une puissance. Mais l’inverse est tout aussi vrai : la formule exécutoire risquant à tout moment d’être nulle et non avenue. Le discours souvent ressassé sur l’Etat de droit pour suranné qu’il soit, sert d’enveloppe de respectabilité. Il faut le restituer à sa vraie place pour partir à la recherche des moyens de diffusion et des liens que crée une telle puissance par le jeu des rapports sociaux et des tissus agrégés les uns aux autres. On pourra mesurer alors combien ces puissances de l’ombre prennent souvent des couleurs car ce ne sont pas des forces isolées, loin des demandes quotidiennes. Fidélisant des fonctionnaires de tous grades, elles assoient et consolident des loyautés que nourrit une réputation glorieuse, s’abreuvant aux sources arrangées d’une histoire officielle. Les faveurs distribuées ici et là, les services multiformes qu’elles fournissent en se muant, selon les nécessités des uns et des autres, en bureaux d’aide sociale, en assurances de toutes sortes, en recours juridictionnels, installent ces puissances dans la permanence et les protègent au moins autant que la force des armes. Les stratégies matrimoniales à l’œuvre banalisent quelque peu, en les popularisant, ces lieux de puissance et d’ascension sociale. Mais tout cela doit rester diffus, voilé. C’est ainsi que la sinuosité des stratégies matrimoniales demeure soigneusement soustraite au regard de la sociologie et de l’anthropologie locales qui savent depuis longtemps délimiter les terrains à ne pas aborder.
Les cellules de placement et les filières pour agréments balisent le parcours de l’ascension sociale. A cela s’ajoutent les fidélités aux compagnonnages de la guerre de libération nationale et ses suites. Fidélisation et inféodation traversent toutes les structures de l’armée, l’administration, la police, la justice. Si bien que les plans de carrière que l’on croit ordonnés par l’administration ou l’appareil judiciaire et ceux du commandement militaire ou des services de sécurité, sont en réalité agencés selon l’ordre des puissances tutrices. Cette machinerie du pouvoir, qui ne peut véritablement être mise à jour qu’à l’aide de nombreuses monographies, permet seule d’accéder à l’intelligibilité des normes de comportement et de gestion des autorités politiques et administratives. D’ici là, on peut souligner que tout le vivier dans lequel puise l’armée, l’administration, la justice, le monde dit de l’économie et des finances, est un vivier nourri de loyautés envers des hiérarchies parallèles dont la place ne figure jamais au journal officiel. On prendra, de la sorte, toute la latitude de ce qui sépare l’organisation et le fonctionnement des appareils à partir de normes visibles, celles du journal officiel, et les pratiques qui nous installent face à des organes parallèles : armée, administration, justice produisent autant de parallèles au même titre que l’économie du même nom.
La concertation est établie sous les formes que l’on connaît aujourd’hui, depuis la décomposition étudiée du système monopartisan, entre ces lieux de domination absolue et les cadres qui leur servent de porte-voix en fonction de l’évolution des rapports internes au bicéphalisme président de la république-armée/services secrets.
S’il fallait une preuve selon laquelle les puissances apparemment dormantes sont servies au grand jour par des représentants de catégories sociales porteuses d’un discours de contestation et d’avancées dites démocratiques, c’est que les visées destructrices de l’autoritarisme ne concernent que la partie visible du pouvoir, celle qui porte le poids, en totalité de tous les méfaits du totalitarisme. Lorsque les deux composantes se déchirent, en apparence, seule reste, à découvert, la partie en charge notoirement des affaires de l’Etat.
L’angle d’attaque choisi à partir de la Constitution, sachant que pour accéder à un troisième mandat celle-ci doit être révisée(18), exprime bien les ambitions des initiateurs. La barre est placée suffisamment haut en termes de morale politique pour pouvoir ratisser en profondeur dans l’indignation populaire ou, du moins, ce qui s’efforce d’y puiser quelque ressemblance. En réalité, les animateurs de « l’initiative civique » se confinent à eux-mêmes et leur milieu(19). On retrouve, comme soutiens à l’initiative de départ, tous les apparatchiks sollicités et qui recouvrent ce qui depuis des années s’est défini sous le label « démocrates » : Saïd Sadi, Mokdad Sifi, Mouloud Hamrouche, Ahmed Benbitour. Homme du sérail, ce dernier est de toutes les initiatives d’El Watan, animateur assidu de ses « Débats », sans que jamais ne soit rappelé le conflit au sommet en 1999 qui lui a valu à la fois son ascension comme Premier ministre (imposé par les militaires) et sa déchéance (évincé qu’il fut par un président soucieux de maîtriser et d’étendre ses zones d’influence). Il est présenté tout simplement comme celui qui a « résisté à Bouteflika pour avoir démissionné en signe de protestation contre les méthodes de travail du président ». Quant au FFS, constamment présenté comme « le plus vieux parti de l’opposition », titre équivalant, sans doute, à un programme politique, il fait l’objet d’un ratissage suffisamment large puisque l’épuisette draine à la fois dans l’appareil officiel tout en courtisant son opposition. L’un des effets de la crise profonde qui mine le FFS aura été la perte de son identité qui, jusque là, le distinguait soigneusement des autres partis. Bon gré mal gré, on lui a fait gagner les berges démocratiques grâce aux bons soins d’El Watan notamment. Outre El Watan, ni Le Soir, ni Liberté ou Le quotidien d’Oran, n’ont ménagé leurs efforts en ce sens.
Les termes de l’appel, in fine, des cinquante premiers signataires, sonnent comme un coup de semonce à blanc. En effet, le contenu de cet appel ne cadre nullement avec le contexte et la scène politiques dont ils font mine d’ignorer la consistance exacte : « Nous appelons tous ceux qui s’opposent au projet de constitutionnalisation de l’autoritarisme à joindre leurs efforts aux nôtres pour défendre ensemble les libertés démocratiques et le principe d’alternance au pouvoir »(20).
On reste confondu par la mauvaise foi, la cécité ou l’ignorance des rédacteurs de ce texte. En effet, parler de « constitutionnalisation de l’autoritarisme », c’est nier la nature et le régime du constitutionnalisme algérien. La constitutionnalisation de l’autoritarisme a l’âge de l’indépendance. Au contraire, dans les années quatre vingt-dix, présentées comme celles de conquêtes démocratiques, nous sommes passés à la constitutionnalisation des crimes de masse. C’est contre cela qu’il faut s’élever aujourd’hui, sans quoi on reste dans le scénario de reconduction d’un système politique qu’on fait mine de dénoncer dans des prises de risque convenues(21).
La constitutionnalisation du crime de masse s’est acclimatée d’abord avec le sort réservé à la constitution en janvier 1992, ensuite lors du référendum du 29 septembre 2005 et les textes d’application. Sous l’empire de la Constitution, par référence au peuple et à la nation, sont mis à l’abri de toute poursuite pour crime contre l’humanité, les militaires et leurs services, au plus haut de la hiérarchie, ainsi que les miliciens qu’ils ont dirigés : « Le peuple algérien tient à rendre un vibrant hommage à l’Armée Nationale Populaire, aux Services de Sécurité ainsi qu’à tous les patriotes et citoyens anonymes qui les ont aidés, pour leur engagement patriotique et leurs sacrifices qui ont permis de sauver l’Algérie et de préserver les acquis et les institutions de la République. En adoptant souverainement cette charte, le peuple algérien affirme que nul, en Algérie ou à l’étranger, n’est habilité à utiliser ou à instrumentaliser les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République…, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de tous ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international…Le peuple algérien rappelle également que le drame des personnes disparues est l’une des conséquences du fléau du terrorisme…Il affirme aussi que dans de nombreux cas, ces disparitions sont une conséquence de l’activité criminelle de terroristes sanguinaires qui se sont arrogés le droit de vie ou de mort sur toute personne, qu’elle soit algérienne ou étrangère… »(22) Ce paragraphe de la charte de réconciliation est traduit en dispositions d’impunité assortie de clauses pénales visant toute manifestation réclamant les poursuites contre les auteurs des différents crimes contre l’humanité. Les assassins et tortionnaires de leurs concitoyens, sont présentés comme des héros(23).
Or, le crime de masse est avéré, en plusieurs circonstances. Qui peut oublier Raïs, Bentalha, Serkadji, et tant d’autres lieux où hommes, femmes, enfants ont été massacrés par centaines, chaque fois. Les témoignages existent quant à la qualité des auteurs qui appartiennent aux escadrons de la mort de différentes forces spéciales de l’armée et des services secrets. Au lendemain des massacres de Bentalha, un rescapé, Ahmed Aïtar, témoigne : « Il y a trente trois personnes qui sont mortes dans ma maison. Ils ont tué ma femme et mes trois enfants. Il y avait un hélicoptère qui survolait le quartier quand cela a commencé à 23 heures trente. Les tueurs sont restés chez moi de une heure trente jusqu’à cinq heures moins le quart ». La proximité des casernes à trois kilomètres et à un kilomètre cinq cents, la présence de blindés (six au moins) pendant le massacre, en plein boulevard, signent l’appartenance des auteurs(24).
Toutes ces bonnes consciences démocratiques abritées derrière des autorités réputées morales, embrigadées dans une campagne pour les libertés et la tolérance, ne sont que la manifestation de soutien à la fraction du pouvoir qui avance par leur nom et en leur nom. Le rassemblement opéré à travers les réseaux à l’intérieur desquels se reconnaissent les adeptes de la discrimination par les droits et les libertés, à l’intérieur de la nation, ne font qu’en matérialiser la fracture en soutenant, au moins par leur silence, le régime d’impunité que les assassins se sont octroyés au plus haut niveau de l’Etat. Entériner dans le silence complice les dispositions de l’ordonnance du 27 février 2008 n’est-ce pas accorder pour l’avenir le droit de vie et de mort sur tous ? Quel garde-fou est susceptible de prévenir ou de stopper les manipulations de populations pour les jeter les unes contre les autres en vue de recomposer tel ou tel paysage politique, social ou culturel, en vue de satisfaire des ambitions, asseoir des protections, élargir et consolider des influences ? L’ordonnance du 27 février 2008 et ses supports ne font en réalité que consolider, pour l’avenir et à jamais, la soustraction des services de sécurité et de l’armée à un contrôle politique élémentaire.
Les atteintes aux libertés pour lesquelles se construisent des pétitions indignées ne sont que la manifestation de soutien masqué, sous la houlette d’El Watan, à ceux qui détiennent les moyens de terreur sur la société. Tant que ces terroristes, drapés dans les emblèmes de la nation et abrités derrière les sceaux de l’Etat, ne sont pas dénoncés comme tels, partie déterminante du pouvoir au profit desquels un président, désigné par eux, leur a procuré la soumission et la reconnaissance du peuple et de la nation, dans l’impunité des crimes de masse, persistera toujours une lourde et légitime suspicion envers les buts réellement poursuivis sur une scène politique dont les ressorts de l’animation portent souvent la marque du monde occulte qui la gouverne.
La mobilisation-prétexte sur la Constitution ne cache, en définitive, qu’une querelle de famille pour l’issue de laquelle sont mobilisés, de part et d’autre, tous les collatéraux. Les uns avancent, par la force des choses, à visage découvert. Les autres endossent des peaux de mutants tout en se lissant une image à risques.
Sans même attendre d’avoir soufflé sa première bougie de président de la République, A. Bouteflika annonçait, en 2000, qu’il comptait réviser la Constitution, certainement pour la tailler à ses prétentions. Cet objectif à éclipses semble avoir atteint sa maturité avec l’ambition déclarée d’un troisième mandat. Dès lors se mettent en place les dispositifs en vue de contrarier l’adversaire. C’est ce que livre ouvertement Omar Belhouchet, dans la description de sa mission, au lendemain de sa condamnation : « Nous avons été jugés dans un contexte politique difficile à gérer pour les autorités publiques. Il y a les grèves, la flambée des prix, des sommes faramineuses dans le Trésor public et un investissement absent… On constate également des tergiversations au niveau des institutions de l’Etat au sujet de décisions décisives, de même que le citoyen ne semble pas s’enthousiasmer pour la révision de la Constitution. Toutes ces conditions placent le gouvernement dans une situation embarrassante, lorsqu’il ouvre, chaque matin, les journaux qui lui rappellent que de grandes tâches l’attendent. Le seul recours du gouvernement est de réduire la marge de liberté des journalistes. Quant à nous, notre mission est d’ouvrir le débat autour de tous ces sujets, et sur l’utilité de la révision de la Constitution. Je ne pense pas que la justice ait agi d’une manière indépendante, car l’emprisonnement d’un journaliste est une grande responsabilité et une décision difficile qui, je pense, a été prise dans d’autres centres de décisions, en dehors de la justice »(25). Les interrogations sur les pratiques d’El Watan sont d’autant plus légitimes que la perversité de son encadrement est notoire. Parmi la collection des morceaux de désinformation, figure cet éloge de Liamine Zeroual devenu pour les besoins de la cause un président exemplaire : « Le président Liamine Zeroual, lorsqu’il était au pouvoir, avait toujours qualifié les terroristes islamistes de « mercenaires » et, de ce fait, leur a mené un combat sans merci, combat couronné de succès. M. Zeroual savait ce qu’il disait… » (26). Pourtant, aucun président n’a été autant humilié, notamment dans les colonnes d’El Watan qui reproduisait le slogan « Zeroual, ne baisse pas le saroual », en réponse aux contacts pris avec les responsables du FIS emprisonnés. Tout semble soudain s’effacer, y compris les conditions dans lesquelles le prédécesseur de Bouteflika avait démissionné, sous les feux d’une campagne dans laquelle El Watan s’est taillé le rôle de locomotive. Exhumé de sa retraite, l’ancien président va tout de même servir comme exemple de lutte antiterroriste et de frein à l’islamisme par opposition à un président en exercice dénoncé comme l’allié de l’islamisme. Pour forcer le trait, outre les pages spéciales sur les chrétiens persécutés, les lecteurs d’El Watan vont découvrir, en manchette et sur trois pages comment les Algériens risquent d’être privés de boissons alcoolisées. Sous le titre d’un reportage « Entre le vin et le divin ou la prohibition déguisée » et d’une enquête « Hypocrisie de l’Etat, vérités du marché » (pages 2,3,4), l’auteur, grisé sans doute par la portée de son sujet, dénonce le « vide éthylique » dans « les quartiers populaires » (27), se laissant aller, par ignorance sans doute, à glorifier une pathologie contre laquelle la prévention est universelle. A cela s’ajoute une culture juridique approximative où se mélangent décret, loi, décret exécutif(28). Ce qui, réellement, fait désordre dans un journal soucieux de l’avenir de la Constitution.
Dans le tapage des luttes hégémoniques où, périodiquement affleure la question des frontières respectives entre une aristocratie militaire campée sur des privilèges infinis et le gestionnaire/mandataire, soucieux de sa durée, qu’elle s’est donné, la parenté aux relents incestueux entre les figures gouvernantes est occultée au grand profit de ceux qui ne sont comptables qu’auprès d’eux-mêmes et de leurs projets communs. Le pouvoir de coercition à dimension terroriste dont ils disposent ne connaît aucune limite. Pas plus que les objets sur lesquels il porte ou peut porter selon le bon vouloir d’un aréopage qui dispose, à sa guise, du sol et des hommes. La terreur exercée sur les populations depuis 1992 a révélé le poids d’une telle puissance, confortée depuis, au mépris de cette loi immuable : l’inviolabilité de la personne, assortie de l’imprescriptibilité des crimes, quelle que soit la loi positive qui prétendrait parvenir à son abrogation. En se taillant une prescription des crimes à sa mesure, assortie d’une règle écrite proscrivant explicitement toute recherche de la vérité, le pouvoir de domination nous a fait la démonstration de l’étendue de sa puissance. Quelles que soient les formes qu’il choisit de lui donner, sa terreur est toujours portée, à ses yeux, par la légitimité de ceux qui peuvent tout sur tous. Leur poids sur les populations s’avère absolu parce que sans d’autre recours que le leur. A la lumière de ces remarques on peut mieux évaluer les événements de Berriane.
– DERRIÈRE BERRIANE, LE M’ZAB :
UNE RÉGION FACE AU POUVOIR CENTRAL –
Berriane est l’une des sept villes composant l’ensemble de la région du M’Zab. Après la fin du royaume rostomide et la chute de sa capitale, Tahert, au début du Xeme siècle, les Ibadhites, (branche d’appartenance kharidjite dont elle se distingue par son quiétisme), tentent de s’installer d’abord aux environs de Ouargla pour finalement s’enraciner à deux cents kilomètres plus au sud. Entre 1011 et 1053, sur le plateau désertique qui correspond aujourd’hui aux contours de la wilaya, cinq villes témoignent du travail de fertilisation entrepris et des racines d’une civilisation : Malika, appelée aussi Malika El-Oulia, (la Haute), Ghardaïa, Beni Isguen (la Sainte), Bounoura (la Lumineuse) et El-Ateuf. Berriane voit le jour bien plus tard, au XVIIème siècle, à une quarantaine de kilomètres au nord de Ghardaïa. En même temps que Guerara.
L’un des préjugés véhiculé à l’encontre des Mozabites, en dehors de ceux qui sont accrochés à la spécificité ibadhite, se source dans la colonisation. Par le statut distinct qui le lie à l’administration coloniale, le M’Zab est perçu comme un allié de la France à qui il faudra réserver, avec l’indépendance, un régime d’administration particulier. Les idées reçues auxquelles se sont abreuvés les responsables politiques et ceux de l’administration qui se sont succédés dans la région ont laissé des traces visibles. Le divorce à fleur de peau des Mozabites à l’égard de l’administration renvoie aux signes du passé colonial et de la période post-indépendance.
Par un acte du 29 avril 1853, les notables représentant les sept cités du M’Zab acceptent les conditions d’une autonomie relative en contrepartie du paiement d’une lezma ou tribut fixé par le Gouverneur Général Randon.(29) Ce régime est brutalement supprimé dès que lors que « les Mozabites eurent le grave tort de fournir des armes et des munitions aux tribus en insurrection contre notre domination »(30). Le 21 décembre 1882 l’annexion du M’Zab est définitive, dans le respect, toutefois du statut personnel de rite ibadhite et des règles de fonctionnement interne aux tribus.
Prenant appui sur le particularisme religieux des Mozabites, les responsables politiques et les véhicules de l’administration y greffaient des prétextes politiques tirés des falsifications historiques et entendaient faire payer aux autochtones leur « collaboration » avec le colonialisme voire leur « traîtrise ». Cette mentalité, encouragée par le traitement infligé à des figures indociles tel le poète Moufdi Zacarya (auteur de l’hymne national), devint synonyme de passe-droit quotidien ouvert au profit de l’encadrement politique et administratif sur le M’Zab. Officiers des services secrets et de l’armée, de la gendarmerie, de la police judiciaire, des douanes ou des impôts, procureurs, juges, walis, chefs de daïras, ont, comme dans toutes les wilayas du pays, mais avec beaucoup moins de retenue, fait fructifier leurs titres de services de toutes les manières possibles et notamment par la manne immobilière. L’intérêt touristique ajouté à d’autres perspectives économiques ouvertes sur la région au fil des années, un aménagement du territoire conçu selon des déséquilibres juteux au mépris des traditions urbanistiques mozabites ont multiplié les mécontentements et accentué le caractère frondeur de la population berbérophone depuis l’indépendance. Il existe des liens évidents entre captation des richesses et administration ou pouvoir local. Selon un document intitulé « l’état du territoire, la reconquête du territoire »(31), sous la direction de Cherif Rahmani, « l’accès à la propriété foncière » ouvert « aux véritables investisseurs » devait élargir et consolider les conditions de cession et les modalités d’acquisition des terres sahariennes(32).Ce qui est visé par la « valorisation globale du Sud » suppose « le rôle …primordial de l’Etat car il devra établir le cadre légal indispensable, renforcer l’administration de ces régions et envisager les instruments, les structures et les outils notamment financiers, qui permettront d’orienter toutes les actions »(33).
Derrière la logomachie administrative dont sont familiers les cadres qui peuplent les hiérarchies de l’administration, se profile le point de départ à l’accession à la propriété foncière et aux spéculations qui l’accompagnent. Contrairement aux affirmations d’usage consignées dans les textes, l’administration est le lieu de sélection par définition, non pas pour protéger contre les dérives et les injustices, mais pour peser dans le sens de l’élargissement des puissances et de leur concentration à partir de la richesse foncière. De ce point de vue, le « renforcement de l’administration » ne peut être compris autrement que comme l’utilisation de la force par les structures administratives locales pour imposer un rythme et une orientation dans la mutation des droits sur le sol. En 1975, une vive résistance a été opposée par la communauté de Beni Isguen aux prétentions du commissariat national du FLN et de la wilaya. Se fondant sur la simple autorité, les apparatchiks du parti jettent leur dévolu sur des terres relevant du régime de la communauté ibadhite et prétendent les faire passer du régime d’appropriation rituelle à celui de l’appropriation de droit commun. Le même problème s’est posé quelques années plus tard à Ghardaïa, (1985), à Guerara (1989), puis à Berriane (1990). Sur le rapport entre le M’Zab et le FLN, ce dernier fonctionnait sur la base des quotas. Les Kasmas, comme la Fédération, ont toujours été entre les mains d’Arabes. Dans les années quatre-vingt, 286 Mozabites ont été exclus du FLN. Les rapports avec le FLN comme avec l’administration relèvent à la fois du compromis inégalitaire accepté et de la gestion indirecte de la communauté qui fixe la marche à suivre à l’égard des autorités, sur les conseils et les directives de ses notables. Le but ultime dans ces confrontations sinueuses ne consiste en rien d’autre qu’à conserver l’essentiel des traditions et de l’organisation communautaire. A l’intérieur des strates où s’agitent, en sourdine, les clercs mozabites, la liberté prise à l’égard des préceptes communautaires n’est pas simple hypothèse. Elle permet de préserver contre les phénomènes de rejet consécutifs aux greffes administrées localement par les ententes militaro – administratives ; ou, le plus souvent, d’en amortir le choc. C’est ce qui, à la longue, finit par discréditer la parole des anciens et le prestige de notables sévèrement jugés par leurs cadets.
La question de l’accès à la propriété foncière devient une source de conflit latent, accentué par la pression démographique et le drainage, encouragé par l’administration, de populations arabes. Dès lors, l’accession à la propriété foncière encourage des prétentions autrement plus voraces que la simple acquisition immobilière aux fins d’habitation. La puissance administrative, adossée aux appétits militaires et policiers à partir desquels se constituent des féodalités locales en violation des règles coutumières de la culture mozabite, s’est, on s’en doute, étendue et diversifiée dans les années quatre-vingt dix durant lesquelles les communes sont dirigées par de simples exécutifs communaux désignés à discrétion, les DEC. Le rançonnement, qui a toujours frappé les activités et l’initiative privées, propres au M’Zab, a trouvé des signes d’encouragement et d’extension depuis que l’exécutif communal s’est délesté de toute précaution à se distinguer des services de police. La « culture » de la violence milicienne développée dans les zones rurales, urbaines et suburbaines au nord du pays, s’est naturellement communiquée, via une administration centrale veillant à imprimer les tendances, aux structures des DEC locaux du Sud.
Trois éléments déstabilisateurs, dès lors qu’ils sont actionnés, sont de nature à livrer le M’Zab à une effervescence aux conséquences imprévisibles :
*en premier lieu, les droits sur le sol ;
*en deuxième lieu, le pouvoir au sein de l’administration et son déploiement en relation avec l’appartenance ethnique ;
*en troisième lieu, l’exploitation des peurs identitaires.
L’appropriation et les droits sur le sol, comme on vient de le souligner, constituent un premier sujet d’inquiétude, dans la mesure où, débordés démographiquement, les mozabites voient se diluer les règles urbanistiques de la communauté dans l’anarchie des constructions qui déséquilibrent leur vision de la cité et décomposent les règles fondamentales de cohabitation. Mais si cet aspect est mal vécu par beaucoup, il est tout de même toléré. Par contre, l’action de l’administration locale sur la soustraction du sol dans des buts spéculatifs et d’enrichissement privé installe un rejet de l’Etat, comme pouvoir central, et de ses relais locaux. La perception négative des appareils locaux de l’administration se double d’un regard frondeur quant à la composition ethnique de ces appareils qui fonctionnent à quatre-vint pour cent, ou plus, avec des personnels arabes, ou apparentés. Il suffit de faire le tour des directions de wilaya (Finances, Urbanisme, Enseignement, Culture, Santé, Affaires Religieuses…) ou des caisses d’assurance sociale, des banques, pour se persuader des déséquilibres et de leurs conséquences au plan de la gestion quotidienne.
La mise en cause de l’appropriation du sol, ajoutée à une extériorisation des personnels de l’administration dont le poids négatif est ressenti quotidiennement, fournissent le terreau idéal aux peurs identitaires et à leur exploitation.
Partisans d’une économie fondée sur l’initiative privée, les Mozabites s’appuient, en outre, sur un sens de l’organisation, de la solidarité sociale, de rapports sociaux arbitrés par des assemblées de notables dont l’assujettissement au pouvoir politique et aux gouverneurs locaux a toujours été assorti d’échappatoires. Le particularisme mozabite ne se caractérise pas uniquement par l’aspect religieux (ibadhite) mais il implique une organisation sociale héritée d’une expérience étatique, d’une civilisation vivace adaptées aux temps modernes, qui rend encore plus difficilement supportable le régime administratif local. En somme, les Mozabites s’estiment largement capables de s’administrer eux-mêmes avec une dimension humaine, un apport qualitatif et une efficacité dont sont incapables les relais du pouvoir central(34).
Le bouillonnement qui travaille la société mozabite en profondeur va trouver une expression nouvelle dans les formes politiques partisanes. Tout d’abord, le passage par le parti politique va rompre, peut-être plus qu’ailleurs, l’isolement par rapport à l’ensemble national. A ce titre, l’affiliation à un parti confère une couverture adéquate, une sorte de légitimité, par son prolongement national, ne serait-ce qu’à titre organique, à l’activisme régional ou local. Ce dernier est en quelque sorte désenclavé de son statut d’activisme de minorité, jugé inacceptable par la tradition jacobine et centralisatrice.
L’enracinement de partis à dimension ou à prétention nationale au M’Zab va produire des effets inattendus, beaucoup plus profitables en termes d’expression locale que partout ailleurs, y compris en Kabylie. La manière dont les Mozabites se saisissent de l’outil politique partisan frappe par son assimilation au sein de l’ensemble particulariste. En effet, à travers l’expression politique locale, qui a des prolongements ailleurs, au moins par sa direction, dans une confrontation supposée ou réelle avec le pouvoir central, l’expression particulariste se superpose sur une structure nationale à l’abri de laquelle elle déploie toutes ses facettes en gardant ses attaches locales. Celles-ci trouvent un épanouissement dans la mesure où l’expression particulariste n’est plus tenue de se brider par l’auto-censure ou la crainte d’être stigmatisée comme telle, comme communautariste ou régionaliste. En s’appuyant sur une communauté structurée, de pratique solidariste, au potentiel revendicatif suffisamment élaboré pour se transformer en programme d’ampleur régionale, pourvu d’une vision différente et cohérente de l’administration et de la gestion locales, le parti politique d’implantation mozabite est en mesure de produire des effets surprenants, y compris à l’égard du centre d’affiliation partisan dont il se revendique. De ce point de vue, dans sa dimension locale, le parti ne peut pas suivre les affrontements internes qui marquent la vie de l’organisation-mère. Ces affrontements internes paraissent aux militants locaux à la fois lointains et inaccessibles dans leur complexité même, soit parce que celle-ci leur échappe, soit parce que son contenu est jugé hors des intérêts fondamentaux mozabites.
L’expression locale, régionale, du parti politique, au M’Zab, s’ouvre sur une autre dimension que celle dont prétend se couvrir le parti lointain, à direction nationale, dans la capitale. En revanche, la dimension étriquée de la direction nationale trouve (ou peut trouver), dans la région mozabite, un regain de notoriété et de crédibilité. Depuis quelques années, soit 2004, le M’Zab fournit au FFS un prestige militant de terrain et un dynamisme qui contrastent avec sa déliquescence nationale. La même remarque s’applique au RCD à qui Berriane, dans ses souffrances mêmes, offre un regain de vigueur et d’élévation morale, entendue politiquement. Si la Kabylie, divisée et largement ceinturée par les appareils partisans du pouvoir, n’a jamais présenté le risque d’échapper, à travers l’administration locale, au pouvoir central, malgré la présence du FFS et du RCD, le cas du M’Zab se révèle autrement plus imprégné d’une dynamique populaire, à force d’activisme et de capacité organisatrice, pour manifester la prétention à se soustraire, en partie, et dans une dimension remarquée, aux pesanteurs du pouvoir central. Loin d’accepter une telle éventualité, ce dernier met en place la palette des moyens coercitifs dont il module et ajuste l’utilisation, soit par action, soit par abstention. C’est ici que résident l’explication des secousses qui frappent la région du M’Zab depuis 1990 et les premières élections locales réputées ouvertes. Aux élections locales de juin 1990, marquées par la montée du FIS dans les assemblées locales, Berriane s’était déjà singularisé en offrant la gestion de l’assemblée populaire communale (APC) à une liste indépendante. Un militant quinquagénaire, Hammou Dadi-Addoune, nous décrit la trajectoire du vote mozabite à Berriane depuis 1990 pour souligner que les Mozabites ont par deux fois voté RND (rassemblement national démocratique monté de toutes pièces en 1996 à partir des milices ayant encadré l’élection présidentielle de 1995. Le chef en titre exerce actuellement les fonctions de Chef du gouvernement après l’avoir été deux fois auparavant, sous Zeroual et sous Bouteflika). Interrogé sur la nature du bouleversement qui conduit l’expression majoritaire de la liste d’indépendants au RND puis au RCD, lors des élections de novembre 2007, Hammou Dadi-Addoune développe l’idée qu’ « à Berriane nous fonctionnons sur l’idée de Tachkhiss (l’individualisation, la personnalisation) et non celle de Tahzib (le fait de privilégier l’appui sur un parti) »(35).
L’appartenance partisane est tenue pour secondaire par rapport au souci réel que manifestent le ou les candidats à l’égard des préoccupations locales. On voit de la sorte, que le rapport au parti politique est saisi plus comme lien ou couverture nationale que comme une référence doctrinale ou programmatique. Ainsi, le laïcisme militant du RCD et du FFS n’a aucune perspective d’acclimatation au M’Zab où les travaux des instances locales font cohabiter, dans une hiérarchie et une harmonie remarquables, la tradition coranique et les ordres du jour partisans.
Le renouvellement de générations a propulsé sur la scène politique locale des individualités en osmose avec une population qui refuse d’être manœuvrée, à l’occasion des scrutins, par les orientations patriciennes, fruit d’ententes préalables entre puissances locales. Cette osmose se traduit également par une écoute à l’égard des attentes d’une jeunesse soucieuse de ses traditions tout en voulant maîtriser les leviers de modernisation régionale. De telles perspectives annoncent des déchirures futures dans la soumission habituelle et font planer le danger de soustraction régionale à l’égard d’un pouvoir central proprement hostile à toute manifestation en ce sens. C’est en cela que le pouvoir central, avec ses traditions autoritaires et sa brutalité, ne saurait se résigner à laisser se sédimenter un embryon de pouvoir local qui prend des allures de défi. L’exemplarité même d’un tel développement, que laissent entrevoir un dynamisme partisan, les promesses de scrutins locaux et leurs résultats, incitent à réfléchir sur les moyens annoncés et utilisés dans la décomposition d’une telle dynamique et de sa cohérence. Berriane annonce la prise mains, pour revenir à la maîtrise des lieux et en assurer la domination et la soumission, banalement, dans la logique entendue et pratiquée jusque là par les puissances du pouvoir central.
Les événements du printemps 2008 sont, à beaucoup d’égards, une réédition de ceux de juin- juillet 1990. En effet, les violences déclenchées à près de vingt ans de distance ont le même détonateur : les élections locales et un arrière fonds, l’appropriation de lots de terrains et le statut du sol. Dans les affrontements qui se développent ensuite viennent, à titre de projectiles idéologiques destinés à affaiblir l’adversaire, les références ethnico-religieuses, qui peuvent aussi apparaître comme un moyen de fédérer les nombreuses tribus arabes présentes à Berriane et dont la caractéristique reste l’absence de dénominateur commun, à la différence de la cohésion séculaire des traditions mozabites. D’où l’irruption de l’approche : Ibadhisme- Malikisme. En se fédérant et en s’identifiant par la trajectoire malikite, doublée d’arabisme, les nombreux ‘arouchs cristallisent les rapports sur le terrain exclusivement ethnico-religieux, reléguant les questions d’ordre politique et leur prolongement (économique, social) à l’arrière plan.
Le 12 juin 1990, le scrutin devant envoyer les élus à l’APC de Berriane se traduit par une majorité de conseillers indépendants (six élus) alors que le FIS, qui avait remporté 853 communes sur un total de 1541, à l’échelle nationale, n’obtient que quatre sièges et le FLN, un seul. Le 5 juillet, les élus FLN et FIS tentent alors de faire reporter l’installation officielle de l’APC, prévue le 8 juillet. Le renvoi de la cérémonie est obtenu auprès de la daïra pour le 11 juillet 1990. La démarche visait à trouver un compromis pour corriger le résultat au profit d’un dosage acceptable pour le FIS en termes d’affectation des commissions de gestion à l’APC. Le FLN, ne pouvait, par contre, espérer aucun « repêchage ». Or, dans la soirée du 5 juillet, les violences éclatent, mettant aux prises quelques quatre cents personnes(36). Les affrontements se soldent par deux morts(37) et une dizaine de blessés. Les élus FIS se retirent après que la liste indépendante, majoritaire, leur ait refusé la vice-présidence de l’APC. Ce conflit se double de manifestations mozabites dénonçant l’accaparement de lots de terrains, occupés indûment par des Arabes avec la complicité de la brigade de gendarmerie. Les rapports politiques sont tirés vers la querelle de rites (malikite – ibadhite) en exploitant le rejet de la communauté ibadhite de l’ensemble national et en stigmatisant ses membres comme des Kharidjites. Ce qui laisse entendre que contre les hérétiques toutes les opppressions sont licites. Certains rappellent comment, en 1985, à Ghardaïa, des appels ont été lancés du haut des minarets pour le Djihad contre les Ibadhites. La cité a été la proie d’une violence dont les anciens parlent encore douloureusement. Mort d’hommes, incendies de maisons et d’usines ont durablement marqué les mémoires depuis 1985.
Les élections du 29 novembre 2007 ont lieu sous l’œil vigilant et exercé des notables de Berriane. Cinq listes étaient en compétition : FLN, FFS, MSP, RCD, NAHDHA.
A la veille du scrutin, les notables de la ville, Arabes et Mozabites, se réunissent pour étudier les voies d’attribution des responsabilités au sein de la future APC et par conséquent, de peser, par leur choix, sur la meilleure appartenance politique à soutenir. Faisant valoir la place occupée par le FLN dans l’Etat et l’administration, les notables Arabes soutiennent la liste du FLN et proposent que les Mozabites se rallient et appellent à voter pour la liste FLN, avec une tête de liste FLN. Parlant au nom des notables Mozabites, le chef de la délégation donne son accord pour lancer le mot d’ordre de soutien à la liste FLN. Les notables Mozabites s’étant engagés à faire voter leur population en masse pour le FLN, agissent en ce sens, mais ne sont pas suivis. Le scrutin débouche sur un éparpillement des sièges de sorte que le RCD arrive en tête à égalité de sièges avec le FLN (trois chacun).
Les autres sièges sont partagés entre le FFS (deux), le MSP (deux), la NAHDHA (un). L’appartenance ethnique s’établit comme suit : les élus RCD et FFS sont Mozabites. Dans les autres formations, le politique l’emporte en rassemblant différentes appartenances ethniques. Ainsi, les trois élus FLN sont, l’un Mozabite, les deux autres Arabes des Ouled Yahia. Le MSP est partagé entre un élu des Hrazliya et l’autre des Ouled Yahia. Enfin, les deux élus de NAHDHA sont un Mozabite et un Arabe des Ouled Yahia. Il aura suffi au noyau dur mozabite FFS-RCD de faire basculer deux autres Mozabites (FLN et NAHDHA) pour que la majorité d’essence ethnique recouvre la majorité politique.
Sur les résultats du scrutin on peut faire deux remarques :
En premier lieu, le caractère étriqué, pour le moins, de la majorité, qui n’est acquise qu’à une voix. C’est la réédition du résultat, à l’identique, du scrutin du 12 juin 1990.
En second lieu, l’imbrication de l’expression politique et de l’identité ethnique rend malaisée,
à première vue, le déchiffrage des intérêts politiques. Pour éviter la superposition primaire :
Arabes = FLN + MSP = Malikites = pouvoir, d’un côté ;
Mozabites = RCD + FFS = Ibadhites = opposition = démocrates, de l’autre, il faut suivre les coalitions en présence sur le terrain de leur expression politique de gestion locale.
Une fois les résultats connus et leurs effets majoritaires opérés, les notables Arabes ont crié à la trahison en interpellant les notables Mozabites et en les accusant d’avoir failli à la parole donnée. En fait, les notables, assurés de contrôler le comportement de leur communauté dans une démarche où le résultat du scrutin se décide en petites assemblées, le résultat étant réputé acquis selon les procédures nobiliaires (le maître suivi par son vassal), ont été démentis par un électorat qui aspire à d’autres formes d’expression. Au scrutin négocié faisant tomber la représentation communale dans l’ordre établi, la jeunesse de l’électorat et ses aspirations se sont fixées sur le désir de différenciation et d’autonomie par rapport à l’expression régionale du pouvoir central. La réaction a tôt fait de parvenir à l’équipe dirigeante de l’APC. Toutes expressions tribales confondues, les Arabes avancent, comme solution au conflit la démission du maire, Nasreddine Hadjadj, et son remplacement par l’élu FLN des Ouled Yahia. Dès les premiers incidents du Mouloud, le Premier ministre et secrétaire général du FLN se déplacera à Berriane pour avoir une séance de travail avec les responsables locaux du FLN, sans rencontrer l’équipe dirigeante de l’APC et son président, poussant, par là même, à une ethnicisation – ritualisation d’un conflit politique et à sa radicalisation.
En faisant le tour des appartenances ethniques et du rapport aux partis politiques, il n’est nullement question de Chaâmbas, contrairement à ce qui a été rapporté constamment par la presse et les observateurs avertis. Les origines tribales, a’rouch, sont au nombre de sept, en retenant les plus importantes appartenances : les Ouled Yahia, de loin les plus nombreux et d’implantation ancienne, les Dbadba, les Hrazliya, les M’khalif, les Ouled-Sayah, les Ouled- Nayal, les ‘Atatchas. La plupart de ces implantations sont relativement récentes et sont dues à une conjugaison de facteurs. Outre la poussée démographique, ces implantations ont pour cause la décomposition de la steppe, la sécheresse qui font fuir des populations semi-nomades(38) qui finissent par se sédentariser à l’abri de cités de prime abord accueillantes et à proximité des lieux d’embauche en aspirant accéder à la possession de terres et de logements. Masse de manœuvre idéale pour un pouvoir qui ne rechigne pas sur les moyens de soumission de populations qu’il fixe, côte à côte dans un savant déséquilibre à complémentarité sociale et économique. Il gouverne l’ensemble par une cohabitation conflictuelle où concourent la maîtrise bureaucratique chez les uns, trouvant appui dans les traditions autoritaires de rançonnement, face à l’esprit d’entreprise et aux traditions commerçantes assorties d’un héritage culturel lumineux, des autres. Pas plus dans l’armée que dans la haute administration, le M’zab ne possède de points d’appui qui peuvent constituer des éléments de protection et de soutien selon la logique propre à des modes de direction clientéliste. La Hmiyya, cette « chaude et fiévreuse solidarité tribale »(39), qui relève de la solidarité à la fois protectrice et conquérante, est à l’œuvre dans une société consciente des garanties qu’offrent l’alliance et la parenté de quelque haut gradé dans la hiérarchie des puissants. Les quelques exemples de Mozabites ayant fait carrière dans l’armée ont vite plafonné au grade de capitaine. C’est le cas pour Berriane. Quelques cadres ont bénéficié d’une promotion, notamment dans les services du Plan, et le plus célèbre parmi les élus dans le secteur financier et bancaire aura été Hadj- Nacer, comme gouverneur de la Banque centrale dans l’équipe Hamrouche- Hidouci, en 1989-1990. A Berriane, on cite volontiers le cas de ce chef d’entreprise propriétaire d’une usine de batteries(40).
Fragilisée démographiquement, la communauté mozabite offre la singularité, assortie de handicap, d’être à la fois une minorité nationale sans bénéficier, en contrepartie, d’un statut protecteur, et le siège d’une culture rayonnante, d’un dynamisme économique attractif qui lui vaut des manifestations de rejet et de séduction, selon les intérêts privilégiés par les puissances militaro-administratives en prise sur la région.
En 1992, les services secrets, fer de lance des puissances régnantes, décident d’effacer l’expression du suffrage universel pour déployer durant une dizaine d’années, à partir d’une construction élaborée du terrorisme, une stratégie de nettoyage de populations en les punissant de leur « aventurisme électoral ». Tout a été mis en œuvre, y compris l’art de faire massacrer des populations les unes par les autres, en particulier dans la Mitidja. L’entreprise terroriste de l’armée et des services de sécurité, si elle trouve toujours des défenseurs en dédouanement, protestant par avance de la scientificité de leur démarche(41), n’en donne pas moins des signes de permanence et de renouvellement. Dans un ouvrage qui mérite le détour(42), Noam Chomsky propose une double approche du terrorisme : « Il y a deux moyens d’approcher l’étude du terrorisme. Une approche littérale en prenant le sujet au sérieux, ou une approche propagandiste, en considérant le concept de terrorisme comme une arme à exploiter au service d’un système de pouvoir. Dans un cas comme dans l’autre, la manière de procéder est claire. Si l’on suit l’approche littérale on commence par définir ce qui constitue le terrorisme, puis on cherche des exemples du phénomène…et l’on tente d’en déterminer les causes et les remèdes. L’approche propagandiste impose une méthode différente. On part de la thèse selon laquelle un ennemi officiellement désigné est le responsable du terrorisme. Puis on qualifie de « terroristes » les seuls actes de ce genre qui peuvent être attribués (de manière plausible ou non) à la source requise ; dans le cas contraire, il convient de les ignorer, de les passer sous silence ou encore de les appeler « représailles » ou « légitime défense ». On ne sera pas surpris d’apprendre qu’en règle générale l’approche propagandiste est adoptée par les gouvernements et leurs instruments dans les pays totalitaires. Il est plus intéressant de noter que c’est aussi très largement vrai des médias et des spécialistes de la terreur dans les démocraties industrielles occidentales ».
Reposant sur la terreur depuis 1988, l’Etat algérien ordonne la gestion politique nationale sur cette base, en procédant, soit directement par ses propres services, à la destruction de populations, soit indirectement en la provoquant (abstention cadencée, carences calculées, manœuvres manipulatoires et artifices provocateurs) à partir de groupes islamistes ou réputés tels. La maîtrise des populations, leur domination, exigent depuis une vingtaine d’années le recours à la terreur, directement, par les forces armées et tous leurs gens d’armes, soit sous forme de sous-traitance derrière des apparences de désengagement tactique. Le « koulou Baâdhakoum – entre dévorez-vous » (lancé à Berriane par un officier de gendarmerie), souvent entendu chez des responsables de maintien de l’ordre à l’occasion d’affrontements violents et de batailles rangées, de plus en plus fréquents, illustre cette réalité.
Jusqu’en 1988, la maîtrise des populations s’est abreuvée à un discours nationaliste doublé d’un système de distribution des richesses relativement équilibré grâce aux limites qu’imposent une démographie bien en deçà de ses futures explosions et une captation contenue, (sans doute par un attentisme que dictent les impératifs d’une longue maturation), des ressources par les puissances du régime. Les années quatre-vingt ont libéré toutes les énergies captatrices et cassé toutes les entraves. Les affrontements internes pour la recomposition des espaces et leur appropriation au sein des appareils de l’Etat se déroulent sous les yeux de populations multipliées dans leur nombre et renouvelées dans leurs générations. Le renouvellement l’est aussi dans le regard que ces générations portent sur les procédés d’accaparement des richesses et leurs conséquences pour la multitude, sur le plan social (emploi, habitat, santé). Dès lors, l’Etat de droit, la démocratie, la société civile ne sont rien d’autre qu’un périmètre de protection des féodalités et de promotion pour nantir les plus proches, les plus dociles et structurer en conséquence toutes les instances de commandement et d’administration en réseaux de loyauté. Il leur faut, une fois concédées ces apparences de libéralisation, ruses stratégiques, veiller à contenir la multitude dans un ordre public dont ils bâtissent les instruments, jouissant de l’irréfragable présomption républicaine. Depuis 1988, les confrontations violentes entre populations, sous la responsabilité des forces de sécurité et de l’armée ou, directement, avec ces dernières, n’ont pas cessé. Si ce n’est pas le lieu, ici, d’en faire l’inventaire et la chronologie, il est indéniable que l’ordre revu et mis en place depuis 1988 recouvre bien un type de gouvernement (au sens de domination) par la terreur. Le rôle d’appoint confié à la presse, au pluralisme politique ou associatif, n’y change rien. Au contraire, cela ne fait que conforter les apparences attrayantes de légitimité.
Dans le sens des traditions administratives teintées de militarisme et de filiation policière, le wali de Ghardaïa, Yahia Fahim, s’est écrié, le 16 juin 2008, devant les familles sinistrées :
« La prochaine fois, vous saurez pour qui voter… ». Il ne s’agit là que d’une version adaptée, à échelle réduite, de la vision de l’ordre constitutionnel de 1992. En supposant que les listes RCD-FFS avaient gagné à elles seules, la majorité des sièges, quelle sentence wialyale serait alors tombée sur Berriane ?
Sept cents familles, réduites à squatter des espaces clos, en particulier des écoles, (le wali leur ayant refusé le droit d’installer des tentes dans les rues), ont fui des maisons en proie aux incendies et au pillage. A ces sept cents familles, connues parce que recensées publiquement dans deux écoles (Cheikh Amer et Mouloud Kassim Naït Belkacem) pour la communauté ibadhite, il faut ajouter celles qui appartiennent aux ‘arouchs arabes et celles qui refusent, de part et d’autre, de se déclarer, et qui sont prises en charge par des proches. Prétextant la rentrée scolaire, les autorités administratives, appuyées sur les forces de police et de gendarmerie, chassent les familles des écoles sans que la moindre solution n’ait été préparée et mise au point (installation de chalets par exemple).
Six mois après les premières agressions, incendie et destruction d’habitations, les familles sont toujours la proie du sinistre, livrées à tous les aléas de la précarité, sans d’autre secours que la générosité solidaire de la communauté. Une telle situation, vécue de part et d’autre par les deux communautés, est propice aux rejets et agressions réciproques, car elle entretient les passions, alimente l’incendie, en multiplie les foyers.
La détresse des femmes, jetées hors de leur cercle intime, le harîm, espace sacré, intérieur qu’elles ont rêvé puis bâti, où elles puisaient orgueil, considération et statut social, les dévoile sous un jour ne souffrant plus de retenue, comme si la réserve traditionnelle de la Mozabite ou de l’Arabe devenait synonyme d’une négation de soi. Elles élèvent le conflit en haussant le ton, haranguant des hommes qui, larmes aux yeux, sont en proie aux palpitations émotionnelles, déchirés entre leur pacifisme et la déraison vengeresse. Le temps se conjugue en termes de slogans protecteurs, traçant les limites à toute concession. Il est sillonné d’un balisage comptabilisant mort d’hommes et blessures attentant à la sacralité des corps, des symboles et des espaces(43) : description des moyens et des circonstances ayant administré la mort(44), immortalisation (photos) de la sépulture dans son rituel, désignation solennelle des lieux, théâtre des blessures et de la chute du corps, ornés de l’emblème national(45), appel à la solidarité suprême(46). Chaque signe, chaque mot, chaque silence, révèle alors, en arrière plan, l’étendue du pouvoir d’orchestration, de manœuvres de services spéciaux à l’affût, ajustant les cibles, étalant ou rétrécissant les sièges de confrontation, actionnant tel levier, malmenant sensibilités et désir de justice, pour précipiter la tragédie ou lui imprimer une progressivité planifiée. L’action des services de sécurité varie de la négligence (là où la diligence était de règle) à l’absence de toute manifestation matérielle dissuasive, puis au retour en force en modulant les interventions, de la désinvolture à la neutralité bienveillante, devant des agissements criminels, pour se rabattre sur une brutalité aveugle, en apparence, se saisir et emprisonner pêle-mêle dans les deux communautés(47), coupables et innocents. La dénonciation anonyme rythme la progression des arrestations en répartissant, sur des noms, crimes et délits. Les services de sécurité se composent l’image de justicier derrière la figure de Janus, (le dieu aux deux visages), arbitre et acteur/partie prenante(48). Les rancœurs ressassées à leur égard par les communautés en conflit ne trouvent pas de procédure réparatrice pour la simple raison que cela relève de la nature même du système de domination, lequel ne saurait agir contre lui- même. Dès lors, les blessures alimentent les blessures, certifiant les haines et authentifiant le sentiment d’injustice, sans d’autre recours que celui de la violence.
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Dans un pays ceinturé notoirement par des services de sécurité aguerris, à la puissance d’investigation et de renseignement qui n’a d’égale que l’efficacité dans la prévention, du moins en théorie, on ne saurait faire l’économie de la question suivante : comment est-il possible, compte tenu des précédents affrontements ayant émaillé la vie communautaire dans la région du M’Zab, singulièrement lors de périodes électorales, comme en 1990, de ne pas avoir de dispositif médiateur, de nature à enrayer, pacifiquement, des conflits prévisibles susceptibles de présenter rapidement un haut degré de gravité ? Comment ne pas s’interroger sur la permanence de cette accusation implicite, de dimension nationale, traduite en culpabilité, portée sur la communauté ibadhite, pour ses démarcations et ses différences, à l’égard du Code malikite ?
Compte tenu de ce que l’on sait des événements de Berriane et de la réponse apportée par les services de sécurité, il faut bien convenir que l’ordre algérien ne saurait être saisi sans sa dimension de terreur organisée dans le dessein de s’assurer la soumission des populations en confortant les intérêts qui gouvernent le complexe Etat – société.
Dès lors, tout conflit, tel qu’il est saisi par la presse, n’a de sens que dans sa dimension circonstancielle. Les affrontements et querelles inter-puissances, n’expriment leurs enjeux que partiellement, en occultant, constamment, une partie des acteurs réputés en conflit ainsi que l’objet de celui-ci.
Dans ces querelles de sérail ayant pour objet des engagements contractuels confidentiels, les enjeux, comme les protagonistes, difficiles à cerner, prennent des trajectoires déroutantes pour une « opinion publique » profane, construite par des rédactions initiées. Les revirements et arrangements dont ne sont nullement comptables, à l’égard de cette « opinion publique » – alibi, des acteurs qui entretiennent un semblant d’animation du champ politique, mettent fin au conflit dans le secret des cheminements et des alliances indispensables à la vitalité du système et à sa continuité. Dès cet instant, le conflit est enterré par la presse. Le rôle d’aiguillon du champ politique, qui lui était dévolu, prend fin. Le tapage orchestré jusque-là va passer par le laminoir de l’amnésie, consécutif à une autre orchestration délivrée par des rédactions tenues, comme composante spécifique, aux fins de crédibilité, de contribuer au fonctionnement de l’édifice.
Par les risques qu’il renferme dans son traitement, un conflit mettant à nu le système dans ses profondeurs est plus délicat à traiter et ne peut, dans la logique qui anime les médias, qu’être soit effleuré, soit ignoré. Ainsi, pourrait-on s’expliquer pourquoi Berriane est livré, dans un tête-à tête communautaire, sur des bases exclusivement ethniques et rituelles, aux artisans de la terreur d’Etat.
Pétitionner pour la liberté du culte, la liberté de conscience ou, d’une façon générale, pour les libertés publiques, ne signifie pas sélectionner des objectifs occultés derrière la noblesse présumée d’un tel combat. Il serait temps de prendre la mesure de la liberté du culte et de juger de sa pertinence, sa consécration ou son respect, son ignorance et ses violations selon les agencements propres à la terreur d’Etat.
Berriane, Ghardaïa, Beni Isguen, Guerara, somme toute, la vallée du M’Zab, sont la négation vivante et quotidienne de la liberté de culte, de conscience. Une telle négation est élevée à la dimension normative de pratiques inquisitoriales tendant à banaliser l’agression meurtrière. Le bannissement du rite ibadhite, rite figé, dans la conscience algérienne, comme excroissance hérétique, qui conforte, en semblant les légitimer, répression policière et harcèlement judiciaire, est une manifestation quotidienne de la négation de la liberté du culte, comme des autres libertés. Peut-être est-il temps de rappeler en quoi la négation de l’Ibadhisme est une négation de la nation algérienne, tant il constitue une des composantes la plus lumineuse de son patrimoine. Cela mériterait à coup sûr, au moins, une pétition.
Dans la foulée, peut-être cela contribuerait-il à réveiller les consciences engourdies et restituer sa noblesse à l’art de pétitionner en aspirant à l’heure de vérité : contre le régime normatif de protection bénéficiant aux auteurs de crimes contre l’humanité. Ainsi sera dévoilée, pour en prendre la juste mesure, la constitutionnalisation des crimes de masse.
NOTES
1 Fête religieuse célébrant la naissance du prophète Mohamed.
2 Dans El Watan du 18 mai 2008, p. 1 et 3, qui titre, avec un clin d’œil marqué en direction du terrorisme,
« Berriane plonge dans un climat de terreur » avec en sur titre, « Les affrontements intercommunautaires font deux morts et plus d’une trentaine de blessés ».
3 Elle le fait avec une pointe de regret laissant supposer que les forces de l’ordre, le contraire même du terrorisme, ne devraient pas se placer en situation si inconfortable : « Malheureusement, et de l’avis de tous les notables avec lesquels nous nous sommes entretenus, tout porte à croire que les autorités ont failli à leur mission, en adoptant une position d’observateurs, pour ne pas dire de laxisme …».
4 Voir, à titre d’exemple, le blog « Tout sur l’Algérie ».
5 Hafnaoui Ghoul, « Ce que j’ai vu à Berriane ».
6 « …Le wali de Ghardaïa a passé la nuit au siège de la daïra pour suivre de près l’évolution de la situation. … On ne sait pas quelle est la stratégie adoptée par la cellule de sécurité installée… », H. Ghoul, op. cit.
7 Ce que fait le même Hafnaoui Ghoul : « Ce qui nous a laissés perplexes c’est cette image indescriptible : au moment où le feu s’est propagé dans les maisons dit « hchachna », des youyous éclatèrent depuis l’un des balcons de la cité Boutara », qui est habitée par des Mozabites. L’auteur aurait pu préciser que la réciproque est aussi vraie : maisons mozabites brûlées sous les youyous de femmes arabes.
8 Ce qui est inexact dans la mesure où les uns et les autres comptent en leur sein plusieurs tribus. Voir L’Expression du 17 mai 2008.
9 Il s’agit de K.Nazim qui, manifestement, tient à soigner l’image du wali, El Watan du 23 mars 2008. Le même, signe Kachemade dans Liberté. Dans l’édition du 23 mars d’El Watan, il écrit : « Beaucoup de citoyens se sont rapprochés de nous pour nous reprocher d’avoir accusé les Chaâmbis et les Mozabites de s’affronter. Ce qui est totalement faux, car la communauté chaâmbie n’a aucun ancrage à Berriane et est exempte de tout reproche. Beaucoup de citoyens et de notables nous ont reproché d’avoir fait l’amalgame entre deux communautés et que nous avons été induits en erreur ».
10 Nacer Djabi met l’accent, par ailleurs, et à juste titre, même s’il ne précise pas de quel projet national il s’agit, sur « l’échec » de ce dernier ainsi que sur « l’absence de projet de société », et en admettant que « les partis politiques (ainsi que) les associations ne jouent pas leur rôle régulateur et ne disposent d’aucune influence sur la société… », voir El Watan , 23 mars 2008. Dans la même lignée, voir également l’entretien délivré par Pierre Philippe Rey au même quotidien le 1er juin 2008 et publié dans l’édition du 2 août. L’entretien se caractérise par une simplification manifeste en traitant du sunnisme et du malikisme tels qu’ils se sont fixés aujourd’hui et par référence à la doctrine dominante. L’islamisation du Maghreb « a été marquée par des batailles, alliances, trahisons… » et s’est étalée sur plusieurs siècles (Charles-André Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, tome II, Paris, Payot, p.33 et suiv.). Selon les périodes et les acteurs, l’islamisation a toujours privilégié, tantôt l’aspect guerrier, tantôt l’aspect pacifique.
Le sommet de la simplification tient dans cette célébration/idéalisation des « djemaâs » : « On pourrait, comme l’ont fait de nombreux historiens, expliquer le caractère pacifique de ces missionnaires ibadites par leur origine. Ils sont originaires de tribus du nord de l’Arabie, bien familiarisées à certaines pratiques de gestion démocratique, fortement ressemblant à celles des djemaâs berbères. La gestion des affaires de la cité par les djemaâs leur convenait tellement, qu’ils n’avaient pas hésité à l’inclure comme acte de foi dans leur théologie ». Cette référence récurrente à la « gestion démocratique des djemaâs » n’est qu’un leurre dans la mesure où cela n’a rien d’original car la période historique considérée est celle des assemblées de l’aristocratie tribale ou celle des grandes maisons de la noblesse occidentale dans les cours royales. La référence à la démocratie n’a pas sa place. Toute l’Arabie fonctionnait sur la base de l’aristocratie tribale dans laquelle la référence au lignage fournit les composantes des assemblées. Les assemblées berbères d’hier et d’aujourd’hui n’y échappent pas.
11 L’Expression, 17 mai 2008.
12 « Le Conseil national de la LADDH…a considéré qu’il ne faut pas observer la réalité du balcon mais descendre sur le terrain, remettre les pieds sur terre et regarder les choses en face. Une des routes indiquées pour la délégation était de rencontrer les représentants des deux communautés. Cela supposait de la part de la délégation des connaissances des réalités, de la modestie, d’agir avec prudence, discrétion, discernement et beaucoup de patience ». Il est vrai que cela est assorti de quelques remarques à tonalité ethnologique et historique : « La population de la wilaya de Ghardaïa dont Berriane est une de ses Daïras, dans son ensemble, qui garde le respect des vieilles traditions, des coutumes ancestrales, et l’observance rigoureuse de ses devoirs religieux, est attachée à sa terre qui l’a créée et nourrie, avec l’eau source de vie, elle s’enlise depuis 1990 dans la crise, émet des signaux de détresse, et doute de la capacité du pouvoir à agir. L’esprit de communauté est très développé, mais l’humanisme est aussi fertile. Il ne faut pas oublier les leçons du passé. Ce n’est pas nous qui disposons du passé, pas nous qui le tenons. C’est lui qui nous tient. Le contact entre des cultures, coutumes et traditions différentes est source de tensions. Il faut en parler ouvertement pour les surmonter. Le soubassement tribal de la société algérienne constitue une réalité historique » (p.1 du document du 28 mai 2008 signé LADDH et rédigé probablement compte tenu du style, par Ali-Yahia Abdennour, président d’honneur de la Ligue).
13 « Nous étions choqués, indignés, révoltés devant tant de misère humaine et de détresse. Les mères de famille avaient une notion claire de leur devoir dans toutes ses dimensions. Leur destin était de se dévouer et de servir, et leur intelligence appliquée à l’accomplissement méticuleux des tâches quotidiennes bien remplies et bien accomplies. Elles subissent et surmontent les épreuves avec une vitalité étonnante, et exposent leur calvaire avec émotion et humilité. Elles s’exprimaient dans une langue nationale pure par sa richesse de vocabulaire où s’atteste à chaque mot le contact direct et varié avec les réalités. Elles pesaient leurs mots, mesuraient la gravité de leurs gestes, exprimaient avec dignité et sagesse leur profonde douleur, mêlée de douceur et de bonté. De leurs voix lentes et graves. Chacune d’elles parlait de ses souffrances, de ses douleurs, de son désespoir…Nous avons rencontré des hommes intègres (dans l’autre communauté), dont l’autorité morale relevait d’une conscience remarquable et d’une vie privée exemplaire, en mesure de redresser la situation, de tout mettre en œuvre pour garder des relations de bon voisinage, et agir ensemble pour mettre fin à l’hostilité entre les deux communautés… » (p. 1 et 2 du document).
14 « Le pouvoir local demeure fermé et restera tant que le statut des assemblées locales, reculé d’année en année depuis bientôt dix ans, ne sera pas réformé. La décentralisation ne menace pas l’unité nationale, mais la renforce. Il faut redistribuer les compétences entre l’Etat, les wilayas et les communes. La vraie libération des collectivités locales est dans le transfert des moyens financiers, matériels et humains, pour répondre à leurs besoins. L’attitude du Wali qui est devenu le véhicule de la tyrannie bureaucratique, centralisatrice, doit pousser les maires à se libérer de sa pesante tutelle, et à prendre en main l’avenir des communes ; le maire est un élu et non pas un fonctionnaire… » (p. 3 du document).
15 « Nous condamnons les violations graves, systématiques et généralisées des droits de l’Homme. L’opinion publique qui constitue la forme directe et moderne de l’expression des citoyens, demeure la meilleure conductrice de la volonté générale. Elle doit prendre une position claire dans les événements de Berriane » (p. 3 in fine).
16 L’image du quotidien français Le Monde s’est détériorée dans un enlisement de réseaux d’affairisme financier, doublés de chapelles politiques et de l’édition. En réalité trois mondes qui n’en font qu’un sous le label de puissances en action. Lire, en ce sens, La face cachée du monde. Du contre-pouvoir aux abus de pouvoir, de Pierre Péant et Philippe Cohen, Paris, Mille et une nuits, 2003.
17 Noam Chomsky et Edward Herman, La fabrique de l’opinion publique : la politique économique des médias américains, Paris, Le Serpent à plumes, 2003, p.LII.
18 Article 74 de la Constitution : « La durée du mandat présidentiel est de cinq ans. Le Président de la République est rééligible une seule fois ». Les termes de cet article ont été unanimement salués comme une avancée démocratique. On se demande comment est-ce possible dans un univers qui transpire la tyrannie par tous ses pores. Nul ne s’est interrogé sur la signification de cet article en se rappelant le mode de désignation de fait, du Chef de l’Etat. Le mandat, dans sa durée, doit être apprécié beaucoup plus par le souci préventif détenu par l’aristocratie militaire de veiller au turn-over présidentiel pour en garder la maîtrise.
19 « En gros, nous rencontrons une bonne audience dans le milieu que nous avons ciblé (l’élite intellectuelle, artistes, universitaires, journalistes, écrivains, chercheurs, avocats, etc..)», El Watan du 24 février 2008, et la verve mobilisatrice, en « Une » : « Révision de la Constitution : Les opposants sur le terrain ».
20 Voir la liste des cinquante premiers signataires et le texte de l’Initiative civique pour le respect de la Constitution, El Watan du 17 février 2008. Ce texte
21 D’après El Watan, « Sur le site internet (respecter la constitution) une rubrique « Alerte » est prévue pour recenser toutes les atteintes portées aux signataires de cette pétition… ».
22 Charte pour la paix et la réconciliation nationale, J.O. du 1er octobre 2005, adoptée par 97,36% des suffrages au référendum du 29 septembre 2005, selon les chiffres du ministre de l’Intérieur.
23 Ordonnance 06-01 du 27 février 2006, article 45 : « Aucune poursuite ne peut être engagée à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation de la République algérienne démocratique et populaire.
« Toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente »
Art. 46 : « Est puni d’un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d’une amende de 250000 DA à 500000 DA quiconque par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international.
« Les poursuites sont engagées d’office par le ministère public. En cas de récidive, la peine prévue au présent article est portée au double », J.O. n° 11, du 28 février 2006, p.3-7.
24 « Ceux parmi les rescapés qui arrivent jusqu’aux soldats pour demander de l’aide se voient répondre : nous n’avons pas reçu l’ordre de tirer ». Voir N. Yous, Qui a tué à Bentlha ? Paris, La Découverte, 2000. Dans une critique du livre, El Watan du 30 octobre 2000, Salima Tlemçani arbore ses couleurs d’emblée, dans le « chapeau » : « Trois années à peine après le massacre de Bentalha, un « rescapé », depuis son exil doré de France, porte de graves accusations à l’encontre des Patriotes, des journalistes, des démocrates, des militaires ».
25 Entretien à El Khabar du 8 mars 2008, souligné par nous. S’il est vrai que la peine prononcée doit être attribuée à « d’autres centres de décision en dehors de la justice », il n’en reste pas moins que la question demeure : quels centres ? La présidence ou le gouvernement, pour punir l’adversaire ? Ou quelque service spécialisé dans le maniement des outils d’animation pour fouetter une scène politique en danger d’anémie ? Toujours est-il que l’émoi solidaire se manifeste d’abord dans une « Déclaration contre la condamnation de Chawki Amari et Omar Belhouchet » (portée par une trentaine de signatures dont Louisa Aït Hamou, Daho Djerbal, Ali Bensaâd, Mohammed Hachemaoui, Selma Hellal et Sofiane Hadjadj, Ghania Mouffok…). Ce texte, suivi de messages individuels de soutien publiés intégralement par El Watan, laissera place à « L’Appel pour la tolérance pour le respect des libertés », le 17 mars 2008, avec comme tête de liste Ali-Yahia Abdennour, rejoint ensuite par Mohammed Harbi et ratissant dans ce milieu où le respect des libertés est vu sous le prisme des certitudes opposant les catégories sociales porteuses et bénéficiaires de libertés, sans approches problématiques révélant comment, par grappes, ces défenseurs des libertés servent et se servent dans le camp des auteurs de crimes contre l’humanité. Cet Appel à la tolérance rappelle un précédent, celui de la « Déclaration pour la tolérance », lancé le 25 février 1989, lors de l’adoption de la Constitution de 1989 et qui s’ouvre ainsi : « Notre pays connaît depuis le 23 février 1989 une nouvelle situation politique qui exige de tous le respect des règles démocratiques définies par la Constitution… ». La suite de l’histoire est connue de tous. Voir le texte de la Déclaration dans Algérie-Actualité n° 1224 et 1225, des 31 mars – 5 avril et 6 avril – 12 avril 1989.
26 Tayeb Belghiche, éditorial du 28 janvier 2007.
27 El Watan, du 16-17 mai 2008, p. 4.
28 L’auteur use de l’expression « décret exécutif » au moins trois fois, à tort : « Le 28 décembre 1962, un décret exécutif signé par le chef de l’Etat, Ahmed Ben Bella…Ben Bella, le 3 mai 1965, signe un autre décret exécutif. Ce texte de loi aux antipodes du premier…En 1975, le gouvernement réglemente par décret exécutif… », souligné par nous.
Remarquons que la catégorie « décret exécutif » fait son apparition avec la constitution de 1989 quand furent distingués les domaines réglementaires du président de la République et ceux du Chef du gouvernement, offrant, théoriquement, un degré d’autonomie à ce dernier. Par ailleurs, la confusion entre décret et loi devient courante sous la plume des journalistes d’El Watan, ignorant en cela les principes de séparation entre la loi (qui, en principe exige un vote parlementaire) et le décret (qui est pris en cabinet) et leurs conséquences : la loi servant à encadrer le pouvoir réglementaire en le soumettant à ses prescriptions, comme source de légalité.
Voir, toujours dans ce domaine, la confusion faite entre loi organique (à propos du projet de loi organique sur les finances publiques) et règlement. La journaliste N.B. écrit, après avoir qualifié le projet, de loi organique,… « cet important texte réglementaire » (El Watan, 26 juin 2008). La même N. B, identifie loi à texte réglementaire dans un commentaire sur « la loi d’orientation agricole » (El Watan, 9 juillet 2008).
On devine à quelle constellation de problématiques renvoient ces confusions en matière de droit et de politique. La première d’entre toutes concerne les retombées sur les lecteurs, souvent sollicités comme citoyens.
29 Ce dernier résume la soumission/autonomie ainsi : « …Nous imposerons tribut annuel à chaque ville. Si vous acceptez, vous serez comptés comme nos serviteurs, et notre protection vous couvrira partout, dans vos voyages à travers nos tribus et pendant votre séjour dans nos villes… Nous ne voulons en aucune façon nous mêler de vos affaires intérieures. Vous resterez à cet égard comme par le passé. Ce sera donc à vous de régler, dans vos villes, le mode de perception de la somme que vous devrez verser chaque année au Beylek. Nous ne nous occuperons de vos actes que lorsqu’ils intéresseront la tranquillité générale et les droits de nos nationaux et de nos tribus soumises », Emile Larcher, Convention du 29 avril 1853 entre, d’une part, une députation des sept villes de l’Oued M’Zab et d’autre part, le Gouverneur Général de l’Algérie, Alger, 23 avril 1914. De là à soutenir, comme le fait Larcher que le M’Zab est « un Etat indépendant, soumis seulement à des obligations contractuelles, et notamment d’un tribut vis-à-vis de la France », relève de la fantaisie. Il semble pourtant que cela a marqué, au moins à titre de prétexte, l’encadrement politique et administratif du M’Zab depuis l’indépendance.
30 Larcher, ibid.
31 Les dossiers de l’aménagement du territoire, document du ministère de l’Equipement et de l’Aménagement du territoire, non daté, mais qui remonte probablement à 1995.
32 Décret n°92-289 du 6 juillet 1992, J.O. n° 55, du 19 juillet 1992, p.1237 (et non pas décret n° 92-286 du 8/7/1992 comme l’indique faussement le document du département de Cherif Rahmani).
33 Document du ministère de l’Equipement et de l’Aménagement du territoire, précité, p. 249.
34 Nous prenant à témoin, un groupe de jeunes Mozabites de Berriane résument ce désir d’auto-administration en s’écriant : « Nous ne demandons rien à l’Etat : ni travail, ni logement, ni aide, ni instruction, ni mosquées. Nous avons construit nous mêmes cinq mosquées et nous avons donné un milliard aux Kbars des arouchs (notables arabes) pour la construction d’une mosquée. Nous prenons en charge les mariages groupés ou Djem’â ezzouadj, fêtes durant lesquels sont célébrés, grâce à l’apport de la communauté, des dizaines de mariages le même jour. Nous avons fêté jusqu’à quatre-vingt mariages par jour cette année, et tout Berriane y a participé, sans distinction d’appartenance communautaire». Entretien avec des jeunes de Berriane, 3 juin 2008.
Le sens de l’organisation, l’attention portée aux pratiques solidaires, ajoutés à la maîtrise de l’art urbain, sont confirmées admirablement par l’extension, récente, de la cité de Beni-Isguen. La nouvelle cité, où la finesse, l’élégance et l’harmonie du style architectural distillent des sensations de bien-être, de sérénité et de pureté qui, ajoutées aux effets produits par des espaces verts fleuris, témoigne de la continuité d’une civilisation rayonnante.
35 Entretien avec Hammou Dadi-Addoune, 3 juin 2008 à l’école Mouloud Kassim Naït Belkacem, où il était réfugié avec sa famille, au même titre que deux cents à deux cent cinquante familles regroupées par dizaines dans des salles de classe.
36 Pour le détail, voir, notamment, Algérie-Actualité, n° 1296, du 16-22 août 1990, p. 9 : Berriane, la justice instruit les dossiers.
37 Nacer et Salah Dadi-Addoune, le père et le frère de Hammou. D’après ce dernier, l’auteur des crimes est condamné à cinq ans d’emprisonnement pour « port d’arme et munitions sans autorisation ». Les parties civiles, les enfants de Salah et son frère, Hammou, ne seront pas entendues et ne recevront aucun dédommagement. « J’ai élevé ces enfants qui, tout de même, ont vécu la destruction de leur famille », entretien, 3 juin 2008, à Berriane. Se reporter, également à Algérie-Actualité n° 1292, du 19-25 juillet 1990, p. 9 : « Evènements de Berriane, désenclaver la vérité », et les numéros 1298, du 30 août-5 septembre ; 1300, du 13-19 septembre pour la polémique FIS-RCD. Ces événements ont provoqué la réaction de nombreux partis et sensibilités politiques : El-Ouma, (Benkhedda, Kiouane) ; MDRA, RCD ; L’Alliance Nationale des Démocrates Indépendants, ainsi que des opinions (Lettre ouverte à la conscience algérienne sur « l’hérésie » de l’Islam démocratique, de Aïssa Thaminy ou Le plus grave antécédent depuis 1962, de Djilali Sari), in El Moudjahid, 9, 13-14, 16 et 19 juillet 1990.
38 Pour la plupart, ces populations sont originaires des Hauts Plateaux steppiques : M’sila, Bou-Saäda, Djelfa, ainsi que de Laghouat, Hassi Lafhal, Hassi Bahbah, Hassi Ermal…Dans un entretien à Algérie-Actualité, Cheikh Addoune rappelle qu’ « à Berriane, à l’origine, à côté des Ibadhites vivaient deux tribus malikites. Nous coexistions sans problème, maison contre maison. Ensuite, une autre population est venue se grefferer, originaire de Laghouat, de Delaâ…Comment se fait-il que depuis un millénaire, les Ibadhites et les malikites coexistent ? Dans le pâturage, dans le commerce, l’industrie… ». Entretien recueilli par Malika Abdelaziz, Rencontre avec Cheikh Addoune. Le vieil homme et l’Islam, Algérie-Actualité, n° 1291, du 12-18 juillet 1990, p. 12-13.
39 Hichem Djaït, La grande discorde, Religion et politique dans l’Islam des origines, Paris, Gallimard, 1989, p. 212.
40 Youcef Baslimane, dont l’usine emploie environ 200 salariés ayant fait carrière d’abord à l’imprimerie de l’armée pour devenir ensuite Chef de Daïra à Aflou. Il aurait été sponsorisé par le colonel Mohamed Bouzada, devenu directeur général d’Air-Algérie dans les années quatre-vingt.
41 Ainsi en est-il de cet anthropologue de l’Infitah tous azimuts, qui entreprend, sous couvert d’une étude approfondie de « la violence », de dédouaner les responsables de l’Etat et de l’armée, auteurs reconnus, implicitement, de crimes contre l’humanité par une charte de réconciliation nationale dans le système de protection qu’elle leur accorde. A. Moussaoui, De la violence en Algérie. Les lois du chaos, Alger, Barzakh éditions, 2006, 446 pages.
42 Pirates et empereurs. Le terrorisme international dans le monde contemporain, Paris, Fayard, 2003, p. 247.
43 Echaraf ‘aziz bezzef (l’honneur nous est très cher). Madh’habna bin sennina (nous portons notre rite entre nos dents sans rien céder). Essebt el assouad, (samedi noir) désignant la soirée du 17 mai, où une mère de famille et ses filles, Mozabites, sont agressées dans leur demeure, alors que le père est bloqué à l’extérieur.
44 De ce sexagénaire Mozabite, commerçant réputé pour sa générosité à l’égard de tous.
45 De ce jeune Arabe abattu par un policier Arabe qui, sortant de chez lui, se serait senti menacé.
46 Banderole déployée des hauteurs d’El Madagh et appelant à une ‘Ouhda thalitha (troisième mandat pour A. Bouteflika).
47 C’est ce qui ressort des déclarations des familles de détenus (telle la famille de Ahmed Ouled Daoud, militant de la Ligue de défense des droits de l’homme, emprisonné depuis le 28 mai à huit heures). La détresse des familles est exposée, dans sa nudité, à Ghardaïa, face à la maison d’arrêt, les jours de visite (mercredi, pour les détenus en préventive, le jeudi, pour ceux qui ont déjà été jugés et condamnés). Sous le soleil, les familles (femmes, hommes, enfants, bébés, vieillards) attendent, les paniers à la main, communautés séparées symboliquement par un simple pylône électrique feignant de s’ignorer, unies pourtant dans ce chagrin qui rebondit contre la forteresse qui s’ouvre, momentanément, pour des visites d’un quart d’heure.
48 Nasreddine Hadjaj, président de l’APC de Berriane est vite exclu de la cellule de sécurité de la wilaya. Il est vrai qu’il est bien placé pour souligner le jeu trouble des forces de sécurité qui, dès les premières alertes, le 15 mai 2008, ont mis six heures pour répondre aux avis de détresse de l’APC. A cet égard, la section du RCD de Berriane résume bien le rôle des forces de sécurité : « …Les autorités ont totalement failli à leur mission. Le citoyen est resté perplexe, hébété, et s’interroge aujourd’hui sur le maintien de ces responsables en place, en dépit de l’incapacité, de la subjectivité et de toutes les maladresses commises. S’agirait-il d’un complot…Les arrestations arbitraires et d’arrangement, les agressions morales et physiques, les tortures, le traitement sélectif des détenus, les dépassements flagrants enregistrés dans les rangs des forces de l’ordre…Au lieu d’apaiser et d’atténuer la tension, voilà les responsables en train d’alimenter la haine et de tirer profit de la différence pour attiser le feu…Des opérations de délogement des citoyens de leurs maisons par force, par menaces, continuent d’être vécues devant l’impotence connivente des autorités…La section RCD de Berriane demande la suspension de tous les responsables chargés de la sécurisation des citoyens et des biens de Berriane, la suspension immédiate de leurs fonctions du chef de Daïra de Berriane et du wali de Ghardaïa, l’installation pour une durée illimitée d’unités d’intervention rapide à l’échelle de tous les quartiers chauds… ».